Texte issu du rapport des ASSISES I sur le savoir du psychanalyste. 2010
Ce texte consacré au savoir du psychanalyste est articulé en trois parties : la première porte sur le statut de ce savoir ; la deuxième expose les thèses marquant les positions inédites élaborées dans l’apjl ; la troisième aborde la situation de ce savoir dans la conjoncture (géographique et historique) actuelle et comporte une prise de parti éventuelle sur telle ou telle question apparue au premier plan. On prendra soin de ne pas considérer ce texte comme exhaustif et définitif, sans pour autant que ses rédacteurs pensent un instant ne pas se vouloir comptables intégralement de son état actuel.
Chez Freud, nous pouvons tenir que le savoir a un statut scientifique, dont le modèle se trouve dans la physique et la physiologie de l’époque (scientisme de Freud) et ne participe pas d’une conception du monde. Ce savoir n’est donc pas philosophique. Il s’origine d’une pratique qui met en jeu une expérience renouvelable à l’identique par n’importe quel sujet, ou d’une hypothèse dont il s’agit de vérifier si elle est vraie ou fausse. Ce statut est celui notamment de la métapsychologie, à ceci près que les concepts de celle-ci sont des fictions inventées par Freud pour rendre intelligibles sa clinique et sa pratique et sont donc des concepts proprement psychanalytiques (ni physiques, ni physiologiques, ni psychologiques malgré les apparences). Cependant, ce modèle est subverti au moins de trois façons : d’une part par la clinique, qui n’est jamais l’application d’un savoir mais sa découverte, et qui se maintient dans la radicale singularité du cas ; d’autre part par les travaux de Freud (sur le rêve ou le mot d’esprit notamment), dans lesquels l’exemple lui-même a valeur de savoir ; enfin et surtout par la découverte inaugurale de « l’ombilic du rêve », qui pose d’emblée la thèse d’un point irréductible à tout savoir. Insistons sur ceci : même si la science était, par hypothèse, complète, ce point lui échapperait. Freud pointe ainsi l’existence d’un refoulement originaire qu’on peut dire, par anticipation, de structure.
Chez Lacan, il faut rappeler en premier lieu (cf. « La science et la vérité ») que le savoir du psychanalyste relève de la causalité matérielle et non de la causalité formelle comme la science, mais ne pas oublier qu’il relève aussi de la logique en tant que science du réel. Cette logique, qui émerge avec les travaux de Frege, Cantor, Russell, Gödel, a pour objectif d’appréhender la contradiction, connue des Anciens (cf. Épiménide le Crétois), non comme un paradoxe mais comme le révélateur d’un impossible, à savoir le recouvrement du réel par le savoir. En ce sens, comme le note Lacan dans « La science et la vérité », la science se définit, à partir de cette logique, comme un échec pour suturer son sujet et éliminer la vérité comme cause. À ce titre, cette logique « fait office d’ombilic du sujet[1] ».
Par ailleurs, dans cet écrit majeur, Lacan caractérise la psychanalyse de réintroduire « dans la considération scientifique le Nom-du-Père », ce qu’il faut entendre comme la prise en compte de l’être générationnel concret de chaque sujet (ce qu’on résume par l’Œdipe), alors que la science se définit d’en faire abstraction. L’impasse est ainsi faite sur le désir qui anime le savant, mais cette impasse n’est pas due directement à l’absence de l’histoire œdipienne du savant, mais au fait que la prise en compte de cette histoire permet de saisir en quoi cette dernière est insuffisante pour prendre la mesure du drame subjectif, qu’il soit celui du savant ou celui de l’analysant. La réintroduction du Nom-du-Père est ainsi ce qui permet de révéler pourquoi ce drame, qui signe l’insubordination de la Chose à l’Autre, est incontournable, même par ce dit Nom. C’est d’ailleurs au fils ou à la fille qu’il incombe de nommer le point où un père est toujours en défaut, ce qui exclut toute théorie générationnelle linéaire selon laquelle la nomination ne jouerait que dans le sens père-enfant.
