Rapport sexuel et rapport des sexes

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2004 Editions Denoël, coll.L’ESPACE ANALYTIQUE

Le rapport sexuel fait l’objet d’une question, lorsqu’il ne fait pas l’objet d’un interdit. La Grèce antique l’instaurait en mystère sacré, imposant un secret, la Chine ancienne prescrivait à l’homme de « retenir sa semence » afin d’atteindre une « béatitude spirituelle ». Quant à la sexologie américaine du XXe siècle, elle décrivait une discordance des réactions sexuelles de l’homme et de la femme. En même temps que l’interdit disparaît, le siècle de la libération sexuelle semble découvrir que les modes de jouissance de l’homme et de la femme ne sont pas complémentaires. Or les discours persistent à énoncer entre l’homme et la femme un rapport complémentaire, de par les rôles sexuels dévolus à chacun. Chaque trait de l’homme y aurait son correspondant inverse chez la femme. Mais ce « rapport » n’est pas véritablement celui de deux sexes, il les inscrit ensemble dans la loi mais ne les unit pas. Il aboutit à exiler l’une des deux jouissances et réduit celle qui reste à être autoérotique. En quoi il se révèle, dans l’évolution actuelle de nos sociétés occidentales, une fiction. Dès lors, est-il possible qu’un discours articule un rapport des jouissances de l’homme et de la femme, et non pas seulement une jouissance masculine à son objet, ou bien est-ce l’impossible qui se révèle de nos jours ? Une jouissance peut-elle exister en supplément pour une femme, au-delà de cette représentation qui la veut objet pour le désir ? Et à quelles conditions ?


Note de lecture par Catherine Joye Bruno

Gisèle Chaboudez nous invite à poursuivre avec elle la réflexion autour du concept de phallus entamée il y a dix ans. Si le souci de l’auteur est de révéler à son lecteur une thèse méconnue de Lacan, il s’agit d’organiser avant tout les avancées de son enseignement et d’en présenter l’actualité au regard de l’évolution du discours sur la jouissance sexuelle et d’en mesurer les conséquences sur le sujet parlant.

L’auteur commence son travail par une présentation des savoirs sexuels, tels qu’ils ont été élaborés par les cultures orientale et occidentale , y repérant très clairement la mutation du phallus en ses formes symbolique et signifiante. Ces discours tenus depuis des millénaires sur ce qui doit régler la jouissance sexuelle de l’homme et de la femme ne se sont jamais basés sur les connaissances humaines qui leur étaient contemporaines.

La découverte freudienne, qui marque notre entrée dans le 2O ème siècle, ne peut leur être référée. Car en somme, le savoir psychanalytique ne prescrit aucune pratique : il expose « ce que l’inconscient dit du sexe » (p.73).

Deux temps marquent l’histoire psychanalytique sur ce point. La première période, freudienne, nous a appris que le phallus est le symbole de ce qui est désiré ou possédé pour les deux sexes, il est symbole pour l’enfant de ce que désire la mère. Suite à la mise en jeu de la fonction paternelle, il se mue en signifiant, établissant un rapport de complémentarité entre les deux sexes fondé sur le manque à avoir.

Jacques Lacan poursuit ce travail entamé par Freud en développant d’une part l’idée que la fonction de l’avoir doit être complétée par celle de l’être, et d’autre part qu’il existerait une jouissance féminine non phallique, qu’il a nommé supplémentaire.

À travers une relecture des séminaires de Lacan, l’auteur offre à son lecteur une présentation claire de ses apports majeurs révélant les moments cruciaux de sa conceptualisation : Ainsi, quand la jouissance féminine est réelle, elle consiste à jouir du partenaire en tant que Autre et non plus en tant qu’objet. Et, si l’homme et la femme subissent une castration dans leur rapport à cette jouissance supplémentaire, celle-là ne les empêche pas de jouir phalliquement. Cependant, le phallus échoue à ce pourquoi il est attendu : au lieu de conjoindre les deux jouissances de l’homme et de la femme, il en assied la béance par cette castration, limite au plaisir des deux partenaires entendue comme soustraction de jouissance. Lacan en assume doctrinalement la conséquence, à savoir la conception nécessaire d’un objet particulier : l’objet a, qui s’illustre dans ce pénis détumescent . L’au-delà de la limite de cette détumescence est l’au-delà d’une jouissance logiquement jamais atteinte. Comme le souligne G. Chaboudez, c’est ici à la limite de cet acte que Lacan voit la réalisation du phallus symbolique, le signifiant phallique représentant par renversement cette castration réelle.De ce repérage, l’auteur tire des conséquences et pose des questions. Tout d’abord, la modification de la fonction paternelle entraîne logiquement une modification des rapports des sexes. L’auteur souligne d’ailleurs avec justesse, que Lacan en avait déjà saisi l’inévitable en parlant dans son enseignement des « Noms du Père ». Effectivement de nos jours, le discours et la loi ne réfèrent plus à la même instance du Père, les trois fonctions qu’il assumait : « de procréateur inscrit par le Nom du Père, de support de la Loi invoqué par la mère et enfin de Jouissance de la mère » (p.88).

