2015.05.31 « S’est-il passé quelque chose ? »

S’est-il passé quelque chose ?

par Carole Barbeau – 31 mai 2015


Passer d’une rive à l’autre, voilà comment j’ai vécu l’expérience de la passe. Le témoignage qui suit fait de nouveau figure de traversée, comme un retour sur l’autre rive mais en un lieu différent. La passe, pour qu’elle vive, nécessite un collectif, elle rencontre la singularité de chacun dans un nouage particulier : le passant, les passeurs, le cartel de la passe et son plus un, la secrétaire enfin. Quelque chose passe ou ne passe pas mais au-delà de cette expérience, il y a les après coups qui ont fait émaner ce désir d’écriture.

Le commencement

Au détour de séminaires, de discussions lors de groupes de travail, j’avais entendu parler de La passe. Cela m’apparaissait comme un passage où l’on attendait du passant une formulation que j’entrevoyais comme un peu magique. Quelque chose au travers des mots devait se dire et s’entendre, ce qui permettait d’entrer dans le sacro-saint lieu des analystes de l’école. Je me posai alors plusieurs questions qu’alimentait aussi mon imaginaire. Je me demandais si la formulation qui ouvrirait les portes devait être une théorisation de ce parcours de cure, un savoir lié à ce que l’école attend ou veut entendre, « école » étant un signifiant qui me gênait (comment garder sa singularité dans ce faire partie de l’école ?) Il y avait selon moi un risque d’y perdre sa singularité, son altérité, pour en faire de l’entre soi. Je me questionnais sur comment garder sa propre parole, son libre arbitre, face à ce que représentait à mes yeux ce signifiant, école, qui pouvait véhiculer du maître. Je me disais que cela ne serait pas pour moi. Mais voilà, on ne choisit pas toujours, l’inconscient nous  échappe, c’est là-même son essence.

