mars 2010
« les Apprentis Philosophes ». Péage de Roussillon.Sur le thème : la folie ou l’impuissance du langage.
Pour introduire mon propos de ce soir, je vais partir d’une anecdote. Il y aura bientôt un an, lorsque Noël Rugliano a commencé à préparer le programme de cette année, nous avons échangé quelques mails et, comme il me l’avait demandé, je lui ai fait passer une courte notice biographique récapitulant mon parcours universitaire. Je concluais alors celui-ci en soulignant que, puisque c’est le psychanalyste qu’il voulait inviter, je me contenterais volontiers d’une annonce portant la seule mention de « psychanalyste à Marseille ». Il faut vous dire que mon parcours universitaire a en effet peu à voir avec la psychanalyse, puisque l’essentiel de ma formation initiale est scientifique. De ce point de vue, je suis à la base un analyste laïc, c’est à dire que je ne suis ni médecin ni psychologue. C’est une qualification que je revendique, même si j’ai décidé sur le tard, pour faire face à la fièvre réglementaire qui s’est emparée de l’Etat et éviter ainsi qu’il ne vienne se mêler de ma pratique, de passer un DESS de psychologie clinique et de psychopathologie.
L’analyse laïque, die Laïenanalyse. Ce terme est de Freud qui l’a forgé lors du soutien qu’il a dû apporter en 1925 à un de ses compagnons de route, Theodor Reik, qui, ayant pratiqué la psychanalyse sans être médecin était poursuivi en justice pour exercice illégal de la médecine. En effet, la psychanalyse n’a rien à voir avec la médecine et sa formation ne relève en aucune façon d’un enseignement universitaire. Il suffit pour s’en convaincre de se tourner vers les Etats Unis, là où la réglementation restreint l’exercice de la psychanalyse aux seuls médecins, pour constater sa dérive vers une pratique d’adaptation à l’american way of life qui n’a plus rien à voir avec la pratique freudienne. Quelqu’un comme Woody Allen a pu mettre en scène dans ses films, jusqu’au ridicule, ce tragique abâtardissement et contribuer ainsi au discrédit de la psychanalyse.
Je reviens à mon anecdote. Quelques semaines plus tard, nouveau mail de Noël qui m’avoue, embarrassé, qu’au moment où il s’apprête à composer le programme, il ne parvient pas à retrouver la notice biographique que je lui avais fait parvenir. Je lui rappelle alors mon vœu de n’apparaître qu’avec cette seule mention de psychanalyste et je le remercie. Je le remercie de quoi ? Et bien de ce que Freud appelle un acte manqué, c’est à dire d’un acte accompli en dehors de toute volonté consciente, d’un acte que Lacan classe quant à lui dans la catégorie des formations de l’inconscient et qu’il considère plutôt comme un acte réussi. J’ai remercié donc Noël Rugliano de la réussite sous jacente à la bévue qu’est cette perte et qui signe sa volonté inconsciente de respecter mon choix.
Je suis donc ici, comme je l’avais voulu, en tant que psychanalyste. Mais qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Je m’efforcerai ce soir de cerner un peu cette question, mais je peux d’ores et déjà, grâce à mon anecdote, pointer un élément de réponse. Un psychanalyste se spécifie de croire à l’hypothèse de l’inconscient. Je précise que cela reste une hypothèse, parce qu’elle ne peut être objectivée, parce qu’elle ne peut se vérifier qu’au niveau subjectif, au un par un. Croire à l’hypothèse de l’inconscient, ce n’est sans doute pas suffisant pour faire un analyste, mais c’est en tout cas absolument nécessaire. Et cela n’est pour autant pas si évident que cela peut paraître, même si tout un chacun est sujet à ces petits phénomènes que sont les lapsus, la perte de menus objets comme des clés, l’oubli de mots ou des symptômes divers et variés.
