« Pour revenir à nos moutons, la tâche, c’est la psychanalyse. L’acte, c’est ce par quoi le psychanalyste se commet à en répondre » (Lacan, 1967).
Chers collègues,
Dans la lettre du 23 janvier 2002 où nous annoncions la création de l’APJL, nous écrivions : « Pour ce qui est de la passe, elle n’a pas à être administrativement encadrée, ou standardisée, pas plus que la cure elle-même ». Nous avons ainsi évité de mettre en place un collège de la passe, qui aurait introduit une ségrégation à l’intérieur de notre association, et le secrétariat de la passe n’a pas introduit une sélection à l’entrée des candidats à la passe, qui aurait préjugé de l’expérience et empiété en définitive sur la fonctions des passeurs et la souveraineté du cartel. D’autre part, pour tenir compte de ce que la dissolution avait eu comme conséquence, pourquoi pas heureuse, si elle ne générait aucun esprit de corps, d ’une multiplication des écoles et associations se réclamant de Lacan, il nous avait paru nécessaire d’envisager la présence de « deux psychanalystes extérieurs à l’association » dans le cartel ou jury. En définitive, nous nous en sommes tenus à un.
Treize ans après, il ne nous semble pas nécessaire de revenir sur cette orientation et ces dispositions. Par contre, si nous ne voulons pas faire l’impasse sur l’expérience (qui a offert à chaque passant, nommé ou pas, un regard neuf sur sa cure), nous avons à nous interroger sur la façon de conserver à l’expérience sa fraîcheur, son allant et ce qu’elle a pu déjà apporté au savoir analytique et au savoir de chacun, qui ne vaut que de s’inscrire en défaut d’une omnitude de la vérité. Une question, de façon prioritaire, nous a paru requérir un éclairage moins flou, à savoir « qu’est-ce qu’un A.E. ? »
Plus de quatre ans avant sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », Lacan s’adresse ainsi au public de son séminaire annuel : « Il est essentiel de différencier l’angoisse de castration de ce qui se maintient chez le sujet à la fin d’une analyse, et que Freud désigne comme la menace de castration. C’est là un point dépassable. Il n’est absolument pas nécessaire que le sujet reste suspendu, quand il est mâle, à la menace de castration, et quand il est de l’autre sexe, au Penisneid » (leçon du 13 mars 1963, L’angoisse). Sans doute pourrait-on trouver d’autres textes précurseurs de ce pas en avant dans la psychanalyse, qui découle d’une refonte du savoir sur la sexualité féminine, mais celui-ci suffit à indiquer la direction : à l’encontre du suspens freudien, Lacan fait valoir un au delà de la menace de castration et cette proposition nouvelle trouvera son signifiant avec le mot de « passe ».
Quelques mois après, avec le rapport Turquet, Lacan est exclu de l’ International Psychoanalytic Association. Il renonce au séminaire prévu Les Noms-du-Père, et fonde en 1964 l’Ecole Freudienne de Paris, qu’on peut qualifier de contre-expérience, puisqu’il s’agit d’une école dont on peut attendre qu’elle réponde à la fois aux exigences d’une direction de la cure qui permette cet au-delà du suspens freudien, aux exigences de formation d’analystes à la hauteur de ce nouvel horizon, et enfin dont la forme associative ne soit pas celle « d’une vieille société de maîtres ».
La Proposition surgit, pas immédiatement, dans ce contexte, et doit se lire selon cette double polarité : d’une part, un effort épistémique extraordinaire pour exposer les coordonnées d’une cure qui franchirait l’Achéron freudien , la procédure de la passe étant proposée pour vérifier, dans une expérience distincte de la cure et indépendante du ou des psychanalyste(s) qui l’a conduite, que l’autre rive a été atteinte ; d’autre part, la mise en place de titres censés garantir la formation de ce « nouveau » psychanalyste, dit « de l’Ecole ». Précisons : garantir la formation ne veut pas dire garantir le psychanalyste, ni sa pratique, encore moins la cure. Lacan retient deux titres : Analyste membre de l’Ecole (A.M.E.), et Analyste de l’Ecole (A.E.). Avec la passe, précisera Lacan un peu plus tard, en janvier 1969, il s’agit d’échapper au « pèse-personne » de la cooptation.
Cette double polarité, que l’histoire et peut-être la psychanalyse elle-même, a rendu incontournable, n’a pas été, et n’est pas, sans susciter un embarras. Si la passe, qu’elle ait été conclue ou non par une nomination d’A.E., a plus que validé le dépassement de la position freudienne sur la fin et constitue une expérience sans précédent, grâce à laquelle l’assise du sujet dans le réel se trouve changée ou au moins ébranlée, le réquisit d’un jugement, nomination ou pas, induit cet embarras parce qu’à juste titre, ce jugement ne porte pas sur une effigie, une performance, une compétence ou ce qu’on voudra, mais sur un sujet vivant, porteur d’un nom. Certains ont, pour lever cet embarras, gardé l’expérience et renoncé au jugement, mais, c’est en tout cas la position de l’APJL, l’expérience n’est –elle pas mutilée de se trouver sans enjeu réel, c’est à dire sans réponse à la question : y a t-il eu ou non passe? Or, cet embarras, inéliminable, est ce devant quoi nous ne devons pas reculer, sachant que c’est « le maximum de la difficulté atteinte ».
