Assise I sur le savoir du psychanalyste : la passe. 2010

Texte issu du rapport des ASSISES I sur le savoir du psychanalyste: la passe. 2011.

« C’est à la mesure du point d’acte qu’il atteint dans le symbolique, que se démontre le réel. »

 « Liminaire », dans Autres écrits, Paris,… [1] 

Ce travail a pour objectif de proposer quelques questions pour favoriser le débat lors des Assises. Nous aurions souhaité, dans ce rapport, faire état en les interrogeant des nombreuses interventions de Lacan sur la passe, des débats avec ses élèves, des étapes intermédiaires auxquelles certains d’entre nous ont participé, jusqu’à l’actuel de la passe à l’Association de psychanalyse Jacques Lacan (apjl). Cependant, nous sommes contraintes à notre mission de présenter un prérapport succinct, lisible par tous, qui a pour simple ambition d’initier un débat pour vérifier ce que nous avons fait de la passe de Lacan, et plus particulièrement son évolution, puisque c’est une expérience toujours en cours d’élaboration[2]  .

Nous aurons aussi à vérifier ce que les nominations ont produit à l’apjl. C’est de notre responsabilité de nous pencher sur les effets collectifs de la passe puisque la proposition de 1967 a trouvé son assise à partir de la critique de ce qu’étaient devenus les psychanalystes en 1956. Il convient de préciser que la fondation de l’apjl, issue de la position de ses fondateurs, et de ceux et celles qui s’y sont inscrits, est liée aux enjeux de la passe. La psychanalyse ne peut se passer de la passe, puisque c’est ce moment de passage qui fondera, pour l’analyste en devenir, l’acte analytique. Le pari de l’apjl est de faire école, et nous posons qu’il n’y a pas de faire école possible sans la passe. La nomination, c’est la position de l’apjl, porte sur ce passage, puisque c’est de cet acte fondateur que dépendra la survie de la psychanalyse.

La passe pour lacan (1967-1979)

En 1964, alors que Lacan fait le pas de fonder l’École freudienne de Paris, dès la fin du Séminaire XI, il trace ce qu’est une analyse et où elle doit mener. Il a l’idée qu’une fois que l’analysant s’est repéré par rapport à l’objet petit a, le fantasme fondamental devient la pulsion. De là, il interroge ce que devient celui qui estpassé par ce rapport opaque à l’origine de la pulsion. Il avance que c’est un au-delà de l’analyse qui n’a jamais été encore abordé. Le 9 octobre 1967, il propose aux analystes de l’efp un dispositif nouveau nommé la passe, qui permet de vérifier si la décision de l’analyste qui s’autorise de lui-même et de quelques autres « est fondé[e] dans sa cure [3]   Une réflexion sur l’expérience de la passe à l’apjl impose au préalable d’examiner le contexte de son invention.

Quelques textes anticipent et préparent cette invention ; nous ne citerons, ici, que deux éléments. D’abord son texte sur la situation de la psychanalyse en 1956, texte impertinent et juste, adressé à « quelques-uns » et à « d’autres[4]  », qui est un préalable à sa proposition[5]  de 1967 « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste… [6] . Ce texte est une sorte d’instantané de ce que sont devenues les communautés d’analystes, l’ipa et la sfp, depuis la mort de Freud. Cependant, au-delà de son style satirique, les choses sont sérieuses puisque Lacan interroge avant tout la psychanalyse pour vérifier ce que son propre dévoiement a produit chez les psychanalystes. Il souhaite rendre compte de « la situation réelle et de la formation donnée[7] ». Le second élément, préalable à sa proposition, concerne l’acte, « l’immixtion de l’acte, étant, dit-il, un préalable à ma proposition[8]  J. Lacan,  ». Ces deux éléments nous donnent la portée de sa proposition : l’intension, avec l’acte qui produit un psychanalyste, et l’extension, avec la portée collective pour les psychanalystes et les modalités de leurs associations[9]  Ces quelques pages de 1956 donnent la mesure de ce qui préoccupait déjà Lacan : on y vérifie ainsi que la psychanalyse et les psychanalystes sont sur la sellette. Lacan proposait déjà à cette date un retour vers les cures parce que « pour savoir ce qu’est le transfert, il faut savoir ce qui se passe dans l’analyse[10]  . C’est ce retour vers les cures et ce qu’elles nous enseignent que Lacan inaugure avec la passe.

L’invention de ce dispositif comporte deux axes desquels Lacan ne déviera pas. Le premier pour isoler ce qu’il en est du discours analytique et le second sur l’effet attendu des cures sur les sociétés analytiques. En proposant que le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même, cette donnée intangible puisque homogène à ce qui est obtenu d’une analyse fait de la mutation de l’analysant à l’analyste le prototype de l’acte analytique[11]  Lacan s’intéresse à ce passage parce que c’est là que l’on peut saisir l’acte, quand se produit, même si l’acte ne se juge qu’à partir de ses suites, ce moment dont l’analysant doit pouvoir rendre compte. En recentrant la transmission de la psychanalyse sur la cure, la proposition visait une reprise féconde pour la psychanalyse qui glissait alors vers l’egopsychologie, ce qui la réduisait à une psychothérapie.

Envisager les soubassements qui ont conduit Lacan à son invention ne dédouane pas de repérer ce qui a été, en 1967, le déclencheur de cette petite révolution, que Lacan appelait « une petite réforme ». L’urgence qui l’a conduit, en 1967, à proposer à ceux de son école qui le souhaitaient cette procédure hors du commun tient à la situation de l’efp, fondée trois ans plus tôt. Les objectifs de l’efp étaient de promouvoir le progrès de la psychanalyse et d’assurer la formation des psychanalystes. Or cette nouvelle expérience institutionnelle, qui n’avait que trois ans, avait déjà produit, c’est lisible dans tous les textes de cette époque, des effets de groupe qui prenaient le pas sur la psychanalyse et à terme risquaient d’entraîner une fragmentation de l’efp [12] . À la fin de l’année 1967, une cascade de textes, de propositions et de créations vont dans le sens d’opérer un virage. La création de Scilicet[ 13] , la proposition du 9 octobre, suivie le 6 décembre de son « Discours à l’efp [14]   », puis le 14 décembre 1967, à Naples, « La méprise du sujet supposé savoir[15]  , et le lendemain, le 15 décembre 1967 à Rome, « La psychanalyse. Raison d’un échec[16]   », ces textes font tous résonner une position décidée de Lacan, non seulement pour fonder le statut de la psychanalyse, en lui procurant « une considération scientifique », mais aussi pour vérifier si un autre mode de recrutement « hors des lois de la concurrence » (titres et travaux) aurait quelques conséquences sur les effets de groupe.

