Wittgenstein & le langage

25 novembre 2010
Les Apprentis Philosophes – Valence.Dans le cycle : « Vous avez un nouveau message »

Introduction :

1 : Rapportés à l’acquis principal de la linguistique fondée par Saussure, les propos de Wittgenstein (nom désormais abrégé en W.) sur le langage peuvent sembler empreints de la plus grande confusion. Par « acquis principal » du saussurisme, j’entends avant tout la triple distinction langage/langue/parole, avec ce qu’elle recoupe en partie de l’opposition universel/général/particulier. Sur ce point, je vous demande de me croire sur parole, mais vous vérifieriez d’ailleurs aisément qu’à lire W. , quand il emploie le mot « langage » – probablement le terme qu’il aura le plus utilisé pendant les 30 ans de sa vie philosophique ( de la publication du Tractatus en 1921 en allemand jusqu’à sa mort le 29 avril 1951) – on ne sait pas d’abord de quoi il parle.

Cependant, une fois ce point factuel acquis, il est permis de se demander quel sens on peut donner à une telle carence , en supposant , même si c’est faux parce que trop simple , que W. n’avait qu’à se donner la peine de lire Saussure , dont le Cours fut publiée en 1916, quand il avait déjà 27 ans. Le sens de ma question directrice peut même être précisé ainsi : est-il si assuré qu’une confusion initiale ne soit pas nécessaire dans l’activité à laquelle se livre W., et que l’on va ce soir continuer à nommer « philosophie » ?

En effet, considérée dans la manière où elle se traditionalise depuis Platon, la réponse à cette question directrice ne peut qu’être affirmative . Car Socrate prend toutes les interrogations qui lui sont adressées dans la faible élaboration où elles lui parviennent, même si c’est pour ironiser bien vite sur cet état. Telle doit donc être la situation qu’il me revient d’éclairer dans cette introduction : dans quel état W. prend-t-il la question du langage quand il s’en empare ?

2 : Deux déterminations de la situation subjective de W. peuvent commencer à nous éclairer sur le sens de cette question.

Le fait qu’il aura exercé le peu d’activités d’enseignement de philosophie à laquelle il aura consenti il dans une université anglaise , et même singulièrement, puisque ce fut à Cambridge, dans ce qu’il y a de plus anglais en matière d’anglitude ! Un tel état de choses implique notamment une tradition bien consolidée dans le style de questionnement, mais aussi un corpus de textes qui ne recoupe pas celui du continent : plutôt Hobbes/Locke/Hume que Descartes/Leibniz/Kant.

Or, dans cette tradition, le langage, toujours pris dans sa plus grande indétermination, ne sert pas à communiquer, à s’exprimer ou même à commenter : il sert à penser, phrase qui implique sérieusement pour corollaire qu’une pensée digne de ce nom doit servir à quelque chose. Puisque vous savez depuis mes conférences du printemps 2006 qu’il y a deux Wittgenstein, la tâche que je me donnerai dans la première partie de la conférence de ce soir sera de déterminer ce qu’a introduit le premier W. dans cette tradition anglaise bien sédimentée. Ensuite, la seconde détermination subjective rend l’entreprise de notre auteur extrêmement singulière , parce qu’elle tient de part en part à l’itinéraire intellectuel qu’il aura suivi.

En effet, il est désormais bien admis que W. était relativement inculte en philosophie, et même plus exactement qu’il avait la culture d’un autodidacte génial. Son autodidaxie fait qu’il ne s’est intéressé qu’aux philosophes avec qui il se sentait en résonance immédiate, et son aspect génial lui aura permis de saisir très vite ce que les rares auteurs qu’il aura lus avaient de caractéristique.

Dans la seconde partie de ma conférence, je m’attacherais à montrer ce que son idiosyncrasie l’aura conduit à accentuer du thème du langage, qui ne fut malgré tout pas considérée en tant que tel même dans cette période 1936 -1951.

I) Les apports initiaux de W. à la philosophie du langage

3 : Quel est donc l’état de la question du langage dans les années 10 du siècle dernier, lorsque le jeune ingénieur autrichien, spécialisé en aéronautique, arrive auprès de Russell chez qui l’a envoyé le fondateur de la logique moderne : Frege, qui enseigne à Iéna ?

