Un transfert résolu

6 octobre 2008

Séminaire Toulouse : Deux, l’amour
L’assurance de persévérer est probablement ce dont j’aurais le plus de mal à te convaincre,ne négligeant aucune approximation,recherchant l’exemplarité,même à recommencer indéfiniment,tu le sais,dans la crainte seulement,repoussant le terme,de ne pas l’atteindre.
Anne Parian,Monospace,P.O.L.,2007
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Marie-Jean Sauret et moi-même avons convenu de mettre un terme au séminaire Science et ascience,après mon intervention sur « la limite du formalisme » dont je dois dire qu’elle me satisfait.Marie-Jean Sauret a proposé un titre pour cette nouvelle année de séminaire,Deux,l’amour.Ce titre phonétiquement stendhalien me ravit.

La ligne de crète de la psychanalyse est la résolution du transfert,syntagme dont il est remarquable qu’il joue de l’équivoque entre le génitif objectif (il ou elle a résolu son transfert) et le génitif subjectif ( son transfert est résolu).A rester sourd à cette équivoque,on oublie ce que Freud a dit, Lacan redit ,et que Michel Lapeyre nous a dans cette salle même rappelé il y a deux ou trois ans,à savoir que si le transfert n’est pas au commencement de l’expérience analytique,aucune fin n’est envisageable.La défiance à l’égard du transfert,marque pathologique s’il en est , n’est pas rare chez les analystes .Cette défiance repose sur la confusion entre résolution et liquidation.Comment d’ailleurs dissoudre la face obscurantiste du transfert ,qui résulte de son instrumentalisation à des fins de pouvoir sur soi et sur l’autre,sans faire l’épreuve de sa face lumineuse ?J’ai déjà attiré l’attention sur ce passage de Télévision (1973) dans lequel Lacan spécifie le discours analytique d’introduire du nouveau dans l’amour.Moyennant quoi,il note que ce nouveau,qui par ailleurs « court les rues », « ne réveille personne,pour la raison que ce nouveau est transcendant »(1).

Ce transcendant,je vous l’ai déjà signalé,est à entendre ,selon Lacan,dans le sens qu’il a quand il qualifie un nombre « transcendant ».Ce terme ,appliqué au nombre par Leibniz dans Quadrature des courbes se dit d’un nombre qui transcendre les opérations ordinaires de l’arithmétique, puisqu’il s’agit de sommes infinies. « Infini »,voilà le mot clé.C’est Cantor qui a prouvé l’existence des nombres transcendants en démontrant que l’ensemble des nombres algébriques est dénombrable,alors que celui des réels ne l’est pas.Les nombres transcendants sont donc les réels non algébriques.Le plus connu est le nombre PI,dont vous savez qu’il ne peut être calculé ou qu’il peut l’être indéfiniment.

Pourquoi ce transcendant en tant que nouveau de l’amour ne réveille personne ?Je me souviens d’avoir entretenu de l’infini une jeune fille que je courtisais et ça l’avait endormie.Lacan veut donc prendre le problème par un autre bout,celui de la psychanalyse.Voici comment il s’exprime,après avoir dit que le transcendant « se supporte du nom de trans-fert » : « pour réveiller mon monde,ce transfert,je l’articule du « sujet supposé savoir »/…/ soit :que le sujet,par le transfert,est supposé au savoir dont il consiste comme sujet de l’inconscient et que c’est là ce qui est transféré sur l’analyste/…/ ».J’ai fait une longue citation,ce qui n’est pas mon habitude,parce que cette explication de Lacan demande à être explicitée.Ma lecture est celle-ci ;c’est à transférer sur un analyste ce savoir supposé au sujet de l’inconscient que,par ce transfert même,un sujet est supposé au savoir.Sans doute,dans ce transfert,l ‘analyste n’est-il qu’un homme de paille,mais sans ce transfert,pas de sujet supposé savoir.La singularité de l’opération tient au fait que c’est le transfert d’une chose,la supposition d’un sujet au savoir,qui la fait exister,qui la fait n’exister qu’une fois transférée.C’est d’ailleurs le principe de la Bourse,que Marx avait mal vu :le transfert d’une valeur qui n’existe pas la créerait comme valeur.D’où le problème de la destitution de la Bourse qui se pose actuellement avec une acuité qui résiste aux commentaires psychologisants sur la confiance et la panique.Quoiqu’il en soit,ce n’est que par le trans-fert que le transcendant pourrait nous réveiller.Sans lui,il endort.