Entendons par recrutement le fait de s’associer avec ceux dont on pense qu’ils participeront au renouvellement de la psychanalyse. Lacan propose donc un recrutement sur l’acte, c’est-à-dire sur la façon dont l’inconscient se réalise[17]   Si cela nous semble d’une logique implacable, pourquoi la proposition de 1967 a-t-elle soulevé tant de refus ? On peut considérer que le scandale tenait au fait que Lacan mettait des non-analystes, mais analysés, « au contrôle de ce qui résulte de l’acte analytique ». C’était en somme un « remède de cheval [18]  » pour traiter narcissisme et infatuation. Mais, au-delà de cet aspect non négligeable, la passe vise le cœur même de la cure et le lien que le sujet entretient avec le discours analytique.

Lacan a insisté sur sa prudence, sa discrétion et son discernement[19]  à propos du contenu de sa proposition ainsi que des conditions de son acceptation. Ce qu’il propose nous paraît maintenant homogène à la fin de l’analyse ; c’est, il a pu le dire lui-même, « une épreuve d’exigence logique ». Sans doute n’en sommes-nous pas au même point qu’alors, et c’est la preuve que nous avons obtenu certaines avancées et certains éclaircissements de l’enseignement de Lacan, tout autant que l’avancée de la portée des cures. La proposition et le discours à l’efp commencent par le souci de fonder une école[20]   « Il va s’agir de structures assurées dans la psychanalyse et de garantir leur effectuation chez le psychanalyste[21]  » Les structures assurées sont celles qui ont quelques chances d’assurer l’avenir de la psychanalyse. Lacan dit : dans la psychanalyse et non pour la psychanalyse, sans doute s’agit-il de nous occuper d’abord de ce qui se passe dans la cure, si nous voulons dans un second temps assurer l’avenir de la psychanalyse en extension.

La transmission ne viendra pas de la hiérarchie, les ame, ceux qui sont reconnus, faisant bien souvent stagner le savoir, mais elle a plus de chance de venir de l’expérience de ceux que Lacan a appelés le gradus. Il veut séparer les didacticiens, auxquels tout le monde suppose le savoir, de ceux qui viennent de sortir de la cure, tout frais, jeunes poussins sortis de l’œuf, encore dans l’acte de ce passage, parce que nous avons peut-être des chances de les entendre dire quelque chose de neuf, « un dit autre ». Un savoir qui se dépose à la façon de l’analysant a des chances de faire résonner le plus singulier qui tient au réel, hors des doctrines en cours. Lacan attend en premier lieu de ces témoignages un éclaircissement sur le passage de l’analysant à l’analyste. Qu’est-ce qui a décidé l’analysant à effectuer ce passage ? C’est un moment de discontinuité radicale qui risque d’être recouvert par l’amnésie de ce qui a fondé cet acte – nous savons par expérience que c’est ce qui fera le lit du démenti. Le raccord qui soude les deux bords de cette discontinuité : analysant l’instant d’avant et analyste, produit de l’acte, l’instant d’après, n’est pas lisible dans l’instant même de ce passage puisque le sujet n’y est pas, par contre il « saisit » l’analysant dès sa sortie. À partir de là, soit l’analysant referme les yeux et une grande partie de ce qui a été acquis est perdu[ 22] , soit il transmet le relais d’abord dans la passe, puis en tant qu’analyste, mais pas seulement.

Empruntons une fois de plus à Lacan cet énoncé que nous aimons beaucoup à l’apjl, quand il parle de la terminaison d’une analyse comme ce moment où « la satisfaction du sujet se trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun [23]  », pour saisir qu’un analysant peut décider de ne pas occuper cette place tout en constatant que le fait d’être dans le discours analytique a des effets ailleurs, et pour d’autres, hors de la cure. Cette saisie soudaine d’un désir sans objet, ou « sans demande », est la conséquence d’un franchissement du savoir, d’une désupposition du savoir à l’analyste quand l’analysant s’aperçoit que « seul le symptôme sait ce qu’il est » et qu’il n’y a pas de sujet du savoir. C’est une nécessité pour s’affranchir du transfert. « Ainsi le désir du psychanalyste est-il ce lieu dont on est hors sans y penser, mais où se retrouver, c’est en être sorti pour de bon, soit cette sortie ne l’avoir prise que comme entrée, encore n’est-ce pas n’importe laquelle puisque c’est la voie du psychanalysant[24]  » L’acte en soi se manifeste par une discontinuité, mais on ne pourra parler d’acte qu’à partir des suites, la demande de passe ou le fait de consentir à recevoir des demandes d’analyse ou encore de commencer à transmettre. Le désir de l’analyste n’est ni le désir d’être analyste, ni celui d’en faire une profession. C’est un désir qui nécessite la résolution de la névrose, pour que l’analysant se retrouve dans son symptôme et puisse ainsi « admettre celui de l’autre[25]   ».

En 1973, dans son intervention sur la passe à la Grande-Motte, puis en 1974, dans « La lettre aux Italiens », Lacan opère une sorte de virage qui tient, on peut le penser, à l’expérience concrète de six ans de témoignage. Il insiste non plus sur la formation des analystes mais sur la transmission de l’expérience par la passe. Il précise qu’il a parlé de « formations de l’inconscient » : « […] je n’ai pas parlé de formation analytique ». L’analyse est une expérience, voire une aventure, qui enseigne au sujet ce qu’il est. Au regard des termes de la proposition de Lacan : destitution subjective, déchoir de son fantasme, desêtre de l’analyste, on trouve en 1974 invention de savoir, horreur de savoir, rebut de l’humanité, savoir dans le réel[26]  .