En second lieu, le savoir du psychanalyste est à situer, en tant que S2, sous le a, dans le discours du psychanalyste. On peut donc le qualifier de savoir à la place de la vérité. Ne faut-il pas alors en déduire que le savoir du psychanalyste est ce qui peut mettre un terme au « mirage de la vérité » ? Ce serait homologuer ce savoir au symptôme lui-même, à condition de considérer que ce savoir sait que sa faille est ce grâce à quoi la vérité ne peut qu’à moitié se dire.
En troisième lieu, il y a dans le séminaire Le savoir du psychanalyste une thèse à extraire, jusqu’à maintenant inaperçue : le savoir du psychanalyste a pour objet la position du psychanalyste, ce qui confère à la passe, censée évaluer cette position, une place de prédilection dans ce savoir. Cette thèse rejoint la définition de la clinique analytique comme ayant pour objet et enjeu de questionner la pratique du psychanalyste.
Enfin, pour conclure sur une remarque sans doute triviale, mais en même tempsdécisive, nul ne peut réfuter le constat selon lequel la pratique d’un psychanalyste, définie comme sa capacité à conduire une cure à sa fin, ne peut se déduire de sa capacité épistémique. Ne cherchons donc pas à le faire et disons seulement que seul l’analysant est en mesure de découvrir, derrière l’impeccabilité apparente des énoncés de son analyste, l’éventuelle objection à son savoir, objection dont les conséquences peuvent aller d’un discrédit global à un désaccord ponctuel à partir duquel il pourra forger son propre savoir. Cette remarque est congruente avec la position ultime de Lacan selon laquelle la psychanalyse est non pas une science, mais une « pratique de bavardage[2] ».
Un certain nombre de propositions, qui ont valeur de thèses, ont été élaborées dans l’apjl. En voici une première recension.
Le statut du symptôme ne masque pas l’inexistence du rapport sexuel, mais au contraire est un marqueur de celle-ci, parce qu’il constitue une soustraction à la volonté de jouissance de l’Autre. Cette volonté de jouissance de l’Autre n’est rien d’autre que la pulsion de mort mise en œuvre par le langage : tu es une chose, sois réduit à un signifié.
On voit que cette injonction suppose que le mot soit considéré non pas dans sa réalité matérielle, mais comme une image mentale. Sans doute, la thèse du symptôme comme masque peut se justifier par le fait qu’il y a un décryptage à faire du symptôme, mais, à s’en tenir à cette proposition, un couvercle est mis sur ce qui prime dans la fonction du symptôme, à savoir que tout du réel n’est pas recouvrable par le symbolique, ce qui impliquerait l’universalisation du réel. Dans la direction de la cure, le symptôme n’est alors appréhendé que dans sa face pathologique et le but de la psychanalyse devient de traquer la jouissance qui l’alimente, l’analyste restant sourd à la raison du symptôme. Or, cette conception non seulement ne s’accorde pas avec ce que nous pouvons apprendre de Lacan, mais diffère de la conception que Freud a forgée du symptôme. Selon Freud, le symptôme a un sens inconscient. On peut en déduire, ce qui a été fait, que ce sens une fois découvert le symptôme n’a plus lieu. Or, avec Lacan, cette perspective se déplace : si la recherche du sens inconscient du symptôme est toujours l’axe de la cure, la finalité est différente puisqu’il s’agit, non de supprimer le symptôme, mais de dévaloriser et de résoudre, par la découverte de ce sens, la jouissance afférente audit symptôme. Le résultat de cette opération est de faire émerger un espace dans lequel le « j’ouïs sens » n’a plus cours. La spécificité de cet espace non métrique fait l’objet de la topologie.
La conception lacanienne de la castration ne se réduit pas à la castration maternelle. Elle implique que le père consente à l’annulation de son phallus pour que la filiation soit inscrite. Par ailleurs, si nous tenons qu’il y a un défaut du père, soit, structuralement, son impuissance à faire de la castration une loi de régulation complète de la jouissance, il revient au fils et à la fille de nommer ce défaut pour que, de cette castration du père, résulte l’émergence de cette marge où aucune castration ne peut faire loi. Ce point est essentiel, parce qu’il permet de distinguer castration de division.