Ce fut d’ailleurs aussi ce que je n’avais pas vu en courtisant la jeune fille que j’évoquais.J’aurais dû attendre qu’elle transfère sur moi avant de lui parler de l’infini.

Nous voilà déjà au cœur du problème.Il y a du non-calculable,du non-dénombrable entre l’infini et nous.Dès lors,la seule passerelle dont nous puissions disposer pour ne pas être coupés de l’infini,est de transférer à quelqu’un ou quelqu’ une ce non-dénombrable (je ne dis pas innommable) en supposant à ce savoir non-su (par exemple la série infinie des nombres de la suite décimale de PI) un sujet.Quitte à découvrir qu’en fin de compte,comme l’écrit ce génial Prévert, « la pipe du papa au pape Pie pue ».

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Lacan a introduit dans le questionnement analytique la querelle dite de « l’amour pur » et un de nos collègues,Jacques Le Brun a écrit sur ce thème un livre perspicace et très documenté(2).Cette expression « amour pur » fait tinter à notre oreille un petit grelot : « pur » veut-il dire que cet amour serait sans aucun rapport avec le sexuel ?Quel est d’ailleurs,c’est un fil que nous ne devrons pas lâcher,la relation entre amour et sexualité ?Pour poser ce débat,faut-il opposer,dans un chiasme,la réussite de l’amour au ratage de la sexualité ou le ratage de l’amour à la réussite de la sexualité ?La deuxième opposition pourrait avoir la préférence des libertins,mais,pour prendre le dernier roman d’une écrivaine estimable,Jour de souffrance de Catherine Millet,on se rend compte que la position libertine qu’elle assumait si dénotative ment bien dans La vie sexuelle de Catherine M. pèse en définitive fort peu quand l’amour entre en scène,au point comme elle le dit très bien,que les fantasmes érotiques subissent un changement qualitatif.Marquons cependant une réserve :c’est en écrivant ce premier roman « libertin » qu’elle se « guérit » de sa jalousie d’ « amour ».L’écriture réussit là où le libertinage échoue.

Si nous reprenons maintenant la première opposition,il semble que nous adoptons une problématique religieuse,mais c’est loin d’être aussi simple.Il suffit de signaler la querelle du quiétisme et ,spécialement,du molinisme.Ce que l’Eglise en effet rejetait dans la doctrine du Jésuite espagnol Molinas,au XVII° siècle,c’est l’idée qui lui était prêtée,à tort ou à raison,qu’un sujet ayant atteint,dans sa partie supérieure,la contemplation parfaite,n’était plus soumis à aucune loi et qu’il pouvait se livrer,au niveau de sa partie inférieure,à des actes que la morale habituelle réprouve.Sans doute peut-on deviner,dans Molinas,la figure toujours actuelle du gourou qui baise,voire viole,ses adeptes, au nom de Dieu.Cela étant,le problème fondamental va au delà de l’observance ou non des lois théologales,surtout qu’à cette époque certains prélats ne se privaient pas des plaisirs de la chair.Le problème fondamental n’est pas moral.Il est de savoir si la sainteté dispense de l’obéissance à l’Eglise,en tant qu’interprète et gardienne du message de Dieu.Marguerite Porète,au début du XIV° siècle a été brûlée à Paris pour avoir soutenu une telle thèse et elle n’était certainement pas une débauchée.Il faut souligner aussi qu’elle ne relevait en rien d’un courant gnostique,puisque sa doctrine (3) affirmait : « Dieu n’est autre que celui dont on ne peut rien connaître parfaitement ».Ainsi,même en s’égalant à Dieu en abdiquant le moi,Dieu restait inconscient.

