18 décembre 2014.
Espace clinique de Lyon.
Je vais vous parler de ma pratique de psychologue dans une institution médico-sociale pour adultes dits handicapés. Et plus précisément, comment la psychanalyse, en tant qu’expérience personnelle et mes lectures, ma participation à des groupes comme ici l’Espace clinique, inspire et oriente ma manière de travailler.
Ma pratique de psychologue s’appuie sur le corpus théorique de la psychanalyse. Ce savoir vient résonner avec un autre savoir qui n’est pas issu des livres ou des séminaires, un autre savoir qui s’est dévoilé au long de ma cure analytique. J’emploie le terme de résonnance… le savoir de la cure permet je trouve d’approcher différemment le savoir théorique… Ce savoir vient s’incarner dans une expérience vivante, il est à l’œuvre, il opère. La cure permet de mieux appréhender ce savoir. Avoir buté un jour contre un impossible fait entrevoir ce que l’inconscient et son langage ont de Réel. C’est très différent de ce que j’ai pu apprendre à l’université où pour résumer, « tout est langage »…
Cette résonnance entre ces deux savoirs a aussi des limites… car jamais le savoir théorique ne viendra recouvrir totalement l’expérience de la cure.
Je parlais de l’expérience de l’impossible…c’est très utile dans l’institution !
Le discours institutionnel, c’est plutôt « tout est possible »… Alors qu’avant on caractérisait le handicap par le déficit, maintenant c’est devenu quasiment un bénéfice par exemple dans cette formule, entendue de ma direction : « Ce qui est un moins est un plus ».
En ce qui me concerne, mon travail s’intéresse plutôt à ce « moins », à ce qui manque…qui n’est pas forcément du côté du handicap « socialement reconnu »… je reviendrais là-dessus, sur la notion de handicap avec la question de savoir si on peut élaborer une clinique du handicap ?
Donc, il n’est pas facile de tenir une position qui s’intéresse au manque, au vide face au discours compensateur.
Sur l’impossible dont je parlais précédemment, et même si cette « idée » n’est pas très séduisante face à la volonté de compenser et réparer, c’est aussi un soulagement d’entendre qu’on ne peut pas tout.
Il y a souvent confusion entre demande, besoin et désir. Lors de l’écriture du projet individualisé, on est souvent dans une réponse à des besoins repérés par les professionnels. Même si le plus souvent, les personnes acquiescent à tout ce qu’on leur propose, le plus souvent, rien ne se passe comme prévu. C’est parfois déstabilisant pour les professionnels. « Travailler avec le moins », c’est faire avec ce non, ce « je ne veux pas » ou « je ne peux pas » que la personne met en acte…
Une situation…
Anna est âgée d’une quarantaine d’années. Elle est handicapée suite à une anoxie cérébrale (manque d’oxygène du cerveau) conséquence d’une tentative de suicide à l’âge de 20 ans environ. Anna n’a jamais quitté ses parents. Sa demande est de pouvoir travailler, elle a fait des études de langue, qu’elle voudrait mettre en pratique. Seulement, l’organisation de sa vie et de celle de ses parents en l’occurrence rend difficile un tel projet. Le projet s’oriente alors vers plus d’autonomie, d’indépendance…on sent que c’est très fragile. Les parents s’opposent à ce projet. Anna semble tenir face à eux et envisage de prendre son indépendance… Et puis, à son retour de vacances, elle a changé d’avis, elle revient avec un discours assez virulent contre notre service « on est nuls… ». La séparation semble difficilement surmontable pour Anna et sa famille. Déjà, cette tentative de suicide à l’âge de 20 ans, dont personne ne parle, recouverte par une chape de plomb (« à quoi bon parler du passé », dit Anna), peut-être venait-elle déjà mettre en acte l’impossibilité de se séparer ? C’est une hypothèse…Face à l’idéal d’autonomie qui est beaucoup promu dans mon institution, on voit ici que ce n’est pas si simple…ce peut être mortel dans le cas d’Anna. Pour finir avec cette situation, Anna est finalement revenue pour une dernière rencontre avec le chef de service et son référent afin de poser une fin à son accompagnement par notre service. Elle a pu dire qu’elle était contente, elle s’était réinscrite pour prendre des cours d’allemand, pour se remettre au niveau (projet contre lequel ses parents s’opposaient… « A quoi bon… »), qu’elle nous recontacterait au printemps éventuellement. J’ai trouvé que ce n’était pas mal pour elle…éternelle étudiante, dans une langue étrangère, peut-être est-ce suffisant pour se séparer un peu de ses parents et loger un peu d’elle-même et de son désir quelque part sans trop de danger ?