Pour comprendre cet état, il faut bien identifier trois couches de sens successives élaborées depuis l’ Antiquité , même si la légendaire brusquerie de W. aura bien chahuté cette géologie. La plus ancienne couche de sens se confond avec le fondement même de la philosophie. C’est le terrain sur lequel Socrate se dresse contre la thèse des sophistes, selon laquelle le langage sert d’abord à mentir, dès lors qu’on s’adresse à des ignorants qui, en outre, ne veulent pas être convaincus mais persuadés.

Il s’ensuivra tout au long de l’histoire de la philosophie la plus extrême suspicion à l’égard des fictions, et un souci obsessionnel des philosophes pour se démarquer des littéraires. Chez W. le rattachement à cette couche originaire se manifestera par le jugement selon lequel, chaque fois qu’un philosophe croit qu’il une chose originale à dire, il devrait comprendre qu’il fait œuvre de fiction . La couche intermédiaire est celle dans laquelle les philosophes se servent du langage sinon comme d’une définition de l’essence de l’humain, en tout cas comme de son propre le plus constant. L’âge classique, et en particulier Descartes et les cartésiens, considère cette différence anthropologique comme décisive. D’une manière qui m’a toujours surpris, W. fait fonds simplement sur cette conviction, et c’est donc un de ces points où il apparaît nettement comme un classique. Toutefois, pour sa part, il se sert de cette différence anthropologique plutôt du côté du vécu que du vivant.

Tel est en tout cas le sens que je donne à la fameuse maxime : « Si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas. », Investigations philosophiques, partie 2, section XI Gallimard, Collection Tel, page 356. Le sens probable de cette maxime est sans doute le suivant : même si nous partagions sa langue, il parlerait d’une expérience à laquelle nous n’aurions pas le moindre accès, de sorte qu’en fait nous ne le comprendrions pas. Enfin, la couche la plus récente est celle à laquelle le premier W. aura apporté sa propre contribution la mieux attestée : elle pose en principe que, puisque toute activité de connaissance finit tôt ou tard dans une forme de langage, il est essentiel de se soucier des conditions sous lesquelles le langage remplit une fonction de communication. Dans cette seconde partie, nous verrons que W. intervient sur cette couche d’une manière originale, voire insolite.

A / La fin de l’exception mathématique :

4 : La situation de pensée dans laquelle W. s’insère au début des années 10 est une situation de crise. L’usage du langage qui passe pour le plus rigoureux, parce qu’il est entièrement artificiel, à savoir l’usage mathématique, a conduit malgré tout à produire des paradoxes.

Or les paradoxes en question ont en apparence des formes voisines : on ne parvient pas, par l’analyse de ce que l’on dit, à savoir ce que l’on est en train de dire. Par conséquent la crise intervient au niveau des fondements des mathématiques, à savoir leur partie provisoirement la plus générale, ce qui place devant l’alternative suivante. Soit abandonner l’idéal d’un langage parfait, c’est-à-dire qui ne veut dire que ce qu’il dit, soit trouver un asile pour les mathématiques elles-mêmes. Les années 10 vont donc être occupées par l’exploration de cette seconde branche de l’alternative, selon un mouvement de pensée que l’on a nommé le « logicisme »,soit le projet d’abriter les mathématiques dans la logique.

Il y a matière à réflexion dans le fait que l’issue de la crise passe par un certain type d’acte : la décision de s’interdire certaines opérations, par ailleurs aisément effectuables, et qui sont par là même d’autant plus nocives. C’est dans un tel horizon de problèmes que le jeune W. apprend à penser de manière originale, et en tire une première conviction quant à la nature du langage, conviction qu’il gardera jusqu’à la fin de sa vie. Puisqu’on peut produire des contradictions en mathématiques, et pour autant que l’on refuse l’hypothèse d’un réel contradictoire, alors il faut supposer que les mathématiques ne portent pas sur le réel, contrairement à une implication majeure de la philosophie de Platon.