On peut mesurer,à partir de là,que la question n’est pas d’opposer amour et sexualité selon un moralisme niais dont l’Eglise ne fait usage qu’à des fins institutionnelles.La question est de savoir si l’accès à l’amour pur,à la quintessence de l’amour,pourrait,à la limite,remplacer la soumission à Dieu,tentation sulfureuse dont les mystiques chrétiens ont été en permanence soupçonnés.En fait,ce dont il s’agit,c’est bien de la résolution du transfert.

La psychanalyse offre quelques éléments de réponse et,par un juste retour des choses,les théologiens pourraient lire Lacan.Un transfert résolu,ce n’est pas,je l’ai rappelé,un transfert liquidé :le transfert résolu,un analysant pourrait aimer même son analyste !Serait-ce un amour exempt de haine ?Serait-ce un amour intransitif,puisque dans l’amour seul l’objet est trompeur ?Faut-il penser que le transfert résolu consiste à traverser l’illusion de l’amour ?A voir.

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Pour frayer un dernier début de piste,qu’il faudra poursuivre,qu’en est-il de la perversion,qui semble brouiller à l’envi la relation de l’amour et du sexuel ?Du côté de Sade,il apparaît que la sexualité serait à déployer dans toutes les dimensions qui permettraient de l’identifier,in fine,à la pulsion de mort.La candeur de Justine,qui croit à l’amour,est férocement récusée par Juliette,qui tient le crime libertin comme l’équivalent du réel.¨Pourtant,même dans ce discours inachevé de la méthode qu’est son livre Les cent-vingt journées de Sodome,Sade,dans sa fiction,introduit ce qu’on peut appeler le faible de l’évêque (un des quatre agents sadiques) pour Julie,qui permettra à celle-ci non d’échapper aux sévices,mais de rester en vie.Un zeste d’amour vient enrayer cette machine à détruire dont il me semble avoir bien saisi le fonctionnement en disant que « le pervers vise à atteindre une jouissance sans libido »(4).Pouvons-nous dire la même chose du saint ?Non.Mais pourquoi rejetons-nous cette équation du saint et du pervers ?Sacher-Masoch,que j’ai beaucoup lu bien qu’il soit aussi ennuyeux que Sade,éclaire en partie une des raisons de cette inéquation en metttant en scène,dans L’amour de Platon ,un héros qui ne veut pas posséder sexuellement la femme qu’il aime pour ne pas la perdre.Il prend les devants de la perte dont il sait par ailleurs qu’elle résulte inéluctablement de l’action du père.Le pervers,par cette abstention et cette abstinence,signifie au père : « ne vois-tu pas que je ne la touche pas ? »Telle est bien la base de la perversion,plus que la volonté de couper les femmes en morceaux.La liturgie de l’amour se substitue aux postures de la sexualité.Il est pourtant aisé de voir que la libido,que le masochiste a voulu exclure pour contourner la castration maternelle, se venge en imposant au sujet masochiste d’être malmené,battu et recastré,par celle qu’il aime et vénére,faisant entrer par la fenêtre du masochisme la libido qu’il avait expulsée par la porte de la religion.Quant au père réel,grimé dans la figure jouissante du « Grec » – ce qui est un contre-sens parce que le père réel ne jouit pas -,le masochiste le poste dans l’ombre du scénario idéal dans lequel il surgirait pour prendre le relai de la punition.

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Ce sont donc quelques préliminaires.Pour conclure,je vous fais part de la thèse que je vais défendre et argumenter tout au long de ce séminaire :l’amour est ce qui surmonte la scission entre la réalité et le réel.

Notes :

(1)J.Lacan,Télévision,Seuil,1974,p.49.

(2)J. Le Brun,Le pur amour de Platon à Lacan,Seuil,2002.

(3)M.Porete,Le miroir des simples âmes anéanties,Jérome Million,2001.

(4)P.Bruno, « L’arrangement(sur la perversion) » et « la (dé)mission perverse » dans PSYCHANALYSE n° 5 et 6,Eres.