Lorsque j’ai dû donner à la hâte un titre à mon intervention, je l’ai choisi dans la continuité de celui retenu par Jean-Jacques Ritz qui m’a précédé ici et qui vous a parlé à partir de cette question : « est-il normal d’être normal ? ». C’est une question d’une grande actualité dans un monde qui voit la promotion effrénée de la norme. Mais c’est aussi une question inscrite dans une longue tradition philosophique. Je ne me hasarderai pas à tenter d’en faire ici l’exégèse mais j’ai choisi de citer Pascal qui affirme, dans son Discours sur les passions de l’amour, que « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie que de ne se croire pas fou. »
J’ai bien sûr choisi cet auteur parce que c’est un monument de la pensée française et pour ses apports à la philosophie. Mais je l’ai aussi choisi en raison de ce que nous révèle sa biographie. En effet, si ses dons pour les mathématiques et les lettres se manifestèrent très tôt, il fut encore plus précocement, c’est-à-dire dès sa première année, en proie à des symptômes à la fois singuliers et massifs qui sont précisément décrits par sa nièce Marguerite Perier dans son « mémoire sur la vie de Monsieur Pascal ». Le petit Blaise tombait ainsi dans une sorte de langueur où il était pris de convulsions, que ce soit à la vue ou au son de l’écoulement de l’eau ou à la vue de ses parents s’embrassant devant lui. Ces crises avec douleurs, convulsions et pertes de connaissance ne cessèrent jamais et redoublèrent même d’intensité quand sa sœur Gilberte entra au couvent. Mon propos n’est pas ici d’interpréter ces symptômes, ni de poser un diagnostic, mais de pointer que l’on peut légitimement se demander si, dans notre France d’aujourd’hui, tellement préoccupée de normalité, de santé publique, de dépistage précoce et de rééducation, le génie de Pascal aurait trouvé des conditions favorables à son épanouissement.
Un psychanalyste est-il quelqu’un de normal ? ai-je donc donné pour titre à mon propos de ce soir. Evidemment, vous devez vous en douter, c’est un titre ironique, presqu’une provocation. Mais c’est une question qui me permet d’interroger ce que c’est qu’un psychanalyste.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que dans ce qui se dégage du portrait qui en est fait par les médias, j’ai déjà cité l’œuvre de Woody Allen, il a le plus souvent toutes les apparences d’un personnage infatué, souvent ridicule, au jargon peu compréhensible. Il faut dire que ce n’est pas aisé à cerner, ce que c’est qu’un psychanalyste, même par les praticiens de la psychanalyse, puisque cette question, qui ramène inévitablement à celle de la formation et de l’habilitation, est au centre des querelles qui agitent le mouvement analytique et à l’origine des scissions qui se succèdent depuis la mort de Freud.
Je disais tout à l’heure qu’un psychanalyste est quelqu’un qui croit à l’hypothèse de l’inconscient. Et j’ajoutais que ce n’est pas évident.
Cela n’est pas évident, cette affaire d’inconscient, parce que cela suppose d’admettre que l’homme n’est pas maître chez lui, que l’idée commune qu’il se fait de ses actes en les supposant déterminés par sa seule volonté consciente et rationnelle ne tient pas. De ce point de vue la découverte freudienne peut être mise en série avec ces autres atteintes au narcissisme qui furent le fait de Copernic, qui démontra que la terre n’est pas le centre de l’univers, puis de Darwin, qui ruina la prétention de l’homme à occuper une place privilégiée dans l’ordre de la création.
La résistance à ces avancées persiste, du moins pour les deux dernières en date. On le constate pour le darwinisme avec la résurgence insistante des thèses créationnistes. Mais on le constate aussi dans le champ des conceptions les plus actuelles de l’homme qui vont trouver toutes sortes d’autres explications, d’autres hypothèses, pour rendre compte de ce que la psychanalyse appelle formations de l’inconscient. Pour la plupart, elles partent de l’idée que ces petits accidents relèvent du mauvais fonctionnement de la machinerie humaine et n’ont aucun sens. Fondées sur des thèses que d’aucun jugent scientistes plutôt que scientifiques, elles partent de l’idée que l’expérience de l’homme est toute entière déterminée par son capital génétique et un ensemble de réactions réflexes conditionnées, de comportements acquis. Selon ces conceptions, un homme c’est en gros un chien de Pavlov couplé à un ordinateur, qu’un dressage approprié permet de rendre conforme à une norme. Parmi leurs promoteurs, on compte les plus éminentes autorités de la santé publique et on peut tout à fait leur appliquer l’autre tour de folie que stigmatise Pascal. Pour ces gens-là, tout écart à la norme est conçu comme un dysfonctionnement. Celui-ci peut être rapporté soit à un facteur organique – génétique ou neurobiologique – appelant donc un traitement médical, soit à une perturbation du comportement qu’il convient de rectifier par une rééducation appropriée. Ou encore plus prosaïquement à une mise au ban de la société puisque c’est désormais au mieux dans le rue et plus souvent encore en prison que se trouvent les fous de nos jours. Je souligne au passage que le sort fait aux fous est un bon indicateur de l’état d’une civilisation. Le régime nazi qui procéda avant guerre à une extermination méticuleuse de tous les malades mentaux et autres déviants, générant ainsi d’énormes économies de dépenses sociales au profit du réarmement, en a donné une extrême et funeste illustration. Nous n’en sommes pas encore là, même si l’utilitarisme et le souci de compression des coûts qui guide nos politiques actuelles de santé publique ou de sécurité prend une tournure inquiétante.