Car la tradition qui pose en principe que les mathématiques sont l’apprentissage de la pensée parce qu’elles sont la science du réel est la tradition platonicienne : le réalisme des essences. W. sera donc résolument antiplatonicien, c’est-à-dire professera diverses variantes successives de conventionalisme. Dès lors, pour autant que la philosophie se confond avec l’héritage platonicien, on comprend pourquoi Badiou fait de W., avec Lacan, un des antiphilosophes les plus résolus et les plus influents.

5 : A la fin des années 10, la crise semblait passée, au moins dans sa forme la plus délétère, et l’on pouvait même penser que l’on donnait, avec l’usage logique du langage, un sanctuaire permettant d’abriter toutes les formes d’expression rigoureuse. Russell, de 17 ans l’aîné de W., pensait qu’il tenait avec ce jeune Autrichien celui qui allait perfectionner les solutions décisionnelles qu’il avait adoptées. Mais Russell dût vite déchanter, et cela sur un double registre. D’une part W. fit vite reconnaître par Russell que les solutions techniques adoptées ne faisaient rien de plus que reporter en amont la difficulté.

En effet, en abandonnant la question de type platonicien : que sont au fond les mathématiques, c’est-à-dire en fait : de quoi traitent les mathématiques ? d’un réel autonome, ou d’un produit de l’ingéniosité humaine ? on renvoyait l’énigme à une question peut-être encore plus difficile : de quoi s’occupe la logique ? Un tel décalage faisait même soupçonner bien vite qu’on commençait ainsi une régression indéfinie. Le second registre où la désillusion de Russell fut encore plus amère touchait à la socialité très particulière de W. Car la science fait communauté depuis qu’elle existe, au prix toutefois d’une désubjectivation de ses agents, qui est le prix à payer pour son objectivité.

Mais W. considérait au contraire, sans être en mesure alors de théoriser cette attitude, qu’on fait de la philosophie pour assurer le salut de son âme, ou en tout cas celui de son esprit. Dans une telle conception, un savoir qui ne procure pas la paix ne vaut rien. En tout cas, une telle activité est hors communauté. C’est ainsi qu’en 1913, W. part seul en Norvège pour se construire une maison de ses propres mains, dans laquelle il pense qu’il pourra ensuite élaborer sa doctrine personnelle. Mais l’année suivante, l’Europe s’engage dans le suicide collectif connu sous le nom de première guerre mondiale. Russell proclame alors son pacifisme, pour lequel il sera emprisonné, tandis qu’au contraire W. rentre en Autriche pour s’engager dans l’armée. Il sera capturé au combat et ne sera libéré des prisons, italiennes en l’occurrence pour finir, qu’en 1919 après avoir eu le temps d’achever le Tractatus logico- philosophicus.

Progressivement les deux amis s’éloigneront l’un de l’autre et , si W. a probablement bien compris ce que Russell voulait faire, il est permis de supposer que ce dernier ne voulait rien savoir de l’entreprise exacte de W., qui peut se réduire à une réduction de la philosophie à la portion congrue.

B / Une première théorie des limites du langage.

6 : Quelle part de confusion et quel apport de clarté sont ainsi mis au programme de l’activité philosophique par le jeune W. ?

Celui-ci montrera une belle indifférence toute sa vie quant à une éventuelle question de l’origine du langage. Lui qui aura cru pouvoir écrire qu’à certains égards il se voyait comme un disciple de Freud n’éprouve aucun intérêt pour la révolution scientifique apportée dans les sciences du vivant par le programme de recherches darwinien. Ainsi, pour autant que ce qui importe dans le langage est son usage, peu importe son origine, adaptative ou non, conviction qui implique au passage un présupposé redoutable : l’usage d’une réalité quelconque n’est pas toujours déterminé par l’origine de cette chose. Par conséquent, peu importe la confusion qui règne quant à l’identité des ascendants du langage, et qui règne d’ailleurs aussi sur les conditions de sa naissance.