L’A.E. donc. Nous rappelons que nous avons précisé « dans l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan », pour ne pas élider le nom de l’association dans laquelle l’expérience a lieu. Référons nous à cette double polarité. 1) Le point fondamental se corrèle à la question : le témoignage de passe permet-il de savoir à partir de quoi le passant opère en tant qu‘analyste, ou, pour ne pas rabattre cette question au plan professionnel, qu’en est-il du désir de l’analyste, de son émergence, de sa modalité, de sa raison ? Le cartel ou jury n’est pas démuni dans son épreuve de jugement, à condition de savoir utiliser les boussoles dont il dispose, « désir impur », « rebut », et surtout s’il sait ne pas chercher l’analyste, mais de l’analyste. Il est d’ailleurs souvent arrivé qu’une décision de nomination s’impose pratiquement sans débat quand le cartel a entendu une phrase du passant transmise par le passeur, éclairant de façon inédite le moment de franchissement qui ouvre à l’analysant, à terme plus ou moins rapproché, l’issue d’une conclusion dont on peut alors faire le pari qu’elle aura lieu. Dans ce cas, un gain de savoir pour la psychanalyse en résulte directement. 2) Reste l’autre dimension : l’A.E. doit devenir l’analyste de son « expérience même », celle-ci ayant pour antécédent, de façon avérée, l’Ecole. Autrement dit, il est attendu d’un A.E. qu’il soit acteur, dans l’association qu’il a choisie, et dont on présume qu’il sait pourquoi il l’a choisie, de la construction toujours renouvelée d’une association fonctionnant sous le primat (non exclusif donc, puisque une association, par définition, fait une certaine place au discours du maître) du discours analytique. A bas bruit, c’est cette question qui anime de façon récurrente nos débats sur le rôle et la pratique des C.A. successifs. La citation clef qui a présidé à la création de l’APJL reste la même : « La satisfaction du sujet trouve à se réaliser dans la satisfaction de chacun, c’est à dire de tous ceux qu’elle s’associe dans une œuvre humaine » (Lacan, 1956). C’est dire au mieux que l’APJL n’est ni un orphelinat, ni une pension de famille ni une colonie de vacances, ni un cabinet ministériel, ni une fabrique de promotions. Plutôt un laboratoire de campagne… Peut-être peut-elle s’orienter d’un quasi-impensable : sinon commencer par la dissolution, au moins ne jamais cesser d’en préserver l’enjeu.
Sur ce, voici nos propositions, qu’il faut lire comme un recommencement :
- Le passant nommé A.E., toujours pour un an*, n’est pas automatiquement membre, à terme, des cartels de la passe, et, s’il est choisi, après son acceptation, pour le devenir, ce ne peut être qu’après un an.
- Le cartel a la possibilité de désigner un passant comme passeur (cela a déjà été fait, mais mieux vaut le dire). Le passeur étant dit « la passe », être désigné comme tel n’est certainement pas anodin.
- Pour une période de trois ans, quatre cartels fixes sont désignés. Chaque cartel se compose de trois membres, plus une place vide a priori. Pour l’occuper, le cartel aura à choisir un quatrième membre, la seule condition étant que ce membre ait fait l’expérience de la passe, à l’APJL ou ailleurs.
- Le plus-Un est choisi à l’extérieur de l’APJL par les quatre membres du cartel.
- De même qu’un passant, qui n’a pas été nommé, peut se présenter de nouveau à la passe, si et quand il le juge opportun, rien n’interdit à un passant, nommé une fois A.E., de se présenter de nouveau à la passe s’il estime avoir un second dire à mettre à l’épreuve. Dans ce dernier cas, le cartel n’aura pas à le rejuger, mais à prendre acte.
Pour résumer, nous visons, quant aux trois points de fuite perspectifs évoqués par Lacan dans sa Proposition, à tenir bon sur le symbolique tout en dessinant sa limite (l’Œdipe), à contenir l’imaginaire sans en méconnaître la nécessité, à extraire l’enjeu réel de l’expérience sans en faire l’instrument d’aucun racisme.
Pour les trois ans qui viennent, la suite ayant à être déterminée une fois fait le bilan de ces trois années, et devant permettre en particulier l’élaboration d’une procédure de choix des membres des cartels indépendante de nos appréciations actuelles et conjoncturelles, fondées sur les points 1) et 2), nous proposons les cartels suivants, dont nous pensons que les membres correspondent « à ceux qui ont de l’acquis », bien que, certainement, ce dernier ensemble soit plus vaste. Mais il était impossible de retenir tous les membres actuels qui cependant pourront tous être choisis par ces nouveaux cartels, pour occuper la place quatrième, libre.
Cartel 1 : Chantal de Bodinat, Patricia Leon-Lopez, Isabelle Morin.
Cartel 2 : Pierre Bruno, Sophie Duportail, Jacques Podlejski.
Cartel 3 : Thérèse Charrier, Marianne Lateule, Laure Thibaudeau.
Cartel 4 : Jacques Marblé, Elisabeth Rigal, Marie-Jean Sauret.
D’autres propositions sont envisageables, concernant tant la question des passeurs que celle d’un éventuel séminaire des A.E., mais aussi bien des passants.
La nomination, bien entendu, ne peut être effacée, mais au bout d’un an, le passant nommé ne peut faire état de ce titre, notamment dans le répertoire.
Pierre Bruno, Isabelle Morin, Marie-Jean Sauret, le 18 septembre 2015.