Ces thèses biologisantes sont la manifestation de résistances vis à vis de la psychanalyse et du concept d’inconscient. Certes, elles ne sont pas très glorieuses, elles ne restaurent pas la mégalomanie première, celle qui préexistait à Darwin ou à Freud, mais elles présentent l’immense avantage d’extraire toute notion de responsabilité du sujet, au prix, certes exorbitant, de celle de liberté. En évacuant cet horizon de la liberté humaine qu’est la folie, elles entrent de plain pied dans le champ de cet autre tour de folie que dénonçait Pascal à son époque. Mais c’est d’un phénomène d’une toute autre ampleur auquel on assiste actuellement, que je vais illustrer par deux exemples.
Voici tout d’abord une anecdote. Elle est tout à fait authentique. Elle m’a été rapportée par une amie, principale de collège et elle donne une stupéfiante illustration de ce déclin de la notion de responsabilité. Un de ses élèves avait déclenché l’alarme incendie de l’établissement pour échapper à un contrôle. Il y avait eu des témoins. L’élève a nié longtemps, puis en désespoir de cause s’est écrié. « Mais m’dame, c’était pas moi, c’était ma main ! »
Bien sûr cela fait rire, mais c’est moins drôle si on considère l’effarant effacement de la notion de responsabilité que cela révèle.
Cette question de la responsabilité est cruciale. Elle vaut la peine de s’y arrêter un moment car elle emporte de multiples conséquences. Certains d’entre vous se souviennent sans doute d’une petite phrase qui avait beaucoup fait débat à l’époque de ce que l’on a appelé le scandale du sang contaminé. Les ministres en charge du dossier s’étaient revendiqués « responsables mais pas coupables ». On les avait beaucoup critiqués, injustement à mon sens. Non pas eu égard à l’affaire en question dont je n’ai pas approfondi les tenants et aboutissants, mais précisément pour cette phrase et la vérité qu’elle recèle. Il y a en effet un rapport de l’une à l’autre, de la responsabilité à la culpabilité, et ce rapport, la psychanalyse le vérifie toujours. Plus on nie, plus on élude la question de sa responsabilité, plus on se trouve accablé par la culpabilité. Il faut noter que cette culpabilité n’est le plus souvent pas consciente. Freud l’avait bien souligné, elle peut tout à fait relever d’un sentiment inconscient de culpabilité. Celui-ci appelle en retour une sanction, un besoin de punition qui peut trouver à se réaliser justement dans ces formations de l’inconscient dont je parlais, lapsus et autres actes manqués. C’est bien connu par la criminologie avec ces cas si fréquents où le cambrioleur oublie sur les lieux de son forfait les indices permettant de l’identifier. Le sentiment inconscient de culpabilité expose à la tyrannie du surmoi, la responsabilité nous en libère. Reconnaître et assumer par exemple la responsabilité de ces haines cordiales et autres vœux de mort si ordinaires qui émaillent les relations familiales est infiniment moins ravageant que de les dénier. Assumer ses responsabilités libère les forces créatives de la vie. Leur refoulement laisse libre cours aux délétères effets souterrains de la pulsion de mort qui trouve à s’exprimer de multiples façons. Ce peut être par les voies de cette épidémie moderne que l’on appelle dépression et que Lacan pour sa part considérait comme la conséquence d’une lâcheté morale. Cela peut aussi prendre la forme de la haine de l’autre, fumier propice à l’épanouissement des mouvements populistes qui installent aux portes de l’Europe ce qu’il faut bien appeler par son nom, des camps de concentrations. Des centres de rétention administrative, c’est ainsi qu’on prétend les nommer.