La clarté que W. apporte sur ces questions me semble beaucoup plus convaincante, et c’est d’ailleurs sur ce point que nous sommes un peu tous ses disciples. Comme je l’ai exposé ici même dans le paragraphe 2, l’état de la question du langage à la fin de l’âge classique était lié à la primauté donnée à la pensée parmi les fonctions du langage. Dans la période héroïque de l’âge classique, on vivait même sur la belle synthèse suivante : les lois du langage sont les mêmes que les lois de la pensée, identité qui possède des corollaires puissants.

Comptons notamment le corollaire éducatif qui soutient qu’en apprenant le beau langage, on apprend du même coup à bien penser. Or W. prend au mot les classiques, avec leur conviction de l’inviolabilité de la conscience, articulée à la certitude que toute pensée est de nature consciente.

Car ces deux thèses équivalent à la doctrine selon laquelle nous ne pouvons pas connaître la pensée d’autrui, ou encore : qu’autrui est l’être dont nous ne pouvons connaître la pensée. Or W. montrera que nous n’avons aucun accès intuitif à notre supposée conscience propre , parce que le langage est toujours médiation, de sorte que tout idéal de présence immédiate à soi doit être abandonné. La solution de W. pour sortir des apories qui menacent sa doctrine est simple et élégante : la logique n’énonce pas les lois de la pensée, mais seulement les règles d’un certain usage du langage.

7 : Quelle est la nature de cet usage ? Il y aura logique aussi longtemps que l’on se servira de propositions. Qu’est-ce alors donc qu’une proposition ? Ce qui a lieu dans la pratique du langage quand on cesse de considérer que parler signifie toujours déterminer un sujet par des attributs qu’il ne possède que de façon transitoire.

Au contraire, une proposition sera comprise comme une suite de signes, suite toujours précédée d’une quantification, qui relie une activité à un nom. Dans ces conditions, tout ce qui est passible de cette forme peut être dit, thèse qui conduit donc W. à une doctrine des limites du langage. Par corollaire, ce qui ne peut pas être formulé dans la forme d’une proposition n’est pas de « forme logique », et échappe donc par nature, et non par accident, au langage.

Le monde est par conséquent rendu homogène par sa capacité à être dit dans une forme langagière privilégiée, celle de la proposition, qui unit des quantités à des fonctions quelconques. On abandonne ainsi, conséquence redoutable, la dualité ancienne entre existence et attribution, dualité qui conduisait à rappeler que la faculté d’attribuer une propriété à un sujet ne suffit pas à établir l’existence dudit sujet.

En effet, une implication comme « s’il y a un Dieu, alors il est éternel » n’est rien d’autre qu’une reformulation de l’attribution classique : « Dieu est éternel » sans pourtant que l’analyse de ces deux expressions nous apprenne quoi que ce soit sur l’existence de Dieu comme sur celle de son éternité supposée. W. considère ainsi qu’il n’y a aucune sorte d’existence établie par le langage, en mettant l’accent, comme il convient, sur le préfixe ex- qui commence le mot existence. Car il faut prendre en charge la représentation suivante, malgré son aspect paradoxal : parce que tout ce que nous considérons l’est par l’intermédiaire du langage, il n’y a rien hors du langage dont on puisse parler en un sens quelconque. Tel apparaît ainsi le sens de la proposition la plus fameuse du Tractatus : on ne peut même pas sérieusement envisager de parler à propos de ce dont on ne peut pas parler.

Cette conviction est solidaire d’une image chère à W. : une barrière ne peut par n’être une barrière que d’un seul côté … * * Transition :

8 : Il faut croire que notre manière de penser est plus influencée que nous ne le croyons par le style philosophique, ou plus vraisemblablement que ledit style n’est pas si différent du mode ordinaire de penser, puisqu’il n’est pas immédiat de saisir où W. veut en venir avec sa thèse inaugurale des limites du langage.

Car une telle thèse peut recevoir deux interprétations très différentes : l’une en fera la justification d’un ineffable , ou d’un indicible, conduisant à un W. mystique ,tandis que l’autre impliquera un refus de toute primauté incontestable reconnue au langage. Dans l’œuvre du premier W., c’est la seconde interprétation qu’est la bonne, car les propositions qui figurent à partir de la thèse 4.dans le Tractatus sont unanimes à cet égard. La plus explicite est sans doute celle-ci :« Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage », propositions 4.121 W. soutient ainsi qu’il demeure et doit demeurer toujours une différence radicale entre « dire » et d’autre part « montrer », et que par conséquent ce qui se montre ne peut pas être dit d’une manière aussi convaincante que ce qu’accomplit une telle monstration.