Reste sa déception sur le témoignage de ce passage, qu’il exprime à Deauville en 1978, après dix ans d’expérience de la passe, quand il insiste sur la question « de ce qui peut passer dans la tête de quelqu’un pour qu’il puisse s’autoriser d’être analyste ». Il précise qu’il n’a eu aucun témoignage de la façon dont cela se produit. Le désir de l’analyste dans le témoignage fait toujours l’objet d’un débat. Bien que les analysants sachent que c’est ce dont il s’agit de témoigner, très peu s’y engagent. Plusieurs hypothèses peuvent être discutées. Soit ce passage n’est pas forcément lisible en première intention parce que le passant n’a pas encore pu le décrypter, et c’est au cartel de l’extraire. On peut alors se demander ce qui le pousse à demander la passe, sinon à poser que l’insu n’est pas strictement équivalent au non-aperçu. Quelque chose sait sans que ça se sache. C’est la dimension du savoir sans sujet, qui est la définition même du savoir de l’inconscient. Soit parce que le passant n’a pas le point de perspective de la conclusion de son analyse[27] pour voir les plans de sa névrose, ce qui permettrait de repérer l’intimité entre le désir et l’acte.

Lacan évoluera, nous l’avons dit, avec l’expérience de sa procédure. Cependant, jusqu’au bout, le centre de gravité de la passe restera ce passage et la transmission de ce désir. « La passe permet en effet à quelqu’un qui pense qu’il peut être analyste, […] de communiquer ce qui l’a fait se décider, ce qui l’a fait s’autoriser ainsi[28]   » S’il taxe cet acte de risque fou, il s’agit de saisir que cette folie porte sur le fait de « devenir cet objet ». Ce risque tient non pas à un risque imaginaire, mais au fait de supporter d’être en place de semblant d’objet a, puisque c’est ainsi que l’acte analytique a quelques chances de viser au cœur de l’être.

Avant d’aborder la passe à l’apjl, ne ratons pas le terme de rebut que Lacan reprend à plusieurs reprises à partir de 1974, comme s’il prenait la relève de l’expression « désêtre de l’analyste » présente en 1967 dans sa proposition. C’est l’expérience de la pratique de l’analyse qui nous en fait saisir toute la portée. Si l’analyste a cerné la cause de sa propre horreur de savoir, il sait être un rebut. Lacan précise que cela ne suffit pas, cette rencontre doit le porter à l’enthousiasme, sans doute parce qu’on ne peut en avoir idée qu’en touchant au réel et c’est ce savoir nouveau qui porte à une sorte de « joie spacieuse ». Pour terminer, précisons les conditions de repérage entre la passe et la conclusion de l’analyse : si le passage à l’analyste tient à la résolution de la névrose de transfert[29] , la résolution du transfert, quant à elle, est solidaire de la conclusion de la cure. Le fait de passer de l’impuissance à l’impossibilité logique, qui incarne le réel, permet à l’analyse de se précipiter dans une conclusion.

La passe à l’apjl (2001-2009)

 

Après cette mise en perspective de l’invention de la passe et de ses fondements, qu’avons-nous appris de ces huit années d’expérience et quelles sont les questions au travail ? Nous pouvons affirmer sans prétention qu’un des soucis de l’Association de psychanalyse Jacques Lacan, dès sa fondation, a été de laisser toutes ses chances à l’expérience de la passe. Sans préjuger d’une quelconque réussite ou d’un ratage, nous pouvons dire aujourd’hui que la passe est en place dans l’association : le nombre de demandes de passe est significatif, les nominations, par leur impact, par l’effet de surprise, par l’événement et la satisfaction austère qu’elles ont produits dans l’association, montrent à quel point non seulement la passe est accessible mais de quelle façon la simplicité sérieuse de la mise en place du dispositif, une mise en place non surmoïque, permet de se sentir concerné pour s’offrir et offrir aux autres l’expérience.

Quarante ans après la mise en œuvre effective de la procédure de la passe, n’oublions pas les mots de Lacan : « Ce que je voudrais vous dire c’est ceci : c’est que l’expérience de la passe est une expérience en cours[30] . » Que l’expérience de la passe soit encore en cours veut dire que nous y sommes encore à attendre de cette expérience, et ce qui est particulièrement encourageant est le fait que nous nous mettons à attendre à plusieurs, de nos lieux différents, de nos parcours différents. Avec la passe, nous disposons d’une forme d’expérience commune, ou du moins pouvant être partagée, apte à servir de pierre de touche pour susciter un vrai débat, malheureusement parfois absent ou masqué par des intérêts sectaires dans certains groupes analytiques. Sans l’expérience de la passe, il n’y a aucun moyen d’éclairer « le risque fou » de ce passage à l’analyste, en tant que celui-ci relève de cette offre à entrer dans le discours analytique, qui fait pièce et objection à tout autre. Le sens de la passe, nous y avons maintenant amplement insisté, est de témoigner de cet éclair qu’est le passage. Accorder à la passe cette place implique une certaine conception de la clinique psychanalytique et de sa transmission. Le désir de l’analyste ne peut pas se réduire à une finalité thérapeutique, le risque pris du savoir, l’articulation de la vérité et du savoir, la raison pour laquelle un sujet s’est adressé à la psychanalyse trouvent dans la passe une réponse au-delà de tout contenu et de toute garantie. Cette expérience conduit au gain de l’acte et ne réduit pas le parcours singulier du sujet à un savoir préétabli. Le fait que l’analyste du passant soit mis hors de la procédure permet de saisir d’emblée, dans l’enjeu de la passe, la mutation transférentielle que l’expérience exige et qui met à l’horizon le savoir que chacun est invité à renouveler. C’est en sachant un peu plus ce qu’on appelle « désir du psychanalyste » que le nouage entre l’intension et l’extension de la psychanalyse pourra être réinterrogé.

