2015.09.27 – Traces, cartes, écarts

Traces, cartes, écarts

par Françoise DELBOS  –  27/09/2015


Soit un texte. Ou plutôt deux. Qui s’entrecroisent. Parlent de la même chose. Avec des mots différents. Racontent la douleur, l’absence, la mémoire. Retracent un trajet. Tentent de cerner quelque chose. De cartographier d’étranges espaces, pas si étrangers cependant.

Avec des bribes de souvenirs, avec aussi une histoire inventée et pourtant si réelle.

Entre les lignes, il y a le vide. Vide de l’oubli, à jamais. Vide de la déréliction, vide de l’indicible. Vide des mots introuvables, des mots tus, des mots qui ont failli.

Le lecteur tisse son parcours entre ces deux textes, dans leur écart même. Il se fait arpenteur de ce vide. C’est là qu’il doit se placer, pour inter-ligere, pour relier.

Or, au cœur de ce texte, W ou le souvenir d’enfance, il y a un naufrage, et il y a (…), cette faille, cette brisure du récit, cette rupture entre le 11ème et le 12ème chapitre. C’est au 12° chapitre, toujours en alternance avec le souvenir d’enfance, que commence l’histoire de l’île W…

W ou le souvenir d’enfance a été écrit, dans sa version définitive, en 1975, c’est-à-dire juste après la fin de la cure analytique que Perec évoque dans « Les lieux d’une ruse ». Il est dédicacé « Pour E ».

E est « la belle absente » du livre La disparition (1969), roman entièrement constitué selon un lipogramme majeur, puisque c’est la lettre « e », la plus fréquente dans notre langue, qui n’y est pas utilisée, qui a « disparu».

11 février 43 : date officielle de la mort de la mère de George Perec, disparue à Auschwitz sans laisser de trace, d’inscription. (Il s’agit en réalité de la date du départ de Drancy du train qui l’amenait vers les camps, parce que juive). De cela, il ne lui a rien été dit durant son enfance. Ce silence concernant la « disparition » de sa mère, il en fait un blanc qui absorbe tout repère, temporel, familial, personnel. Le « e » étant la cinquième lettre, de l’alphabet, c’est le 5° chapitre de La disparition qui sera laissé page blanche, faisant rupture dans le cours du récit.

Le 11 est un des aencrages constant dans l’œuvre de l’auteur, æncrage étant le terme qu’utilise Bernard Magné pour désigner le procédé par lequel Perec fait signe à son lecteur, l’invite à le suivre dans le labyrinthe de son œuvre.

À l’absence d’amarres, d’ancrage qui renvoie, pour Perec, à ce blanc ayant recouvert ses années d’enfance, aux souvenirs évanouis avec la disparition de la mère, morte sans laisser de traces, à cette absence d’ancrage, donc, il va suppléer par l’écriture, et dans celle-ci, par une façon singulière de jouer avec les lettres et les chiffres, de faire du texte un chiffrage où le lecteur est requis comme partenaire, complice.

« Ma seule tradition, ma seule mémoire, mon seul lieu est rhétorique. », écrit-il.

Entre les souvenirs d’enfance partiels, parcellaires et l’oubli, l’effacement, le « pas de trace », la reconstitution laborieuse et entachée de doutes du récit « souvenir d’enfance » (« je n’ai pas de souvenirs d’enfance »), c’est W, lieu fictif, lettre initiale de Gaspard Winckler, l’enfant disparu et l’homme à l’identité usurpée en quête de l’origine de son nom, qui énonce le secret innommable, l’indicible horreur qu’on a cachée à l’enfant Perec.

Dans Un homme qui dort, le héros, isolé du monde, reclus, contemple le blanc du plafond, comme Perec, ainsi qu’il le relate dans « Les lieux d’une ruse », observe les fissures du plafond du cabinet de son analyste. Dans ce blanc, les fissures deviennent traits… Il faudra tout un parcours pour que ces traits deviennent écriture.

Si le blanc est ce qui à la fois désigne la disparition et l’innommable de celle-ci, il renvoie aussi plus profondément, au-delà de la biographie personnelle de Perec, au statut même du langage, et au rapport énigmatique et mortifère que le parlêtre entretient avec lui.

Entre le blanc, disparition de la lettre, et désignation du silence qui la recouvre, chapitre manquant au livre, et le […] de W ou le souvenir d’enfance (là aussi situé au point de rupture, de fracture du récit), quelque chose a cessé de ne pas s’écrire, un point d’indicible a pu s’inscrire pour faire transmission. De ce parcours, W ou le souvenir d’enfance est le témoignage.

En effet, ce signe graphique (…) indique un silence, un blanc dans le discours, une phrase tronquée, une citation écourtée.