Ainsi, ce qu’un représentant montre ne se confond jamais avec ce qu’il dit et, par exemple, mais il ne s’agit que d’un simple exemple de mon cru , des jumeaux montrent ce qu’est la ressemblance physique, sans avoir rien à dire pour cela. Cette idée décisive de la différence entre dire et montrer entraîne divers corollaires aux conséquences puissantes, dont la plus troublante est ce qui s’ensuit quant à la réalité des métalangages.

En effet, il est évident que l’activité de la pensée ne se passe effectivement pas de divers métalangages, de sorte que c’est la maxime fameuse de Lacan assurant qu’il n’y a pas de métalangage, qui ne peut manquer de faire problème. Lacan veut évidemment signifier qu’il n’a pas de métalangage qui serait par là même immunisé contre les effets de l’inconscient. Mais W. serait curieusement d’accord avec Lacan sur cette absence de métalangage, alors même que toute philosophie des mathématiques en semble clairement être un.

Ce sont donc les raisons de l’ineffectivité du métalangage qui diffèrent, et W. soutient pour sa part que ce qui peut être montré ne peut pas être amélioré par quelque dire que ce soit alors qu’ un métalangage reste un dire . W. n’a qu’une considération technique pour les métalangages, qu’il considère un peu comme une notice de montage, ou le règlement d’une compétition , alors que Lacan veut manifestement montrer que les philosophes sont dans l’illusion en croyant pouvoir obtenir, à l’aide d’un métalangage , un langage échappant aux ambiguïtés du niveau inférieur de communication. Mais le problème est que la réflexion sur les métalangages n’intéressent en aucune façon les philosophes : c’est une difficulté technique que l’on croit, à tort, « philosophique ».

* * II) la nature des limites du langage chez le second W.

9 : Le problème principal que pose la compréhension de l’œuvre de W. est la fracture théorique qui la traverse, pour rendre vraisemblable de parler de deux W..

Que s’est-il donc passé pour que le second soit aussi critique à l’égard du premier, et en quoi ce reniement touche-t-il en particulier au thème du langage ? Éclairer cette question, voire y répondre, oblige à faire un nouveau détour par la biographie de W.. Or c’est un fait qu’entre la publication du Tractatus en langue allemande en 1921 et son retour à Cambridge en 1929, W. ne s’occupe plus directement de philosophie.

Que fait-il donc alors ? il hérite de son père et distribue aussitôt sa part d’héritage ; il est pendant six ans instituteur, avant de devoir quitter ce métier ; il conçoit et supervise la construction de la maison de sa soeur Margaret : tout cela renvoie à une même conviction, qui est déjà annoncée à la fin du Tractatus : quand on a résolu toutes les questions philosophiques fondamentales , comme il croit l’avoir fait, on n’a pas encore touché à l’essentiel, qui est de vivre. Toutefois, il ne faut pas se hâter d’interpréter cette scission entre pensée et vie dans une perspective technique, en particulier en se servant du concept d’application : la vie n’est pas un cahier d’exercices pour la pensée.

En effet, pour autant que la vie se tient sur le versant du montrer, elle ne fait pas mieux que ce que la pensée permet de dire : elle se situe seulement sur un tout autre plan. Tout ce que je vais donc exposer dans cette seconde partie ne doit pas être entendu par conséquent comme illustrant un W. bergsonien, rendant on ne sait quel droit à l’indicible. En effet un aphorisme un peu moins fameux que le dernier : la proposition 6.522 assure clairement que ce qui est inexprimable peut en tout cas être montré.

A / Une pratique déflationniste du langage.

10 : Quand on compare le style philosophique du second chef-d’œuvre de W. au style du premier, on ne peut manquer d’être frappé par l’extrême concision du Tractatus, et par la minutie explicative des Investigations.