Il y a un irréductible désaccord entre le désir et la loi. Accréditer l’idée d’une harmonie possible entre les deux (c’est-à-dire faire du père symbolique l’agent de la castration) est interdire toute résolution du transfert et rendre l’analyse sans fin. Peut-être à cet égard pourrait-on se demander si le dernier Lacan ne révoque pas la conception paulinienne de la relation entre loi et désir.
Seul le symptôme sait. Cette proposition veut dire qu’il n’y a pas de levée de l’antinomie savoir-sujet. Elle répond à ce que Lacan appelle la destitution du sujet supposé savoir, où le sujet concerné est, en dernière instance, l’analysant.
Le Nom-du-Père n’est pas un cas particulier du sinthome. Le sinthome est dans tous les cas une réponse au défaut structural du père (en topologie le lapsus du nœud), ce qui veut dire qu’un père n’est jamais à la hauteur de la fonction qui serait l’harmonisation du désir et de la loi (cf. les propositions précédentes). Dans le cas de Joyce, le sinthome pallie le Nom-du-Père, à savoir ce qui produit la signification phallique. Faut-il exclure la possibilité d’autres configurations topologiques du sinthome, dans lesquelles celui-ci ne pallierait pas le Nom-du-Père ou n’aurait pas besoin de le pallier ? Cette option est envisageable dans la mesure où il y a lieu de distinguer l’être générationnel du sujet de son être de symptôme. Le premier concerne le mode d’inscription dans la filiation, le second concerne le mode par lequel un sujet (quelle que soit son inscription dans la filiation) se situe par rapport à son symptôme. L’autre option est de tenir que nous n’avons pas affaire à un sinthome en l’absence de palliation du Nom-du-Père (cas de Virginia Woolf ?). Dans tous les cas cependant, l’enjeu d’une cure est de modifier le mode de rapport du sujet au symptôme par un démontage du fantasme qui n’aboutit cependant pas à son abandon, mais, au mieux, à son retournement. Les tout derniers séminaires de Lacan font place à un questionnement assidu de Lacan (aidé par Soury) sur le statut topologique d’un tel retournement, qui n’est pas sans rapport avec le nécessaire dédoublement du symptôme et du symbole, qui traduit l’irréductibilité du premier au second.
Il y a une jouissance phallique dans la psychose, mais pas de signification phallique. Autrement dit, il n’y a pas une jouissance primaire non phallique dont la jouissance phallique serait dérivée. La jouissance désarrimée que l’on constate dans certaines phases du procès psychotique n’est pas la jouissance supplémentaire, qui implique l’accès préalable à la signification phallique, ou une suppléance qui puisse pallier l’absence de la métaphore paternelle. La jouissance désarrimée est phallique, mais, sans l’accès à la signification phallique, elle confronte le sujet à une dispersion et une explosion métonymiques, donc langagières, dans lesquelles l’émergence éventuelle d’une hallucination est un essai de capitonnage directement par le réel, le symbolique étant court-circuité.
Soutenir que le rêve est un « rébus » implique de ne pas réduire son contenu manifeste à la traduction des représentations de mots en représentations de choses. Autrement dit, le rêve, en donnant forme à la jouissance, la rend potentiellement lisible en la faisant passer à l’inconscient. C’est pourquoi l’accomplissement du désir (Wunsch) dans le rêve, résultant de cette transposition signifiante de la jouissance, se suffit à lui-même, rendant obsolète la réalisation, dans la veille, de ce désir. L’idée que le rêve est annonciateur (ou prémonitoire) relève ainsi d’une obédience au fantasme qui fait accroire au sujet qu’il serait satisfait par la réalisation de ce fantasme, alors que cette réalisation n’est rien d’autre que la mort, c’est-à-dire le degré zéro de la jouissance.
Sur le statut de la séparation, découvrir l’objet que l’on est pour l’Autre n’est pas la fin d’une psychanalyse ; il y a même danger à se fixer à cet objet. La fin suppose de se décoller de l’objet a (« désaïfication ») et de passer cet objet à l’analyste. Pour proposer une formule simple : il y a dans une cure un moment de guérison à partir duquel le sujet peut se passer de l’analyste et un moment de subversion du sujet, qui se reconnaît au dire, par l’analysant à son analyste, qu’il est capable de consentir à manquer à son analyste.