Ces trois fonctions du Père sont maintenant très souvent distribuées en des instances différentes, toujours efficaces symboliquement, mais avec des effets nouveaux.

G. Chaboudez n’est pas de ceux qui secouent le chiffon rouge face à la fin de la fonction paternelle. Enseignée par sa pratique d’analyste , elle résiste à l’idéalisation. Elle démontre , ainsi, par la clinique que si la fonction modèle du nom du Père n’est plus universelle, et qu’elle entraîne l’affaiblissement de la castration symbolique, elle n’a pas d’effet sur la castration réelle, car le phallus n’est entamé que sur sa part redevable à la fonction paternelle, dévoilant l’essence de semblant de la castration symbolique.

Nous pouvons alors nous interroger avec l’auteur sur l’impossibilité de la conjonction symbolique des jouissances des deux sexes . Nous la suivrons donc pour dire qu’il existe bien une symbolisation du rapport de l’homme et de la femme, et que la loi sexuelle en est une, mais que cette symbolisation ne touche pas le rapport d’un sexe à l’autre, mais le rapport de chaque sexe à l’autre jouissance rendue possible comme le démontre l’auteur par le phallus comme symbole et non comme signifiant.

Le mode sur lequel une femme répond au défaut de conjonction des jouissances , c’est-à-dire à la castration réelle , ne consiste donc pas à faire comme s’il y avait là rapport, il consiste à tenter d’en élaborer un, qui est rendu possible par l’objet imaginaire attribué à l’homme. Et « l’Union qui s’y découvre en appelle à une Union mythique qui a son modèle dans la relation à la mère »(p.214). Cependant, la jouissance féminine se démarque de celle de la Mère dans la mesure où cette jouissance concerne l’ Autre barré, alors que ce qui fait jouir la mère est l’Autre non manquant qui jouit de l’objet (qui est le sujet). Pour une femme, car il s’agit toujours du particulier et non plus de l’universel, elle est amenée en consentant à la castration réelle au sein de son couple, à donner ce qu’elle est et non ce qu’elle a, car ce qu’elle est justement ce qu’elle n’a pas. Au sein de ce rapport, l’homme est en relation avec les deux termes que représente sa partenaire : l’ Autre et l’objet. Ici, l’objet intervient comme tiers : il permet ainsi de nouer les jouissances des partenaires.

La conséquence en est une proximité peut-être trop intense du désir et de la jouissance de l’Autre, qui se retrouve notamment dans le discours sur le sexe : l’interdit n’y est plus, sauf à y enfler comme dans la déviation pédophilique, et l’angoisse monte.

Si la jouissance phallique est à n’en pas douter le moyen le plus sûr de parer à cette angoisse, la solution plus dangereuse du recours à des modes de jouissances autoérotiques comme les toxicomanies, l’anorexie, la boulimie qui n’ont pas de rapport au phallus, mais seulement à l’objet pulsionnel se déploie dans nos sociétés. Reste que la jouissance phallique est le plus souvent satisfaite ailleurs que dans le rapport à l’homme : notamment l’enfant s’instituant le lien principal d’une vie au détriment du lien conjugal. Ce centrage de l’ investissement se traduit cliniquement par la fréquence de l’hyperactivité infantile, signifiant l’excitation érotique suscitée par le désir maternel. L’expression de la violence adolescente reprend ce schéma mais y exprime aussi un appel à la loi phallique. G. Chaboudez en conclut que l’affaiblissement du Nom du Père , au lieu d’enterrer le phallus, met l’accent sur lui pour supporter le sujet. Pour terminer, nous reprendrons avec l’auteur que si le rapport sexuel basé sur le manque à avoir, n’est qu’une fiction , c’est pourtant dans son au-delà que se repère l’union possible des deux jouissances au sein du couple, et que c’est elle qui ouvre la voie à la jouissance supplémentaire. Pourtant, il n’est pas sûr que l’élaboration de cette jouissance féminine fasse discours nouveau, car ce qui la fonde est justement son caractère hors discours.

Septembre 2006