Cette minutie est orientée d’une manière qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire de la philosophie, à savoir en direction d’un lecteur qui serait enfin en état de concevoir de quoi il s’agit dans cet ouvrage. Pourquoi un tel souci des préalables ? En un sens parce que W. se demande sans cesse en quoi qui que ce soit est autorisé à parler en propre du langage dès lors qu’il est commun à tous.

Il en va là d’une véritable remise en question de la tradition philosophique la plus vénérable, celle que je désignais ici même comme première couche de sens dans ma description du paragraphe 3. Sur le terreau de cette couche prospère pourtant une fleur vénéneuse : la conviction que les sophistes séduisent le peuple par leur habileté langagière, car sans elle, le peuple irait de lui-même vers son bien. Au nom de ce diagnostic, Socrate présente ses interventions comme des rectifications dans l’usage des mots, dans la perspective qu’après celles-ci, ses interlocuteurs penseront correctement.

Or W. s’inscrit résolument en faux contre cette conception de la philosophie comme orthologie, et il le fait de manière significative au moyen d’une métaphore. « Car les problèmes philosophiques naissent lorsque le langage est en fête. C’est alors que nous pouvons assurément nous imaginer que la dénomination est quelque singulier acte de l’âme, sa manière de baptiser un objet. » Investigations philosophiques. § 38 Gallimard coll. TEL, 1992, page 133 Or on ne baptise jamais que ce qui est déjà en vie, alors que le vitalisme de W. le conduit à s’intéresser davantage à ce qui pourrait venir à la vie qu’à ce qui est déjà consigné comme vivant. La décision philosophique de donner leur juste nom aux réalités atteste ainsi d’une frivolité philosophique, dont les pratiquants devraient se rendre compte en percevant que leur activité s’exerce sans résistance. À cet égard, W. semble bien reprendre la conviction de Nietzsche selon laquelle ce qui ne coûte rien ne peut rien valoir.

11 : La pratique philosophique s’apparente alors à une série de glissades incontrôlées, activité irresponsable qui conduit W. à s’écrier : « Retournons au sol raboteux. », ibidem § 107 page 164. Notons au passage que cette conviction de W. est au principe d’une école active dès la première génération des disciples, du moins et curieusement plus à Oxford qu’à Cambridge, école connue sous le nom de « philosophie du langage ordinaire » autour de Austin , Ryle et Strawson.

À la réflexion, il est curieux de constater qu’un logicien aussi averti que W. ne semble pas voir qu’il tombe ainsi dans le travers qu’il dénonçait auparavant, puisqu’il ne fait en réalité rien d’autre que dénoncer le nom indu de philosophie donné à une activité qui ne mérite au fond pas ce terme. La seule explication logique à une telle contradiction chez un penseur de cette envergure est qu’il ne devait pas considérer sa pratique déflationniste du langage comme une tentative de redressement, et cela peut-être parce qu’il ne pensait pas non plus qu’on pouvait sérieusement considérer ce qui passait pour être la philosophie comme une activité sérieuse.

Car il faut vraiment apprendre dans les divers mémoires et biographies dans lesquels W. figure comme personnage de quelle dose d’ironie méprisante il était capable, pour prendre en considération une telle dévalorisation du métier philosophique. Cependant, il est permis de se demander s’il n’était pas paradoxalement prisonnier du sens d’une expression du langage ordinaire qui, en l’occurrence, pourrait bien s’avérer trompeuse. Je pense à l’expression : « avoir une signification » qui, par exemple dans la proposition 6. 5 3 du Tractatus, est au principe de la dénonciation de l’imposture philosophique. Or on pourrait objecter aussitôt à W. que les signes n’ont pas une signification, pour la simple raison que le concept de signe, comme tout concept d’ailleurs, ne possède rien en propre.

En revanche, on peut décider de donner une signification à un signe, et même d’abord de considérer une réalité comme un signe . Le problème devient alors de savoir au nom de quel principe a priori W. avait décidé une fois pour toute qu’il y a des significations immanentes au langage , et qu’il ne faut pas qu’elles soient nos institutions.