A bien des égards, on peut considérer qu’il y a un rapport de cause à effet entre l’affadissement contemporain de l’assomption de responsabilité et la dégradation du Droit qui tend à réduire la justice à l’application aveugle de la règle. L’extension continue du champ des sanctions administratives au détriment de l’individualisation des peines en donne la mesure.
J’en viens à mon autre illustration. Il s’agit là d’une blague, une histoire drôle qu’un correspondant facétieux m’a adressé par mail, au moment précis où je préparais cette intervention et qui est vraiment tombée à pic pour servir mon propos.
Une personne va voir un psy et explique. Docteur voilà, j’ai un problème. Tous les soirs quand je suis au lit j’ai l’impression qu’il y a quelqu’un caché dessous. Alors je me lève pour regarder sous le lit et, bien sûr, il n’y a personne. Je me recouche mais au bout d’un moment je me dis que je n’ai peut-être pas bien regardé. Alors je me relève pour vérifier de nouveau, sans résultat bien entendu. Bref, j’ai beau me dire que c’est idiot je ressens toujours le besoin de m’assurer que personne n’est caché sous le lit. Docteur je ne dors plus, je suis à bout, pouvez-vous faire quelque chose ? Le psy fixe alors ses honoraires, qui sont conséquents, et le patient repart en disant qu’il doit y réfléchir. Un peu plus tard le psy rencontre la personne dans la rue par hasard et l’interroge. Alors ? Pourquoi n’êtes-vous jamais revenu me voir ? Et l’autre de répondre ceci. Et bien voilà, mon voisin, qui est bricoleur, a trouvé la solution et elle ne m’a rien coûté. Ah bon, s’étonne le psy, et comment a-t-il fait ? Et bien, il a eu l’idée de scier les pieds de mon lit de façon à ce que personne ne puisse se glisser dessous.
Là encore, cela fait rire. Mais quel est le ressort comique de l’histoire ? Bon, il y a bien sûr la dérision portée sur le psy et ses méthodes, voire sur le coût de ses honoraires. Mais il y a autre chose. Le sel de cette histoire, c’est que dans son fond, elle situe la cause du symptôme, les frayeurs nocturnes du consultant, en dehors du sujet, dans la disposition des meubles, disposition que l’on peut modifier en supprimant du même coup le symptôme. Dans l’histoire, ce qui fait rire, c’est le fait de pointer que la cause du symptôme soit extérieure, ce qui n’est pas tout à fait faux, mais que cette cause ne concerne en aucune façon le sujet, qu’il n’y soit lui, le sujet, strictement, pour rien, ce qui est par contre absolument contestable. C’est en cela que réside le plaisir que procure cette histoire et le rire de jubilation qu’elle déclenche. Car évidemment, c’est une fable. On n’y croit pas vraiment, mais ce serait tellement commode de se décharger du poids de cette responsabilité. Cette fable, c’est précisément ce dont se supportent les psychothérapies à la mode, les TCC, celles qui vous promettent une guérison programmée en quelques séances, au meilleur rapport qualité-prix. Et on peut d’ailleurs remarquer qu’au deuxième degré, c’est-à-dire au delà la dérision portée sur le psy, du fait même du simplisme outrancier de la chute de l’histoire, ce sont aussi ces méthodes de psychothérapies brèves qui sont moquées.
Un psychanalyste, lui, ne croit pas aux fables. Un psychanalyste croit à l’hypothèse de l’inconscient, il croit qu’il y a un sujet de l’inconscient et que le symptôme est une création de ce sujet. Il croit que le symptôme a un sens et qu’il a une fonction. Il le croit, parce qu’il le vérifie. Il le vérifie d’abord pour son propre compte – j’y reviendrai – et il le vérifie dans sa pratique. Dans la vraie vie, le personnage de l’histoire, celui qui dit être guéri par le voisin bricoleur, immanquablement, je veux dire que c’est un fait d’expérience, son symptôme prend nécessairement une autre voie. L’histoire ne le dit pas, mais peut-être suppose-t-il désormais une présence menaçante dans son armoire ?