Pour mesurer d’entrée ce que la passe met en place, évoquons deux points préliminaires dégagés de notre expérience de la passe à l’apjl, qui nous permettent de saisir que le désir va bien au-delà de l’empan d’une cure.

Un premier préliminaire : l’éthique du témoignage

Il s’agit d’une clinique du dire de l’analysant qui témoigne de ce qu’a été son analyse, de la façon dont elle a opéré une modification radicale de sa position dans l’existence. Cette clinique oppose l’acte éthique de témoigner à la construction du cas par l’analyste. La passe ouvre un espace pour que chacun puisse « y mettre du sien », dire « ce qui l’a fait se décider et s’engager dans un discours », faire « un pas de plus », « y aller » pour rendre compte de ce savoir si particulier : savoir sur l’acte, transmission en acte de l’advenue du désir du psychanalyste, qu’il se concrétise ou non par la décision de le devenir. C’est dans ce sens que la passe continue à « ouvrir le champ de l’expérience de ce qui est la psychanalyse », à agrandir les ressources du savoir. L’analyste ne peut « s’autoriser que de lui-même », de ce peu de savoir extrait, voire parfois révélé, et en tension avec sa propre cure. La passe permet de se repérer à la façon dont on forge son savoir, ose son propre style, pour rendre palpables la dimension informulable et imprévisible du désir, le saut de l’acte, l’irréductible du sujet et de sa division à tout savoir déductible. Qu’il s’agisse d’« une conséquence tirée d’un aperçu sous transfert » ou d’une transmission en acte : séparation, forçage, issue d’une impasse, dans tous les cas il s’agit de quelque chose de singulier.

Le tournant qu’introduit ici la passe oblige à considérer comme principe essentiel de la fin de l’analyse le fait que « la psychanalyse est constituée comme didactique par le vouloir du sujet », et non par la sélection préalable d’un candidat par des « didacticiens établis ». Mais, plus important encore, « l’analyse contestera ce vouloir, à mesure même de l’approche du désir qu’il recèle[31]   ». C’est dire la complexité de ce désir de l’analyste impossible à positiver dans une sorte de continuité déductive. Lacan le formule très joliment : « D’où ma proposition que l’analyste ne s’hystorise que de lui-même : fait patent et même s’il se fait confirmer d’une hiérarchie. Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon ? […] Comment peut lui venir l’idée de prendre le relais de cette fonction ? D’où j’ai désigné de la passe cette mise à l’épreuve de l’hystorisation de l’analyse, […][32]   » Lacan laisse la passe à la disposition de « ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse[33]  ».

Un deuxième préliminaire : la logique collective

D’autre part, nul ne doute maintenant de la logique collective que le dispositif de la passe met en place : analysants, passant, passeurs, membres de cartels, plus-un des cartels, ae, ae non nommés (« à eux non nommés[34]   »), membres des associations et des écoles qui inscrivent le dispositif dans leur mode de fonctionnement, mais le contraire est aussi valable, membres des associations dont la passe ne fait pas partie du fonctionnement, pour tous, cette logique collective est peut-être une des seules voies pour préserver et continuer à orienter la psychanalyse dans le sens de l’horizon dégagé par Lacan : celui de construire une « communauté d’expérience[35]   ». Cette dimension collective se dévoile donc dans une clinique de la place du psychanalyste, dans l’après-coup de son acte, capable ou non de rendre possible la satisfaction de la fin, de consentir à cette « urgence », qui ne se limite pas à la seule satisfaction propre du sujet, ce que nous avons cité précédemment, par laquelle « la satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est-à-dire de tous ceux qu’elle associe dans une œuvre humaine ».

Par ailleurs, l’expérience de la passe, par la place qu’elle donne au témoignage, à l’acte incontestablement humain de témoigner d’un parcours singulier, d’un franchissement, d’un désir inédit forgé de son propre cru, est accessible au-delà de toute appartenance institutionnelle à tout sujet qui s’y rend disponible. La question se pose à l’analysant du bon moment pour témoigner. Le dispositif de la passe dans sa configuration même permet d’illustrer certains écarts, tout en exigeant multiples articulations : avec la cure, avec la question de la fin de l’analyse, avec l’école, avec le « faire école », avec la transmission du savoir analytique, avec la façon dont chaque association ou école tente de cerner le rapport entre l’expérience et l’enjeu de la nomination et de la non-nomination. Nous essayerons de déplier et d’ouvrir au débat ces différentes articulations au débat.

Le débat sur la passe le lieu de la passe : cure ou dispositif ?

 

Dans son discours sur « L’expérience de la passe » à la Grande-Motte, Lacan va élargir le moment de ce passage jusqu’au dispositif. Quand il compare la passe à l’éclair, il parle d’une expérience bouleversante, qui oscille entre « perplexité et embarras », induite par la procédure, par les différents moments qu’elle permet dans son trajet, c’est-à-dire du moment de la demande de passe à la réponse du cartel et ses conséquences pour le passant et pour la communauté analytique.

Nous avons l’habitude d’utiliser le terme de passe sous deux acceptions, ce qui ne rend pas le débat limpide pour un néophyte. Sans doute y a-t-il une raison à cela, qu’éclairent assez bien les témoignages actuels. La première acception est utilisée pour nommer le passage même de l’analysant à l’analyste quand il a lieu dans l’analyse ou dans le dispositif ; la seconde est le témoignage dans la procédure – on entend dire : « Je fais la passe » pour dire qu’on s’est engagé dans la procédure.

Dans la proposition du 9 octobre 1967, le terme de passe désigne, incontestablement, un moment de virage, moment du passage de l’analysant à l’analyste. La passe a lieu dans la cure : mutation du transfert, dévoilement de l’objet qu’on était pour l’Autre, virage de l’impuissance à l’impossible dans ses différents registres – impossible du rapport sexuel, impossible du tout-sens –, puis (en 1976) identification au symptôme.