B / Vers une vie enfin vécue.

12 : Plus W. avançait dans l’existence, plus sa conception de la philosophie tendait à devenir celle d’une autosuppression. On se demande souvent si le second W. est vraiment différent du 1er mais, sur ce point, la continuité est patente.

L’avant-dernière proposition du Tractatus est très nette à cet égard puisqu’elle dit, en substance, que le lecteur aura vraiment compris ce dont il s’agit dans son projet quand il aura perçu que le livre est un tissu de non-sens. Cependant la fin de la proposition explique pourquoi ce n’est pas une absurdité : il faut avoir assimilé tout le livre pour comprendre pourquoi tout ne peut commencer qu’après lui. Tout se passe ainsi comme si W. savait plus ou moins confusément qu’il n’avait pas le droit de s’exclure de la pathologie qu’il décrit. Si la philosophie est une maladie du langage, à laquelle il est parvenu à se soustraire de 1919 à 1929, il est permis de se demander pourquoi en 1930 W. soutient une thèse de philosophie, sans avoir produit aucun nouveau travail, et donc à partir du seul Tractatus, et pour exercer un métier de professeur qu’il trouvait explicitement obscène.

Les quelques raisons qu’il a données à Russell qui, quant à lui semble avoir beaucoup aimé l’activité d’enseignement, dissipent une part du brouillard qui entoure un tel revirement. L’obscénité de la philosophie tiendrait à sa présomption de transformer sa recherche en savoir. Un philosophe ne devrait pas prétendre savoir quoi que ce soit qui lui serait propre, parce qu’il ne peut se réclamer d’aucune expérience sui generis. Quant à lui, W. se fera fort de ne pas exposer son savoir, mais tout au plus sa recherche, d’où d’ailleurs son goût pour ce terme dans les titres de ses travaux après le tractatus.

Pour ma part, plus j’avance dans ma méditation de l’œuvre de W., plus sa parenté avec l’idéal antique de sagesse me semble patente. Cet idéal pourrait, selon moi, être résumé ainsi : apprendre à vivre enfin sans phrases. Dans ses périodes de retraite à Skjolden (sa maison de Norvège) , je crois que c’est ce type de silence que W. recherchait. Il m’apparaît alors que cet idéal de vie silencieuse, très monastique de facture au fond, ne pouvait être atteint à cause du moment ascétique par lequel W. considérait qu’il devait être précédé.

« Ascétique » car tout se passe comme si il mettait un zèle particulier à défaire ce qu’il avait fait de mieux, tout en cherchant à décourager les éventuels candidats à son remplacement (il convient cependant de réserver le cas de Turing, qui fut sans doute un génie de sa taille, et compta un temps parmi ses « étudiants »).

13 : Au fond donc, W. veut nous faire comprendre qu’on ne peut pas soigner un mal par un autre mal : en l’occurrence l’inquiétude métaphysique par une perversion du langage.

Une incidente d’un paragraphe des Investigations montre qu’au début de la fin de son œuvre philosophique, il considérait la philosophie comme une sorte d’addiction : « La vraie découverte est celle qui me rend capable d’interrompre l’acte de philosopher quand je le veux. », § 1 33,Ibidem, page 169. W. devait donc s’être donné la conviction que, quand on ne vit pas comme il faut pour être en paix avec soi-même, on est atteint de la même pathologie que celle que constitue la philosophie. Autrement dit, ce qui prétend être un soin n’est rien d’autre qu’un symptôme. Mais dans combien de cas le désir de soigner n’est-il pas un symptôme ? En tout cas , contre une conviction commune à Platon et Aristote, ce n’est pas l’étonnement devant ce qui est qui est au principe de la philosophie. Car devant ce qui est, le W. du Tractatus affirmait qu’on ne pouvait être que « mystique ».

Si je prends au sérieux la métaphore thérapeutique dont W. se montrait à la fin de sa vie de plus en plus friand, la différence est que la vie ordinaire est une maladie chronique dont la prétendue vie philosophique devient alors la forme aiguë. En poussant encore plus loin la métaphore, on peut proposer un nouveau statut pour le souci que les philosophes montrent pour le mot juste : ce serait un symptôme assez sûr du passage à la forme aiguë !