Désir de passe

A la fin d’un temps de travail en supervision, je m’entends dire que je souhaite témoigner. Surprise par mon propos, ce désir qui venait se nommer, je tentai de faire demi-tour essayant de trouver des prétextes « je ne suis pas prête, je ne sais pas comment… ». Mais la nuit, pendant mon sommeil, la voie royale m’amène à mon inconscient et je fais ce rêve : je marche avec une amie dans la rue, nous nous rendons dans un lieu où nous devons parler à d’autres, nous devons témoigner. Alors que nous marchons, une femme s’approche de moi et avec son revolver me tire dessus. Elle part aussitôt. Je regarde mon ventre et m’aperçois qu’il y a un trou d’où s’échappe un peu de sang. Je dis alors simplement à mon amie qu’il faudrait que j’aille à l’hôpital, mais elle me rétorque que non, on nous attend, je regarde de nouveau ce trou et je lui réponds finalement que cela ne va pas me tuer, je vais faire avec. Nous reprenons le chemin pour aller où on nous attend. Le matin je me réveille et me dis que je vais témoigner. Physiquement aussi, je m’aperçois que je ne peux me détourner, je n’ai pas le choix, ça me pousse, c’est comme accoucher, quand c’est le moment, c’est le moment, le corps est prêt et rien ne l’en détournera. Je vais faire le pas vers la passe, c’est sûr, je trouve alors un apaisement. Je ne souhaite plus faire demi- tour. Je vais vers ce désir qui m’amène vers l’inconnu (phrase que j’écrirai dans ma lettre de demande de passe pour parler de ce qu’est pour moi une version de ma fin d’analyse).
En écrivant aujourd’hui ce texte, le mot revolver cité dans mon rêve trouve un écho dans le vocable espagnol « volver », qui signifie « rentrer »… à la maison par exemple, revenir. N’est-ce pas ce qu’est dans un premier temps le travail de cure ? Un retour, un détour pour advenir et le travail de la passe n’est-il pas lui aussi un autre temps où ce retour offre à  chacun de revenir sur l’expérience de la cure ? Du déroulement au dénouement.
J’adressai alors ma lettre de demande de passe et voici ce que je concluais en citant le titre d’un des romans de Milan Kundera : « L’insoutenable légèreté de l’être ». En disant que j’étais arrivée à cet endroit, où je me débrouillais de cet insoutenable de la vie, du vivant et que cela m’amenait une certaine légèreté, je formulais pour moi cette acceptation du désir qui m’amenait vers l’inconnu.
Lors de ma rencontre avec la responsable du cartel de passe, je piochai deux noms  de passeuses, que je rencontrai plus tard. Dans ce travail de remémo-ration, de résonances nouvelles, quelque chose dans mon lien à l’autre s’écrivait plus clairement, en particulier le lien maternel : j’étais passée de la haine à  je haime puis à j’haime. J’écris « j’ » car « je » s’est évidé, troué. Le « h » quant à lui ne peut disparaître car cette haine, je l’ai vécue, traversée et éprouvée, je ne peux la nier et d’ailleurs ne le souhaite pas… Ces rencontres avec les passeuses ont fait re-surgir des émotions que j’ai accueillies comme telles, j’ai de nouveau traversé ce sentiment de désêtre, tout en étant surprise d’en supporter ses conséquences. Car si ce même ressenti durant ma cure me conduisait au bord du gouffre, dans un tel dépouillement que rien ne paraissait  tenir du côté du semblant, au point même d’avoir eu la peur de ne trouver d’issue qu’en étant à la rue, SDF, il en était tout autrement lors de mes entretiens avec les passeuses, quelque chose lâchait, mais je ne chutais pas.
Lors de ma passe, j’ai également évoqué la fin de mon analyse : le retour du signifiant morsure et le sentiment qui s’en était suivi, « partie sans demander mon reste ». Cette formulation me laissant dans l’interrogation. Je reviendrai plus avant sur ce point.
A la fin de mes rencontres avec mes passeuses, j’ai eu une image d’au revoir à ma cure, comme si je la déposais sur l’eau et la laissais s’en aller. Je pensai alors vis-à-vis de mon parcours d’analyse: « Tout ça pour ça ? Mon drame n’était pas si dramatique ». Mais cela avait été mon drame pendant de nombreuses années.
Quelque mois après avoir fini ma passe, la secrétaire de la passe m’a téléphoné pour me faire part de ma non nomination. Je mentirais en disant que cela ne m’a pas affecté. J’étais triste, j’en ai pleuré, des larmes de peine. Aucune colère. J’en accueillais quelque chose. Je laissai décanter. J’étais sensible à la bienveillance perçue dans la voix de mon interlocutrice et dans le retour écrit du cartel. En effet Le cartel faisait part de la reconnaissance de mon parcours de cure. Mais il ne pouvait  conclure sur une nomination, « la question de la fin restant en suspend(*) dans un travail de recherche toujours en cours. »
Le soir de cette non nomination, je fis ce rêve : alors que je me promenais seule, je vis un danseur qui s’élançait dans le ciel et semblait retomber pile à un point précis, en un point nommé (je vous laisse à l’équivoque). Je m’arrêtai, interpellée par cette faculté (que je lui attribuais) de tomber facilement en ce point et de reprendre aussitôt son envol. A mon réveil, j’eu l’idée d’écrire sur cette non nomination, car elle faisait pour moi expérience.

Les après coups de la non nomination.

Avec le temps, je dirais que cette non nomination est venue m’interpeller sur ma place. Je ne pouvais présager de ma réaction face à ce non. Celle-ci est venue m’indiquer où j’en étais de ma place de sujet, et cela m’a enseigné sur comment je me débrouillais du réel : face à la douleur, l’apaisement ressenti à la fin de mon analyse tenait bon. J’ai donc accueilli ce retour sur ma passe avec un certain recul et un désir de poursuivre ce qui était engagé pour moi. Je désirais écrire sur cette passe, je suis heureuse aujourd’hui d’en avoir fait le « pas ».