Quant à la rencontre avec le désir de l’analyste, pour certains, l’irruption soudaine dans le discours analytique a lieu dans la cure et on en mesurera la portée d’acte à l’aune de ce qu’en fera l’analysant ; pour d’autres, c’est le témoignage dans la procédure qui a produit ce passage par quelques contingences, dont certains passants à l’apjl ont pu faire la démonstration en acte. Ces deux acceptions se justifient du simple fait que nous l’avons constaté, dans les témoignages. Les questions qui se dégagent de cette partition sont nombreuses. Sans doute sont-elles à soumettre au débat, bien que seule l’expérience nous enseigne. Les témoignages nous ont mis face à ces deux types de passe. On pourra se demander ce qui permet au cartel de repérer ce passage de l’analysant à l’analyste quand il n’est pas explicitement formulé.

Il y a des passants qui se présentent au dispositif avec l’idée qu’ils vont offrir un témoignage de quelque chose qui s’est passé dans la cure : une élaboration de la progression des mouvements de la cure, l’abord du réel, la modification dans leur rapport au savoir, les modalités de l’émergence du désir de l’analyste, un savoir sur ce que le passant est comme symptôme et la conclusion qu’il en a tirée. Un par un au singulier, ces témoignages n’excluent pas la surprise, la contingence de la rencontre inhérente au dispositif : le dialogue avec les passeurs et l’adresse aux membres du cartel. Mais avant tout, à partir de la logique du témoignage, se dégage la logique d’un parcours à transmettre et à partager. Dans certains cas, il est possible de penser que la passe, quand elle a lieu dans la cure, rend plus lisible la corrélation avec une conclusion possible. Au-delà d’une trajectoire de cure, dont le cartel repère la logique, de l’entrée à la conclusion, le témoignage est toujours le moment de démontrer par un dire inédit que le franchissement a eu lieu. S’il n’y avait pas le dispositif, il n’y aurait pas de transmission de ce trajet.

Cependant, il y a aussi, dans notre expérience de la passe, ceux qui se présentent au dispositif pour témoigner d’un moment de suspens, d’impasse, d’urgence subjective ou de l’impossibilité de sortir du lien transférentiel. On a parfois pu constater, quand la passe s’effectue en témoignant dans le temps réel du dispositif, une « passe dans la passe ». La passe, alors, apparaît davantage dans sa dimension de lieu ou de temps de passage. Plus qu’un lieu où on vient pour partager un savoir, cette « passe dans la passe » est un espace où l’on vient pour désactiver, séparer en acte, ouvrir son expérience à un au-delà de la cure et du transfert. On ne peut bien sûr pas conclure de cette précédente remarque qu’il y a toujours eu passe dans la passe. Parfois le sujet témoigne de son impasse, ce qui lui permet de repartir vers la cure. Peut-on, dans les cas de passe dans la passe, prendre acte qu’il s’agit d’un moment en corrélation avec le désir de l’analyste, avec ce qui permet de se tenir dans ce discours analytique ?

Rappelons que l’offre du dispositif constitue une extériorité à l’analyse, ce qui faisait dire à Lacan que la passe n’avait rien à voir avec l’analyse[36]  . Les différents postulats de Lacan sur la passe ne démentent jamais le fait que, au-delà de la logique déductive de la cure et des coordonnées logiques de l’entrée et de la conclusion, la passe ouvre à l’acte d’instituer l’analyste, qui ne se déduit d’aucun savoir préalable. Dans tous les cas, l’existence du dispositif enclenche un mouvement capable de faire de chaque expérience de la cure non pas un cas à raconter, ni un exemple de vérification ou de réfutabilité d’un certain savoir, mais l’occasion d’une transmission de ce à quoi peut conduire une analyse quand chaque avancée fait objection à toute doctrine.

Cette façon d’y aller, de transmettre finit par toucher l’expérience même de la cure et de sa transmission et c’est pour cette raison que la passe s’avère une pièce essentielle pour la réinvention de la psychanalyse. Cette façon de se positionner est une contre-expérience de normalisation envisagée à partir de critères ou encore de profils d’AE selon des standards conformes aux idéaux de l’institution.

Enfin, dans le cas de « passe dans la passe », nous avons entendu des sujets qui nous parlent dans d’autres termes de ce qu’ils sont en train de traverser, sans savoir exactement encore ce qui se passe. On voit bien qu’il s’agit de passants qui sont sous le coup de leur expérience ; loin d’utiliser un savoir théorique qui recouvrirait le réel de leur singularité, ils nous offrent parfois, dans un instant de grâce, une trame nouvelle et éclairante. C’est parfois ce qui permet au cartel de nommer quand il considère que le réel est atteint en dépit du sens.

Parfois, les membres du cartel de la passe sont eux-mêmes embarqués dans le tourbillon de cette expérience, dans un suspens de savoir de cette expérience, au point que c’est seulement dans l’après-coup d’une nomination, et après un premier texte de celui qui est devenu entretemps ae, que se résout l’énigme, en permettant d’entr’apercevoir l’éclair qui a enveloppé ceux qui ont fait partie de l’expérience. Cette dimension de reconnaissance, d’authentification de la prégnance d’une expérience du désir de l’analyste donne aussi son statut à la notion de risque pour le sujet, pour le cartel, pour le passeur, pour l’analyste qui désigne le passeur.

Dans tous les cas, que l’accent soit mis du côté de l’élaboration de la cure ou du côté de la passe dans la passe, elle est un moment où, la certitude l’emportant sur l’incertitude, elle lie autrement la vie et la cure, parce que c’est un lien qui garde le rapport topologique entre la cure et l’expérience dans le dispositif par un dire qui transcende le symbolique.