La philosophie ne serait donc pas à proprement parler une maladie du langage, car le langage n’est pas un type de réalité telle qu’elle pourrait être malade, mais elle est tout au plus une maladie qui se manifeste à l’occasion de certains usages du langage. Mutatis mutandis, ce serait un peu comme un être humain qui s’apercevrait qu’il est aveugle en apprenant à lire.

Il importe par conséquent de commencer par se désintéresser de soi-même, et cela d’autant plus que, contre une croyance que W. attribue à tort à Descartes, nous n’avons pas d’accès privilégié à nous-mêmes. En tout cas, certains philosophes se donnent un tel accès au nom de ce que W. dénonce comme « l’argument du langage privé ». Or il n’y a pas plus de sensations personnelles capables de fixer un tel langage, qu’il n’y a de réalité absolument hors langage avec laquelle on pourrait comparer nos sensations. Car ce sont toujours nos sensations qui constituent ce que le réalisme philosophique prétend désigner comme « réalité ».

Conclusion :

14 : Au fond, W. n’aura jamais eu qu’un seul adversaire, contre lequel il commence sans cesse une nouvelle partie, à savoir ce monstre biface que constitue le couple, ou le moment, Socrate /Platon.

Mais il n’a cet adversaire que parce qu’il ne partage en aucune manière l’attendu fondamental que Socrate décline de bien des façons dans les dialogues de jeunesse écrits par Platon : ce que nous faisons, et même la manière de le faire, nous change essentiellement. W. croit sans doute que nous sommes ce que nous serons une fois pour toutes. Platon soutenait ainsi, comme une remarque philosophique fondamentale, qu’on se gâche l’oreille en écoutant, et même déjà simplement en entendant, de la mauvaise musique.

Personne n’est destiné par nature à devenir mauvais, de sorte que nous devons nous en prendre entièrement à nous-mêmes quand nous le sommes devenus. Or c’est un fait que tous les philosophes se réfèrent, directement ou non, à Platon, et un des rares philosophes anglais que W. respectait : Alfred North Whitehead (1861-1947) est même célèbre pour une maxime bien plus connue que tout le reste de son œuvre, particulièrement austère : « Toute la philosophie n’est rien de plus qu’un ensemble de notes au bas des Dialogues de Platon. » Procès et réalité. (1929) Gallimard 1995 page 98.

Par conséquent, en voulant couper les ponts avec Platon, pour la seule raison que celui-ci fut à la fois l’auteur d’une bonne part du vocabulaire philosophique, et le philosophe qui pose en principe que le langage ordinaire est toujours trompeur, W. se mettait en dehors de la philosophie, en tout cas pour sa tradition majoritaire.

C’est pourquoi je dois dire mon accord avec la caractérisation que Badiou fait de W. comme un « antiphilosophe », en n’oubliant pas que dès la première page de l’opuscule qu’il lui consacre : L’antiphilosophie de W. éditions Nous 2009 p. 7.

Badiou fait des antiphilosophes, en en proposant une liste courte mais suggestive : Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, Lacan, des éveilleurs. Badiou propose trois critères pour recevoir le statut d’antiphilosophe :

A) considérer les énoncés philosophiques comme un simple langage excentrique, en lui interdisant toute prétention à la vérité.

B) rabattre le discours philosophique sur une simple série d’activités.

C) d’une manière qui semble saper la portée du point précédent : faire appel, contre cette série d’activités, à un acte transcendant.

Ma question finale est alors la suivante : quel est l’acte ultime qui permet à W. de faire appel de la prétention philosophique ? Je parlerais d’un acte réduit au « rappel à l’ordinaire », selon un terme qui est d’ailleurs désormais devenu un thème central des travaux philosophiques contemporains.

La justification en est que les philosophes ont une vie assez commune pour qu’ils s’interdisent toute prétention à une réforme du langage. Quand on connaît la biographie de W., il est permis de considérer qu’il avait une conception particulièrement originale de l’ordinaire !

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Roland FAVIER Les 22, 23 & 24 novembre 2010.