2005 Editions du Champ lacanien, coll. « In Progress »
Cantor, Gôdel et Turing furent à l’origine d’une prodigieuse aventure mathématique d’où sortit une nouvelle science, et avec elle un monde nouveau, dans lequel nos civilisations ont été vertigineusement happées. Démiurges involontaires, et discrets, ils jetèrent les bases d’une ère nouvelle, et tous les fondements logico-mathématiques sur lesquels fonctionnent aujourd’hui nos ordinateurs et Internet. Cependant pour chacun le coût subjectif fut élevé. Cantor démontra que l’essence de la mathématique c’est la liberté, Gôdel établit les impossibilités inhérentes à la liberté du maniement cantorien des symboles, et Turing conçut la machine logique infaillible car incapable d’équivoque et de choix, pourtant pour tous trois l’aventure les conduisit au bord de la folie. Comment la psychanalyse ne serait-elle pas intéressée par les effets de cette révolution scientifique, dont Lacan fit tant de cas, et qui ne laisse aucun sujet indemne. Preuves à l’appui, Gabriel Lombardi démontre ici combien le sujet de la mathématique et le sujet que traite la psychanalyse relèvent de la même logique.
Note de lecture par Nicolas Guérin
L’ouvrage de Gabriel Lombardi est difficile à commenter tant ses qualités sont nombreuses.
L‘écriture (ou plutôt la traduction) est claire et rigoureuse. Les références sont classiques pour certaines, très récentes pour d’autres. L’auteur cerne et définit son objet de recherche, soit le traitement des effets de sujet dans les langages formels, à travers les travaux des grands hommes du XIXéme et du XXéme siècle tels que Cantor, Gödel ou encore Turing. Le choix de ces savants, du fait de leur trouvaille respective mais aussi de leur position subjective, n’est évidemment pas anodin. Et l’auteur s’en explique.
C’est d’ailleurs un des points forts de ce livre que de considérer réellement la psychose autrement que comme un déficit et même au-delà de la psychopathologie Sans idéalisme, le sujet psychotique y est très justement décrit comme à la fois capable du plus extrême assujetissement à la logique d’un discours (celui des mathématiques, par exemple) tout en étant néanmoins porteur d’une liberté qui lui permet de s’affranchir, plus aisément que le névrosé, des figures du savoir déjà là, de la tradition, etc. Il est, de ce fait, plus apte à se confronter, sans médiation, aux impossibilités du symbolique et à participer au renouvellement du savoir, de la science, et du lien social même si c’est parfois au prix de s’exclure radicalement de ce dernier : que l’on se réfère, sur ce point, au suicide de Turing, à la réserve de Cantor à participer aux associations qu’il avait pourtant contribué à mettre sur pied, ou encore à la réticence de Gödel à répondre aux invitations chaleureuses de la communauté scientifique qui lui témoignait par-là de sa reconnaissance.
Cet abord non déficitaire de la psychose vaut donc la peine d’être souligné puisque, il faut bien le dire, il est, encore aujourd’hui, malheureusement beaucoup plus rare que d’aucuns le proclament et l’affichent.
Or, le franchissement du seuil de la psychopathologie se situe précisément dans le mot d’ordre de ce travail qui rappelle que le psychanalyste n’a pas à faire le psychologue avec l’artiste ou le mathématicien en tant qu’il s’agit bien plutôt qu’il se laisse enseigner par eux. C’est en quoi Gabriel Lombardi prend acte que le dire du savant n’est pas à interpréter mais, qu’au contraire, il nous interprète. « Nous », c’est à dire les sujets du lien social du XXIéme siècle qui doit beaucoup à la révolution informatique permise par les travaux de Turing, et qui fait désormais de notre monde un « village planétaire » ; lesquels travaux de Turing n’eurent, à leur tour, pas été permis sans les bouleversements successifs introduits dans les fondements des mathématiques par les démonstrations de Gödel et, avant lui, de Cantor.
L’auteur dénote d’ailleurs pertinemment le dire de chacun de ces savants par un trait qui le singularise : la liberté pour Cantor, la certitude pour Gödel et la machine pour Turing. Cantor est la liberté dans la mesure où l’incroyance qui fonde sa démarche antiphilosophique lui permet de dégager le discours des mathématiques de sa gangue métaphysique et de son lien aux objets physiques de la réalité sensible et à toutes finalités techniques. Gödel, quant à lui, est la certitude qui soutient le caractère indépassable de son argumentation et l’atteinte des impasses définitives et absolues inhérentes au traitement logique des mathématiques. Turing enfin, est dénoté par son invention, soit la machine qui porte son nom et dont le langage de la programmation se fonde sur l’élimination méthodique des effets de sujet.
En somme, en contribuant notamment à rappeler que le sujet n’est pas la subjectivité, que les mathématiques ont un rapport étroit avec le réel (sauf à le confondre avec la réalité) et donc que, pour Lacan, la recherche logique sur les fondements de la mathématique est une exploration logique de la structure de l’Autre, ce livre souligne la pertinence d’un « dialogue » entre la psychanalyse et des disciplines apparemment arides car centrées sur le monde asémantique du symbole, et démontre comment le sujet de la psychanalyse est bien le sujet de la science. Souhaitons que cet ouvrage suscite l’intérêt qu’il mérite, d’autant qu’il rencontre la subjectivité de son époque. Il n’est, en effet, pas exclu que d’autres recherches en ce sens fournissent les éléments indispensables à un débat nécessaire entre la psychanalyse et les sciences cognitives.