J’ai reçu une dame qui dans certaines circonstances particulières était saisie d’une angoisse incoercible à l’idée d’avoir contracté le SIDA. Comme elle était médecin, très soucieuse des règles de prévention et plutôt chaste, elle était tout à fait lucide sur le fait que ce n’était pas possible. Mais elle se faisait tout de même tester. Si ça lui a passé depuis, c’est d’abord parce qu’elle a fait le pas de considérer que ce symptôme était bien d’elle. Puis d’entrevoir à quoi il lui servait. Puis enfin de se doter d’un autre symptôme moins invalidant : un mari, en l’occurrence.
Donc croire à l’inconscient, ce n’est pas si commode. Ce n’est pas si commode parce qu’y croire effectivement, y croire en acte, cela implique aussi de consentir pleinement à se faire responsable de ses formations. Et d’en tirer les conséquences.
Poser l’hypothèse de l’inconscient équivaut à poser celle du refoulement. Il y a de l’inconscient parce qu’il y a refoulement. Autrement dit, le refoulement est la condition de l’inconscient. Mais, et c’est là que cela devient un petit peu compliqué, il y a refoulement et refoulement.
Notons tout d’abord que contrairement à une idée qui a été répandue par des personnes qui se sont sur ce point opposée à Freud, le refoulement n’est pas la conséquence d’une répression sociale. Quelqu’un comme Wilhem Reich a poussé très loin dans cette direction et prôné une libération sexuelle censée résoudre tout les maux dont souffre l’homme du fait de la civilisation. Mais enfin, qui peut aujourd’hui considérer que la libération des mœurs que nous connaissons et qui nous éloigne tant de la morale victorienne qui prévalait du temps de l’invention de la psychanalyse, ait confirmé cette hypothèse ? Non, s’il y a refoulement, c’est bien une conséquence incontournable du langage qui non seulement nous exile sans retour de tout rapport direct à la nature mais qui nous laisse face à une impossibilité, lorsque nous parlons, pour dire quoi que ce soit de ce « je » qui parle. Le sujet qui parle, le sujet de l’énonciation est toujours hétérogène au sujet des énoncés. Insaisissable, il n’est jamais qu’effet du langage. Cet impossible est de structure, il est la conséquence de cette impuissance du langage qui fait le thème de ces rencontres et sur lequel je reviendrai.
Je le disais, il y a refoulement et refoulement. Il y a le refoulement qui fait retour, le fameux retour du refoulé, dont on trouve la trace dans ces formations de l’inconscient dont je parlais au début de mon exposé, les actes manqués, les rêves ou les symptômes. Ce refoulé là peut s’interpréter, c’est à dire qu’il peut s’en dire quelque chose qui soit dans l’ordre du langage et du sens et qui mette en jeu la question de la vérité. Mais il y a aussi un autre refoulement, primordial, irréductible au symbolique, celui là. Freud a dû en poser l’hypothèse lorsqu’il a bâti les fondements de la psychanalyse en développant sa méthode d’interprétation du rêve : dans chaque rêve, il a pu repérer un point inaccessible autour duquel tourne le rêve. Un point dont rien ne peut se dire. Ce point, qu’il a appelé ombilic du rêve, l’a contraint à poser le concept de refoulement originaire, qui rend compte d’un savoir radicalement inaccessible à qui parle comme tel.