Le lecteur aura compris qu’il n’y a pas de « passe parfaite ». Ce serait même une contradiction dans les termes, puisque la passe elle-même implique que tout n’est pas passé au discours[37]  . Si le sujet se fixe à une doctrine de la passe, il n’y aura pas l’authenticité et la créativité de la passe. « Le cartel ne cherche pas à vérifier un dogme, il est capable de nommer la surprise d’une modalité présente, non dite, mais qui nous semble advenue du passage à l’analyste chez le passant. »

Enfin, dans les deux cas, une chose s’impose : « Le désir du psychanalyste, ne saurait s’apparier avec l’idéologie du “self-made man”. » « La grâce, si grâce il y a, ne vient ni du sujet, ni de l’Autre, mais de ce lieu non géographique qu’on peut appeler le hasard d’être en vie, hasard dont la passe franchie renouvelle la promesse et la précarité[38]  . » C’est seulement à envisager les choses dans ce sens que nous ne tomberons pas dans l’idée d’une transmission qui serait la communication d’un parcours – « traçabilité et transparence des critères analytiques pour être nommé » –, qui annulerait ipso facto le « trajet de l’expérience dans le dispositif » et le nouveau de l’expérience de chacun.

Nous n’avons pas eu affaire à ce type de témoignage. Les témoignages de passe ne sont pas non plus un récit accompli de la cure. Même si elle implique de revenir sur ses pas, sur ses traces, sur la construction de coordonnées de sa cure, il y a une dimension d’au-delà de la cure dans la passe. Le témoignage est toujours un dire second, ce n’est pas ce qui s’est dit dans la cure, la dimension déductive est utile à la transmission. Partant de là, on peut interroger ce dire dans le dispositif : est-ce un dire second ? Ou est-ce un dire premier qui tient à ce qui n’a pu se dire dans la cure ? Cette question interroge aussi la direction des cures.

La passe est en temps réel la façon dont le sujet traite ce lien topologique entre dedans et dehors, intime et public. Soutenir cet écart, entre dehors et dedans, nous paraît essentiel. Si le témoignage visait simplement à communiquer une découverte, ce passage pourrait se transmettre directement au cartel, on pourrait se passer des passeurs. Le dispositif démontre qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un au-delà, d’un redoublement inscrit dans la forme même du dispositif, un espace et une temporalité, qui de façon topologique bouclent « le trajet de l’acte ». Nous insistons sur le fait qu’il y a dans la passe quelque chose qui ne se réduit pas au seul savoir. Lacan lui-même, dans la proposition, insiste sur la nécessité des passeurs, dans leurs différences par rapport au cartel, pour authentifier le témoignage du passant, puisque tout de la vérité ne passe pas au savoir.

L’AE, analyste du faire ecole

L’AE ne peut l’être qu’à l’avoir demandé. La nomination d’un ae implique entre autres choses d’avoir pu reconnaître l’authenticité de sa demande, la légitimité de cette décision d’enclencher une autre histoire, d’en impliquer d’autres dans ce pas inédit d’un « vouloir dire », de vouloir témoigner de ce quelque chose qui s’est réveillé, et qui peut être transmis. Il s’agit d’un moment-clé, celui de la demande de participer au dispositif.

L’AE est quelqu’un qui est à la tâche de formuler, de traiter au vif les problèmes de la psychanalyse, pour lui, sur « la brèche de les résoudre ». Il vient à introduire du nouveau dans une école. Il n’y a pas de profil d’AE élaboré par l’association, il n’est pas le garant du même, il est celui qui décomplète. Nous ne pouvons pas parler de caste des AE. Il a pu y en avoir dans certains lieux quand l’expérience de la passe était démentie par une récupération institutionnelle.

La communauté analytique peut attendre de l’ae d’injecter dans la dimension associative sa « pulsation au faire école » quand il fait passer son invention de savoir. Il doit trouver son propre mode de transmission, par ses écrits, par son dire, par son énonciation, parfois son silence, peu importe pourvu que ce soit son style et qu’il montre que l’expérience est accessible.

Que peut-on dire des ae que nous avons nommés ? Ils ont tous écrit un premier texte, publié dans Psychanalyse, mais ont-ils toujours trouvé la place, ou l’apjl la leur a-t-elle donnée pour poursuivre activement leur transmission ? On peut aussi noter leurs positions de modestie, la nomination n’ayant engendré, dans aucun cas, d’infatuation, plutôt davantage d’humilité et de modestie.

À eux non nommes

Les deux formulations AE (à eux) et ae non nommés dont nous faisions état dans la note 34 donnent en les contractant : à eux non nommés, ce qui ouvre une belle perspective pour parler de la place nécessaire à donner aux passants non nommés. Ils sont une partie essentielle dans la transmission du savoir analytique et un indicateur très sensible de la logique collective qui soutient le faire école dans chaque lieu où existe la procédure. Cette façon de voir les choses prend aussi au sérieux le dire de Lacan selon lequel l’absence de nomination conclusive doit être entendue dans la communauté analytique comme le fait qu’il y a encore de l’espoir, un encouragement à continuer, à aller encore plus loin…

Les témoignages de passe

Les cartels de passe ont parfois été saisis par certains types de témoignages qui étaient des récits de vie, sans référence à l’opérativité de l’analyse ou au transfert. Certains passants parlent de leurs transformations, des changements dans leur vie, de parcours d’émancipation, mais n’articulent pas ces modifications à l’effet de leur cure, de telle sorte que l’on ne sait pas comment ces modifications ont opéré. Ces cas n’ont pas été sans poser de questions aux cartels, parce que d’une part l’on ne saura jamais si les modifications dont parle le passant de la position du sujet, de sa capacité à aimer, désirer et travailler, comme le disait Freud, tiennent à l’analyse ou au mouvement de la vie, et d’autre part, quand ils témoignent de tronçons qui pourraient faire penser à un embryon du désir de l’analyste, on ne sait rien sur la façon dont ces changements sont issus de la cure. On peut préciser au passage qu’il y a là un impossible à savoir si sans analyse ces modifications auraient eu lieu.

Ces témoignages ont conduit les cartels à ne pas nommer, faute de transmission, mais on a pu se demander si dans certains cas il était possible de lire cette absence d’articulation avec la cure comme une séparation d’avec l’analyste, une séparation en acte de ce qui a eu lieu dans la cure comme si l’analyste était expulsé en tant qu’objet. Ce silence n’a pas été sans nous interroger.