Telle est la fin satisfaisante d’une cure, et c’est à partir d’elle qu’une logique collective est effective. Cette logique, esquissée par Lacan dès son article de 1945 sur l’assertion de certitude anticipée, ne se résume pas à un compter sur l’autre, parce que celui-ci, bien que nécessaire, n’est pas objectivable, du fait que les temps des sujets ne sont pas synchrones. L’assertion est donc toujours un pari qu’on peut compter sur l’autre qui exige du sujet une prise de risque sans attendre de savoir si l’autre est au rendez-vous. On insistera bien sûr sur le fait que cette structure est celle du premier acte analytique que commet l’analysant, ce premier acte exigeant qu’il accepte de distancer son analyste, voire de le perdre en route, par un dire sans antécédent.
Sur le statut de la topologie : elle est non pas un modèle mais un moyen, par la monstration et la manipulation, de se libérer de l’équivoque qui caractérise le signifiant. D’où la question : comment l’équivoque est-elle prise en compte dans la topologie, de telle sorte que la topologie ne soit pas le retour à un formalisme ? Première remarque : il est nécessaire, dans l’expérience topologique, de prendre en compte l’acteur, soit la « main » qui coupe, coud, retourne, bref qui opère sur la connexion. Deuxième remarque, dans la topologie à trois dimensions, il est nécessaire, pour construire certains objets, tel le plan projectif, de supposer la possibilité d’un autotraversement des surfaces. Apparemment, cet autotraversement n’est pas considéré comme la caractéristique d’un corps glorieux, qui implique un espace à quatre dimensions. Qu’en est-il exactement ? Troisième remarque, qui rejoint la première, l’intervention de la « main » impose de considérer le procès topologique dans un temps discontinu (et non une durée), fait de séquences successives. Quatrième remarque, il semble bien que la spécificité de la topologie est de promouvoir des objets qui se caractérisent par la combinaison « impossible » de l’unilatère et du bilatère : est-ce par là que l’équivoque fait retour ? Enfin, la topologie n’est-elle pas propre à rendre intelligible ce passage du langagier au parolier ? Le signifiant, n’étant pas jumelé à un effet de signifié obligatoire, franchit de multiples façons la barre de résistance à la signification en profitant du fait que le sémantique, lui, est glorieux, c’est-à-dire n’oppose pas une matérialité au changement.
N’y a-t-il pas toujours un point de forclusion, y compris dans la névrose ? Là encore, il est souhaitable de comparer la réponse de Freud, qui affirme la présence d’un tel point, au moins dans le cas de l’Homme aux loups, avec ce qui peut être extrait de l’enseignement de Lacan. Ainsi, dans la leçon du 12 mai 1965(Problèmes cruciaux pour la psychanalyse), Lacan énonce : « Ce que veut dire l’inconscient, c’est que le sujet refuse un certain point de savoir, c’est que le sujet se désigne de faire exprès de ne pas savoir, c’est que le sujet s’institue – ceci est le pas où l’articulation freudienne s’enrichit de ce que je dessine en marge concernant le rapport du sujet au signifiant – c’est que le sujet s’institue d’un signifiant rejeté, verworfen, d’un signifiant dont on ne veut rien savoir. » Si c’est le cas, il faudrait alors se demander si cet échouage, ponctuel, de la castration n’est pas la condition pour que soit forée, pour un sujet, l’issue du pas-tout. Par ailleurs, toujours à tenir cette conception pour valide, on peut alors constater que la différence entre névrose et psychose est non pas l’absence de forclusion dans la première, mais le fait que la forclusion n’y porte pas sur le Nom-du-Père.
Concernant l’amour, il y a lieu de se demander si, l’amour pour le père s’adressant à lui comme agent de la castration, l’amour pour la mère ne résulterait pas, dans un temps second, d’un écart préalable de la passion de l’enfant pour sa mère, écart qui, en tout cas pour le garçon, se présentifierait dans l’amour pour une « étrangère ». Cet écart impliquerait un vœu de mort de l’enfant à l’encontre de sa mère, peut-être dérivé du constat qu’elle ne peut le castrer. Ainsi, la mort serait au fondement de l’amour qu’il pourrait ensuite éprouver enfin pour elle, à la place de sa passion initiale, et qui n’empiéterait pas, de manière rédhibitoire, sur l’amour pour une étrangère.