J’évoquais précédemment le Réel du langage…
Mon passage par l’analyse a modifié mon rapport au langage et aux mots qui a eu pour conséquence au niveau de mon écoute de ne plus être dans une recherche du sens mais de m’en tenir aux mots.
Lacan évoque ainsi la démarche de Freud dans le séminaire L’envers (p .72, Seuil) « …l’essentiel de la méthode freudienne pour aborder ce qu’il en est des formations de l’inconscient, c’est de se fier au récit ».
Je dirais que maintenant je suis davantage attachée à la mise en forme qu’à la recherche du sens.Lors des premières rencontres, nous avons affaire à des éléments épars, des bribes d’existence. Au fil du temps, se construit un récit, une histoire et il s’agit là de laisser la possibilité et la place pour que cette construction se fasse sans intervenir trop, sans diriger les choses dans un certain sens.
Quand je dis construction, j’insiste sur l’aspect matériel. Donner forme, c’est modeler, c’est mettre des bords.
Je pense ici aux calligrammes de Guillaume Apollinaire dont les poèmes forment des dessins.
Cette mise en forme du discours nous indique ce qu’il en est de la structure du sujet et à partir de là comment orienter notre action.
La distinction entre névrose et psychose est importante. A côté, le développement d’une « clinique du handicap » n’éclaire pas ma pratique (*). Il faut dire aussi que le terme de « handicap » s’applique à des situations très différentes. Dans mon travail, je reçois essentiellement des personnes qui sont devenues handicapées. C’est peut-être différent avec des personnes qui sont nées et ont grandi avec un handicap.
Pour ma part, la question que je me pose, c’est comment un évènement (maladie, accident…) et les séquelles laissées par cet évènement vont s’inscrire dans une structure déjà là.
A titre d’exemple, voici les paroles de Jean, qui est en fauteuil roulant depuis 10 ans après une tentative de suicide.
Jean me parle de sa tentative de suicide. A cette époque, il faisait un « burnout » suite au décès de sa mère et au fait qu’il n’était pas accepté dans son travail. L’accident dit-il « a remis les choses en place ». Avant il était « gêné par le regard des autres ». Maintenant comme il est en fauteuil, c’est normal que les gens le regardent. « Je me sens mieux en étant invalide », « Je suis mieux dans mon corps ». Il raconte avoir lu l’histoire d’une femme aux Etats-Unis qui ne se sentait pas bien dans son corps. Elle a réussi à convaincre des médecins de l’amputer des deux jambes. « Maintenant elle est mieux ». Pour lui « le fait d’être en fauteuil est vite devenu naturel. Je ne me suis pas senti diminué ». Et il ajoute, « c’est la société qui a un problème avec le handicap, pas moi ».
Jean ne souhaite pas de suivi psychologique. En effet, il semble avoir trouvé sa réponse à la question « Que me veut l’Autre ? ». Une castration réelle s’est opérée sur le corps et permet semble-t-il un apaisement au niveau psychique. Il dit lui-même « je me sens mieux psychologiquement ».
Dans ce cas-là, la formule « ce qui est un moins est un plus » peut s’entendre !…dans le sens où le handicap peut opérer une soustraction de jouissance qui permet de trouver une solution d’existence. La psychanalyse enseigne une certaine humilité face à la détermination du désir.
Parfois, il est impossible de faire autrement.Anna et Jean le montrent chacun à leur façon.
Entendre cet impossible, l’accueillir et le reconnaître, c’est là où s’illustre dans ma pratique ce que je nomme : l’Ethique.
* Toute une recherche et une littérature se développent sur le handicap. Des masters en psychologie sont apparus avec une spécialité « handicap ».