Quel est le danger d’anticiper la passe avant la conclusion de l’analyse ? Il y a des difficultés diverses, c’est à chacun d’en mesurer les conséquences et de dire ce qui le conduit à sa demande. Un forçage anticipé est parfois un recours pour masquer l’horreur de savoir et peut court-circuiter la conclusion de la cure, ou la précipiter. L’anticipation de la demande de passe sur la conclusion prive l’analysant de sa capacité d’invention.

Les passeurs

Pour la désignation des passeurs, nous nous référons à la proposition de Lacan dans sa note pour ceux qui sont susceptibles de les désigner[39]  . Le passeur a dû apprendre que « l’analyse, de la plainte, ne fait qu’utiliser la vérité ». Il peut ne pas savoir encore ce qui le porte à cette fonction, mais il peut aussi le savoir. Lacan précise que le risque, « c’est que ce savoir, il lui faudra le construire avec son inconscient », et le savoir qu’il a de son inconscient « ne convient peut-être pas au repérage d’autres savoirs ». Il conviendrait donc qu’il soit vacciné contre la compassion ou l’identification au passant, pour laisser la place à un autre type de saisissement devant ce qu’il entend ; que son écoute soit au service du désir de savoir et non d’une quelconque passion. Lacan souhaitait que les passeurs soient choisis « parmi de tout nouveaux venus[40]  ». Qu’ils soient la passe permet qu’ils soient sensibles, capables d’entendre « ce moment », de l’accueillir, d’entendre l’altérité, sans être des agents fonctionnaires du discours analytique. Est-il possible de désigner un passeur parce qu’on juge de sa capacité de bien dire et de son ouverture à une logique collective ? Nous préférons qu’il soit la passe. Le passeur est-il un simple scribe, ou une simple « plaque sensible », comme le disait Lacan ? Sans doute doit-il y mettre du sien en posant quelques questions, quand les choses ne lui paraissent pas claires, car il aura à les transmettre au cartel. Nous avons laissé les passeurs se débrouiller de leur mission sans nous assurer de ce qu’ils connaissaient de la passe.

Peut être est-ce à l’analyste d’y veiller quand le passeur apprend qu’il a été désigné. Le fait que l’analyste dise ou non à un analysant qu’il l’a désigné est une question qui relève strictement de l’acte analytique. Si l’analyste décide de ne pas le dire, c’est sans doute parce qu’il espère que cette désignation marquera un moment de la cure. Lacan précise qu’il le désigne « indépendamment du consentement du sujet lui-même[41]  ». Par contre, si l’analyste souhaite le dire à son analysant, c’est son acte. Le passeur peut mettre fin à son expérience, soit parce qu’il fait lui-même la passe, soit parce qu’il estime que son usure n’est pas positive pour les passants.

Passe et nomination

La question de ce qui est nommé travaille les psychanalystes, il y a un débat. Lanomination est parfois vécue comme une entrave imaginaire. Certains sont pour une nomination et d’autres contre, ou d’autres encore parlent de la possibilité de pouvoir conclure à une nomination et de l’obligation de s’abstenir.

Sans doute, la passe dans la passe a conduit les membres des cartels à s’extraire de la doctrine de la passe pour vérifier comment ces nouvelles données offraient une passe moins corsetée que la proposition de 1967. Le dispositif de la passe doit vérifier ce qui se passe dans cette discontinuité, où qu’elle ait lieu, du moment qu’elle produit du désir de l’analyste et porte l’acte à venir. C’est à chaque fois un pari des cartels. La nomination est toujours un pari. La non-nomination est plus une difficulté à se repérer dans ce qui est transmis – soit parce que le témoignage n’est pas explicite sur cette question, soit parce qu’il n’y a pas eu ce passage, soit parce que le cartel ou les passeurs n’ont pas pu entendre – qu’un ratage de la passe.

Concernant la nomination, l’apjl retient la position suivante, qui nous paraît homogène avec ce que nous apprend l’analyse : « La nomination du passant comme ae nomme le symbolique, c’est-à-dire reconnaît dans l’ae un symptôme, soit la marque non réductible de l’impossibilité pour un sens, de résorber le réel[42]  . »

Le faire école et le dispositif

Le dispositif mis en place à l’apjl tient à la position de l’association de faire école. Cela n’exclut pas de travailler avec d’autres associations. Nous avions décidé, dans notre procédure, de choisir des plus-uns extérieurs à notre association ; nous l’avons mis en pratique. La passe doit coiffer l’association. C’est la passe qui prime sur l’association puisque c’est elle qui oriente.

Il doit y avoir un écart, une liberté entre l’association et la passe. Il convient, nous a-t-il semblé, de maintenir autant que possible une discontinuité entre l’association et le dispositif, de telle sorte qu’il n’y ait pas de parcours totalisants, ou même totalitaires de l’expérience qui irait de l’analysant d’École à l’ae de cette école.

Nous avons accepté toutes les demandes, en particulier de membres d’autres associations. Le dispositif est un lieu où se tressent attaches et coupures, liens et séparations. C’est à ce titre que cette extériorité est précieuse.

Le travail des cartels de passe

Lacan attendait des cartels de la passe un travail, en particulier celui d’une transmission par une sériation de l’expérience. À l’apjl, les cartels ne sont pas un collège de sages, ni une instance de garantie. Une critique se fait entendre à propos du peu de témoignages publics des cartels, qui n’ont pas encore trouvé leurs marques, sans doute par un excès de prudence et pour éviter de générer de nouvelles doctrines de la passe. Nous pouvons faire proposition qui permettrait un travail qui ne relèverait pas d’une galerie de portraits mais garantirait que le faire école tient à la passe. Chaque membre du cartel peut s’engager à déplier une question qu’un passant lui a enseignée. Il a paru nécessaire, à certains qui ont participé à l’expérience, que le cartel se donne le temps de plusieurs réunions, que l’on ait déjà conclu ou non, afin d’ajuster la décision vis-à-vis du passant et parce que les discussions dans le cartel constituent une élaboration précieuse pour chacun.