Rédigé par Pierre Bruno.
Il n’y a pas de civilisation sans refoulement, puisque le refoulement est non pas le fait d’une répression sociale, mais le fait incontournable du langage : quand je parle, je ne peux rien dire sur le je qui parle. Cette logique rend compte de la civilisation. D’une part, celle-ci est inventée par l’humain comme mode de traitement de sa précarité : malgré l’être qu’il reçoit de l’Autre, il naît abandonné à son existence, se découvrant mortel, angoissé, désirant et affecté d’une limite à savoir (l’inconscient, le refoulement originaire) incurable. D’autre part, une civilisation, par l’intermédiaire des parlants qui l’habitent, participe des conditions de transmission des éléments de la structure nécessaire au sujet pour s’y loger en se réalisant et en la rénovant. La matrice des discours, telle que le discours du maître la récapitule en tant que discours de l’inconscient, solidarise la structure du sujet et le lien social. Si le sujet n’habite qu’un (des) discours (qui trament la civilisation) qu’au prix du refoulement, alors « l’inconscient, c’est la politique ».
Quelles que soient les époques, la structure du sujet ne change pas – déclinée seulement par les théories qui en rendent compte. Les savoirs font une inégale place au trou du sujet. Il a fallu que les humains poussent leurs capacités créatrices jusqu’à l’invention de la science moderne pour que soit disqualifiée la prétention universelle des réponses ontologiques et que soit produit le sujet de la science – à la fois celui qui la fabrique et celui que son discours s’efforce, en vain, de suturer (cf. le point 1 ci-dessus). Celui-là n’a pas cessé de s’interroger sur le sens de sa présence au monde, hystériquement affecté par l’échec redoublé de la science à en répondre. C’est le génie de Freud d’avoir su être disponible pour inventer à son tour le dispositif qui permette à l’analysant de s’expliquer avec ce qui – de « lui » – met tout savoir en échec ; d’avoir permis de l’extraire, avec le symptôme, comme le « radical de sa singularité ».
Le sujet se situe d’un rapport au savoir. L’idéalisation du pouvoir de la science tend à rejeter le Nom-du-Père de sa considération : le pouvoir (de la démonstration incontestable) est antinomique avec l’autorité, qui repose sur le consentement de chacun (sans même s’attarder sur la réduction de la paternité à une condition de la reproduction du vivant). Promettant de guérir le sujet de son manque, la science naturalise le désir. A contrario des civilisations antérieures, la civilisation capitaliste restitue et justifie une précarité sociale et individuelle – constituant sans doute le premier cas dans l’histoire d’une civilisation qui se retourne contre elle-même.
Certes, le sujet reçoit toujours sa structure du langage, tel qu’il en a l’héritage etqu’il y consent. Ses symptômes témoignent d’ailleurs de la protestation logique contre l’anthropologie (idéologique) avec laquelle il est invité à se penser. Se peut-il que la mutation du savoir, avec la domination de la technoscience et des systèmes de communication, l’idéologie anthropologique (machinique, « ingénériale », biopolitique), demeure sans effet sur nos contemporains qui se laisseraient suggestionner ? Le fait que la référence psychanalytique soit, dans les documents officiels, diluée dans les psychothérapies diverses ou dans des psychologies mieux adaptées au néolibéralisme ne prive-t-il pas les sujets de l’appui fourni par leur position subjective ? N’est-ce pas là ce qu’il conviendrait d’examiner face à toutes les propositions de « nouvelle économie psychique », de nouveaux sujets, de nouveaux symptômes et même de « nouvelle humanité » (!) ?
À titre d’exemple susceptible d’incarner l’idéologie scientiste ambiante, mentionnons le projet de l’Institut pour la Singularité (sic). Le big bang constitue la singularité physique de référence : une configuration hautement improbable a permis la naissance d’un nouvel univers, le nôtre, et d’une nouvelle physique. L’institut en question, auquel Google contribue, se propose de traduire tous les éléments de cet univers dans un langage compatible avec le « tout communicationnel ». Cette configuration devrait à son tour constituer une nouvelle singularité, celle dont est attendue une mutation des hommes, convertis en autant de systèmes de traitement de l’information. La machine pourrait alors prendre le relais de l’humanité, débarrassée de ce qui relève du non-universalisable de chaque parlêtre (parole, sexualité, corps, inconscient, et pour tout dire symptôme).