Dépassement – Déplacement

Je me suis rendu compte de ce pas de côté dans mon rapport à l’autre. Ce retour que m’avait fait le cartel, les « témoins » de ce passage, à qui j’attribuais un savoir, mais pas un savoir de vérité, un savoir faillible mais éminemment juste, je le percevais comme quelque chose d’important à entendre. Au fond, j’accueillais et écoutais ce retour avec une attention et une distance car je ne les mettais pas à une place de grand A.
Plus tard, je n’envisageai plus de la même manière le rêve « du danseur ». Je me dis qu’au fond, je m’étais trompée sur le point nommé. En effet il me semble aujourd’hui que le point où se pose le pied du danseur après la chute n’est pas prédéfini, déterminé, mais que c’est bien le danseur en tant que sujet qui fait de ce point un  lieu de nomination. C’est lui qui,  incarnant ce lieu, s’autorise ou non à s’élancer de nouveau.

Passe. Reste

A plusieurs reprises, m’est revenue cette formulation que j’avais eue en quittant mon analyste alors que je descendais les escaliers de son cabinet : « Je suis partie sans demander mon reste ». Dernièrement, cette phrase résonnait différemment. Je me souvenais que lors de cette dernière séance alors que je butais sur le signifiant morsure, elle s’était levée me disant « la mort, c’est sûr ». Je me suis également levée, elle m’a dit au revoir, j’ai fait de même.
Plus tard, j’ai compris que cet acte posant la fin de l’analyse a été nécessaire dans un premier temps pour y mettre un terme. En effet, il m’a semblé que tels les prisonniers dont parle Lacan dans « le temps logique », je me suis saisi à la hâte de ce temps de conclusion, il me fallait partir et laisser là quelque chose en énigme. Ce mot morsure m’empêchait peut-être de faire la coupure car mordre n’est pas démordre ; mordre, c’est saisir avec les dents, ne pas lâcher la jouissance, essayer de faire tenir quelque chose. Ce signifiant n’était pas là par hasard. En effet, même si je ne sais pas pour mon analyste, j’interprète son acte posé comme un au revoir, pour faire coupure. Cette coupure à laquelle j’ai consentie me laissait en question. Le travail de passe faisait résonner cela et la non nomination a fait retour sur cette résonance. Il m’a fallu mon temps à moi pour que je puisse formuler ceci :
Dans ce reste que je lui ai laissé, il y a certes ce qui ne s’est pas dit, pas entendu, pas compris de part et d’autre ; mais il y a le mot « reste » à entendre, pourquoi pas, au pied de la lettre, dans sa forme impérative. En effet, « reste », c’est ce qui m’était adressé à chaque fois que je voulais partir, et dans mon phantasme c’est aussi ce qui se jouait, ou jouissait, dans le fait de dire « je pars » pour que l’autre me dise de rester. De nouveau, en cette fin de séance, cela se rejouait et je n’avais pu entendre ce que je me disais « je suis partie sans demander mon reste ». Certes, c’était bien un bout de ma jouissance que je lui laissais. Il s’agissait bien de cela : partir sans demander en retour mon « reste ».  Partir sans. Au moment où je l’ai vécu, je l’ai ressenti plus comme une perte qu’une coupure.
Cette formulation dont le sens profond a aujourd’hui changé me permet une ponctuation, tel le trou inscrit par la balle du révolver.
Aujourd’hui, j’ai envie de l’écrire comme cela : il y a des restes à jamais perdus.
Pour conclure, ce travail de passe s’est inscrit pour moi non pas dans l’obligation d’un passage pour être analyste, ni dans la validation de mon analyse, ou je ne sais quoi d’autre. Cette passe est le surgissement d’un désir pris dans mon temps logique, dans quelque chose qui m’a poussé à faire un « pas ». La non nomination m’a permis un précieux retour sur ma formulation de fin d’analyse. Il fallait que j’y revienne, et que j’en revienne. Je garde en mémoire les nouages et dénouements de ce travail analytique et de ce parcours de passe. Les conséquences inattendues pour moi de la passe non nommée m’ont conduit précisément à en nommer quelque chose, dans le passage à l’écriture. Mais ce retour n’a été possible qu’en laissant du temps au temps : laisser le vide nécessaire pour que, parfois, surgissent les idées « en chantier », laisser venir une formulation au lieu d’essayer de la formuler.
Laisser advenir ce qui, chemin faisant, se tisse.

Carole Barbeau

(*) écrit avec cette lettre finale dans le courriel ; y avait-il quelque chose à comprendre… ? Je ne crois pas !