La passe doit permettre à la psychanalyse de ne pas figer le savoir dans une doctrine, de laisser se déplier les capacités d’invention de l’inconscient et de laisser ainsi aux passants et aux autres participants à l’expérience la responsabilité de la transmission.

Notes

[*]

Texte rédigé par Patricia León (patricia. leon@ wanadoo. fr) et Isabelle Morin (i. morin@ netcourrier. com).

[1]J. Lacan, « Liminaire », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 592.

[2]Pour construire ce rapport sur la passe pour les Assises sur le savoir du psychanalyste, nous avons demandé à quelques-uns de nos collègues appartenant à d’autres associations, plus-uns dans notre dispositif, de nous transmettre leurs avis et leurs questions à partir de leur participation à notre expérience. D’autres collègues de l’association ont répondu à cette invitation de s’exprimer. Un atelier de recherche composé de Michel Mesclier, Martine Noël, Jacques Podjelski et Catherine Vasseur a eu pour mission de parcourir la littérature analytique sur la passe, sans prétendre un examen exhaustif, mais cherchant à repérer les questions qui nous permettent de tirer au clair nos propres conceptions. Nous les remercions tous de ce travail.

[3]Ce dispositif a évolué dans le temps. La procédure est proposée à celui que Lacan a nommé le passant, qui est un analysant qui souhaite transmettre ce moment de passage à l’analyste. Deux passeurs, nommés par leurs analystes parce qu’« ils sont la passe », rencontrent le passant et témoignent auprès du cartel de la passe de ce qu’ils ont entendu. Le cartel de la passe, quatre psychanalystes plus un, reçoivent ce témoignage, l’élaborent et nomment ou non. Le secrétariat de la passe a la responsabilité de l’ordonnancement de la procédure et veille à son bon fonctionnement.

[4]J. Lacan, « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », dansÉcrits, Paris, Seuil, 1966, p. 459-491.

[5]Dans sa première proposition sur la passe, Lacan le précise (dans Autres écrits, op. cit., p. 577), ainsi que dans la proposition définitive.

[6]J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit., p. 243-259.

[7]Ibid., p. 459.

[8]J. Lacan, « Discours à l’efp », dans Autres écrits, op. cit., p. 261.

[9]Associations qui jusque-là fonctionnaient selon les lois ordinaires des groupes, c’est-à-dire avec un maître et sa hiérarchie régnante.

[10]J. Lacan, « Discours à l’efp », op. cit., p. 461.

[11]P. Bruno, « L’absente », Psychanalyse, n° 9, Toulouse, Érès, 2007, p. 75.

[12]On s’aperçoit maintenant que, d’une certaine façon, quand la fragmentation, voire l’essaimage, portait sur des enjeux fondamentaux pour la psychanalyse comme la passe, elle a plutôt été bénéfique à la survie de la psychanalyse et de l’enseignement de Lacan, qui lui-même a pu avancer, quand certains le quittaient, que c’était ainsi !

[13]J. Lacan, « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’efp », dans Autres écrits, op. cit., p. 283.

[14]Ibid., p. 261.

[15]Ibid., p. 329.

[16]Ibid., p. 341.

[17]C’est un peu comme si on disait à un boulanger qu’on le considère boulanger non parce qu’il a le diplôme, mais parce qu’il est animé par un désir qu’il montre en créant des pains nouveaux qui enchantent ses clients.

[18]C’est une expression de Lacan dans Scilicet, n° 1, à propos de la non-signature des textes (Autres écrits, op. cit., p. 284).

[19]

Trois termes qu’il met en série dans son intervention de 1973 à la Grande-Motte(Lettres à l’efp).

[20]Écrite alors avec un É majuscule, École.

[21]J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 243.

[22]C’est précisément ce que dit Freud à propos de Jung et d’Adler dans son texte Freud présenté par lui-même.

[23]J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op. cit., p. 321.

[24]J. Lacan, « Discours à l’efp », op. cit., p. 256.

[25]Cf. P. Bruno, « Dépliage de la passe en huit mouvements ».

[26]Le lecteur pourra se référer, à ce titre, à l’article d’É. Porge, « La lettre aux Italiens… et à quelques autres », paru dans Psychanalyse, n° 9, op. cit., p. 81-93.

[27]Les demandes de passe à l’apjl ont souvent lieu en cours d’analyse.

[28]J. Lacan, « Intervention au congrès de la Grande-Motte », Lettres à l’efp, inédit, p. 15.

[29]Nous reprenons ici une remarque de P. Bruno, dans « Dépliage de la passe en huit mouvements ».

[30]J. Lacan, « Intervention au congrès de la Grande-Motte », op. cit.

[31]J. Lacan, Annuaire efp, 1975, p. 78.

[32]J. Lacan, « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », dans Autres écrits, op. cit., p. 572.

[33]Ibid., p. 573.

[34]Cette expression est le solde d’un bricolage entre deux formulations, l’une d’Érik Porge (ae = à eux) et l’autre de Jacques Podjelski, qui dans une sorte de lapsus a pu parler des ae non nommés.

[35]L’expression est de Lacan, à la Grande-Motte, à propos du dispositif de la passe. Il parle de son souhait d’une transmission du savoir analytique qui, plus qu’un enseignement, soit capable de créer une « communauté d’expérience entre les membres d’une école ».

[36]J. Lacan, « Intervention au congrès de la Grande-Motte », op. cit. « Nous avons mis en place une expérience radicalement nouvelle, car la passe n’a rien à faire avec l’analyse […]. »

[37]M. Lapeyre, dans son texte adressé en septembre 2009 à l’apjl sur la passe.

[38]P. Bruno, courriels du 1er octobre 2009.

[39]Note parue dans Analyse freudienne presse, n° 4, 1993, p. 42.

[40]J. Lacan, « Intervention au congrès de la Grande-Motte », op. cit.

[41]Ibid.

[42]P. Bruno, « Dépliage de la passe en huit mouvements ».