Dans La disparition, le point de réel était présenté sous les figures du blanc, du trou, de « la belle absente », c’était une é-vocation. Avec W ou le souvenir d’enfance, ce point de réel a pu passer à l’écriture en […], à la fois comme trait et comme inscription de la voix dans le signe de son silence.

Soient deux tableaux. Où est-ce le même, mais différent ? Deux tableaux, donc, qui montrent la même chose, avec une écriture picturale différente. L’un s’appelle La Musique, l’autre La Danse. Le spectateur est entre les deux, le regard va de l’un à l’autre

De grands à-plats de peinture montrent la gaité d’une danse partagée, le rythme et le sautillement de la ronde des danseurs. L’autre tableau montre le recueillement d’une assemblée réunie pour écouter de la musique. Celui qui regarde les tableaux entend la musique dont le peintre a tissé ces tableaux, et aussi le silence qu’il y a derrière la musique, et combien ce silence a été arraché au vide qui gîte en lui pour en faire un rythme et un partage. C’est un instant d’allégresse et de grâce.

En écoutant les dires des passeurs, le cartellisant repense à ce moment devant les tableaux, à cette expérience, ce souffle, cette légèreté grave. Ce n’est pas dans ce qui se dit, ni dans ce qui se voit, mais dans ce qui se faufile entre les mailles des textes portés par les passeurs, comme entre les touches de peinture, ou dans l’écart entre les tableaux, que ce vide trouve à s’écrire. Le cartellisant est soufflé, littéralement. C’est d’un déplacement dont il s’agit. De quelque chose qui bouscule, dé-range. Les autres membres du cartel ont d’autres mots pour dire cet effet-là, peu importe : quelque choses est passé, s’est passé. Il y a un avant et un après. Non pas un savoir en plus, mais un désir de savoir qui s’est ravivé, qui se noue différemment, qui ouvre. Une sorte de certitude (« là, on y est ») pleine d’interrogations: on y est, où ça? Au plus près de quelque chose de très intime, qui résonne avec un point de vérité en chacun de nous. Ce n’est pas un savoir qui s’apprend, c’est un dire singulier qui fait acte en même temps que partage, et donc transmission. Un s’ouvroir, pourrait-on tenter.

Soit un texte. Ou peut-être deux? Car adressé à deux personnes différentes, donc deux textes qui ne peuvent se répéter, qui ne disent pas exactement la même chose. Il y a un écart.

Sensation d’épuisement. Epuisement, non pas que le dit ait été épuisé, que ce qu’il y a à dire soit clôt, mais parce que soutenir l’effort du dire est tâche qui vide ; se tenir au bord du vide, tenter de le border, de faire bord et écriture, de constituer le cerne d’ombre qui entoure ce vide en trait, en tracé, en écriture.

Un passeur s’étonne de ne pas entendre, dans les premiers propos du passant concernant son histoire, de texte sous-jacent, qui se faufilerait, comme dans une cure. Le passant s’en étonne aussi, cette remarque lui donne à penser. Puis : toute cette histoire, ces signifiants ont été dits et redits, recuits dans la cure…à la fin de celle-ci, ils se sont détachés, comme une peau morte, une mue. Ce n’est plus vraiment de ça dont il s’agit…et ce qui peut encore se faufiler entre les mailles du texte n’est plus pris dans l’adresse à un sujet supposé savoir, celui-ci s’est barré aussi comme l’Autre.      Cependant, pour que quelque chose puisse encore venir à se dire, puisse s’arracher aux limbes du réel, il faut recréer un espace permettant de soutenir l’écart entre les dits et le dire. Cet espace, le passant songe que c’est précisément la fonction des deux passeurs de le constituer.

En parlant aux passeurs, à chacun d’entre eux, il ne parle plus à un analyste incarné, bien présent, iI a l’impression de se jeter dans le vide, et ce vide se creuse d’autant plus de l’écart entre les deux passeurs. Le lieu d’adresse alors, c’est la communauté des analystes, de ceux qui y sont passés, ou qui y sont inter-essés (dont les représentants seront le futur cartel de passe), parce qu’il lui semble nécessaire d’en faire témoignage et peut-être transmission.

Ecrire, peindre, dire, tenter de transmettre : des actes, quelque chose où l’autre est impliqué comme regard, écoute, adresse, lecture. Une expérience commune, partagée. Les effets seront autant pour les uns que les autres, ils seront partagés, ils seront le lieu même du partage. Il restera trace de ce moment là, de cet effet, de ce qui aura fait acte instaurant un après-coup, à chaque fois singulier, non cumulable.

Des expériences ne font pas de l’expérience. Et une seule expérience peut faire rencontre, émergence du nouveau, de l’inédit en soi parce jusqu’alors inouï. De l’expérience, ça peut (se) préserver, se réserver. Une expérience, ça ouvre et ça bouleverse, ça régénère aussi, et revitalise les savoirs constitués pour en faire quelque chose de constituant, permettant l’invention.