Il se pourrait bien alors que, loin d’avoir à transformer la psychanalyse en une nouvelle science sociale, les psychanalystes aient à réintroduire, dans le lien social moderne, la considération du père – comme Lacan leur en faisait un devoir dans le champ de la science (cf. point 1). Il ne s’agit pas de nostalgie du patriarcat ou de restauration d’une idéologie pétainiste bien sûr, mais de la fonction à partir de laquelle un sujet assume le nom où loger sa filiation et s’inscrit dans les conséquences de cette nomination. Cette inscription cependant opère à rebours du temps : une génération n’est pas instituée (seulement) par celle qui précède, mais par celle qui suit (cf. le point 2). Un père doit consentir à sa nomination par l’enfant, nomination qui le frappe de castration. Telle est la condition pour que le fils ou la fille prenne sur lui (elle) le résultat de l’opération : la responsabilité de sa position, de son acte et, à son tour, de la transmission de ce par quoi l’humain s’humanise. Or l’idéologie scientiste conteste l’autorité, lui substituant la prétention d’un déterminisme absolu qui aurait déjà écrit le futur. La multiplication des abus de pouvoir – par exemple pour imposer telle politique sécuritaire – démontre in vivo l’absence du prétendu déterminisme.
Le psychanalyste est-il le dernier à incarner (faire semblant de) le réel à partirduquel il est possible de nommer le symbolique ? C’est pourquoi nul ne peut nommer quelqu’un psychanalyste. À la fin de la cure, il s’avère qu’il y a eu « du » psychanalyste.
Le monde d’aujourd’hui recourt à la psychothérapie, l’héritage du pouvoir des mots initialement abandonné aux dieux par les hommes jusqu’à l’avènement de la science moderne. Mais ce retour ante Lumières est paradoxalement adapté à la réparation de l’homme-machine, dont la conception est réhabilitée par l’anthropologie capitaliste. Non seulement la psychanalyse est née de rompre avec la psychothérapie (suggestion et hypnose), mais, accouchant le sujet de ce qui fait le réel de sa singularité, intraitable par les mots, elle le guérit de la psychothérapie et constitue par là aussi une sortie du capitalisme : le symptôme contre la massification… Force est de constater que la façon de répondre aux questions qui viennent du social soit dissout la psychanalyse dans la nostalgie d’une période révolue, soit en fait littéralement une « ennemie de la civilisation ». Freud précise que cette « ennemie de la civilisation […] devrait être bannie comme danger public[3] ».
Cette formule freudienne n’est pas sans évoquer celle dont Lacan qualifie la « civilisation nazie » : « ennemie du genre humain ». Le chiasme entre les deux propositions (« la psychanalyse ennemie de la civilisation », les nazis précurseurs des « ennemis du genre humain ») mériterait d’être éclairé. En tout cas, la psychanalyse, loin de se constituer comme un élément culturel, voire une mode, mobiliserait ce qu’aucune civilisation ne pourra jamais métaboliser et pourrait pousser ainsi toute civilisation hors d’elle-même, pour se renouveler.
Dans tous les cas, un débat est actuellement ouvert avec des philosophes, des sociologues, des juristes, des économistes, des politiques, des citoyens (et bien entendu entre psychanalystes) : il convient de ne pas rater un rendez-vous qui pourrait constituer une occasion unique d’insuffler dans la chose politique le savoir du psychanalyste.
Rédigé par Marie-Jean Sauret.
Notes
[*]Texte rédigé par Pierre Bruno et Marie-Jean Sauret). Comme il est noté dans le liminaire, de nombreux membres de l’apjl ont participé au débat qui a conduit à la finalisation de ce texte. Pour celui-ci spécialement, il faut noter les interventions de Jacques Marblé, Jacques Podlejski et Marie-Claire Terrier.
[1]J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 861.
[2]J. Lacan, Le moment de conclure, séminaire inédit, leçon du 15 novembre 1977.
[3]S. Freud, « Résistances à la psychanalyse », dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, puf, 1995, p. 132.