Ce point où le langage est en défaut, ce point qui fait trou dans le symbolique, c’est ce que Lacan réfère à la catégorie du réel. L’impossible, c’est le réel se plaisait-il à marteler. Cet impossible, cette inaccessibilité, qui est finalement un autre aspect de l’impuissance du langage à saisir celui qui parle dans sa parole, n’est pas vraiment une découverte de Freud. C’est une question qui a préoccupé les hommes depuis la plus haute antiquité. Dès le 5° siècle avant Jésus-Christ, Epiménide en a donné une première formulation avec son célèbre énoncé « tous les crétois sont des menteurs ». D’un côté, Épiménide étant crétois, il ment, mais alors qu’il ment il dit effectivement la vérité. D’un autre côté, il dit une vérité, à savoir que les Crétois mentent toujours, de sorte qu’il ment. Ce paradoxe a mis au travail des générations de logiciens, depuis Philatos de Cos qu’il poussa au suicide, jusqu’aux logiciens modernes. Parmi ceux-ci, Kurt Gödel, qui est considéré par certains comme le plus grand logicien de l’histoire, est parvenu en 1931, non pas à résoudre la question, mais à démontrer, avec son théorème d’incomplétude, que tout système formel est ou bien inconsistant ou bien incomplet. Inconsistant veut dire qu’il peut admettre des énoncés contradictoires, et incomplet, qu’il comporte des énoncés qui ne sont pas démontrables. Comme c’était le cas pour Pascal, ce qui m’a amené évoquer Kurt Gödel, ce sont les particularités du personnage, qui avait lui aussi des symptômes bizarres. Il était en proie à une crainte irraisonnée d’être empoisonné, tout particulièrement par les émanations venant de son réfrigérateur. Cette crainte l’a poussé progressivement à cesser de s’alimenter et il en est littéralement mort de faim.
Pascal, Gödel, j’aurais pu tout aussi bien en citer d’autres. Mais je ne veux pas dire, avec ces exemples, que tous les génies ont un grain. Il y a des types géniaux qui ne sont pas fous du tout et il y a aussi des fous complètement idiots. Mais je ne serais pas étonné s’il était prouvé un jour que parmi les génies, la proportion de types bizarres est plus importante que dans la population générale. Personne n’a fait une étude qui testerait cette hypothèse. Mais on l’a par contre bien vérifié pour la rue et la prison. Les fous y sont en proportion infiniment plus nombreux que dans l’ensemble de la population.
Démontrer en logique que le langage, en tant que système formel, est impuissant à se saisir lui même ne permet pas de faire face à la difficulté que constitue l’impossible qui en résulte pour le sujet parlant. Ce que ne peut pas saisir le langage, ce qui résiste donc à toute prise dans le symbolique, c’est ce que Lacan nomme le réel – à ne pas confondre avec la réalité – et c’est pour cela que la logique, qui permet tout de même de l’aborder, est la science du réel. Comme telle, elle intéresse éminemment le psychanalyste.
Pour traiter la difficulté, l’impossible qui résulte de cette impuissance, je ne dis pas pour en guérir, on ne guérit pas du langage, la psychanalyse a mis en évidence une solution assez répandue. Cette solution consiste dans la mise en fonction d’un signifiant particulier, situé en position d’exception par rapport à l’ensemble des signifiants qui forment le symbolique. Ce signifiant, Lacan l’a indexé de signifiant du Nom du Père. Expliciter les modalités de sa mise en fonction m’entraînerait sans doute trop loin, et je m’en tiendrais à ceci : ce signifiant a pour effet de tenir celui qui en dispose à l’écart d’une confrontation trop brutale au réel. Mais tous les sujets n’en disposent pas. Pour certains ce signifiant est forclos, rejeté. Ce rejet relève d’un choix archaïque et radical, ce que Lacan considère comme un obscur choix de l’être. C’est un choix paradoxal parce qu’il est d’un temps où il n’y a pas de sujet pour opérer de choix, le sujet étant déterminé par l’après-coup de ce choix. Les conséquences peuvent en rester masquées, parfois toute une vie. Dans d’autres cas, une rencontre contingente les révèle brutalement dans ce mouvement que l’on appelle décompensation ou déclenchement psychotique.
Un tel choix peut donc conduire, mais pas nécessairement, à ce que l’on appelle communément la folie. La folie est ainsi un moyen, toujours singulier, par lequel le sujet traite un rapport au réel que l’absence d’inscription du Nom du Père laisse à nu. Ce moyen, qui est une invention propre du sujet peut être très rudimentaire. Il peut aussi bien être très élaboré. Il peut être si discret que personne ne s’en rend compte. Il peut au contraire être tellement bruyant que cela conduise à un internement. Il peut être invalidant de toute relation sociale mais il peut tout aussi bien susciter des liens sociaux très étendus, pour le meilleur comme pour le pire. Pour le dire d’une autre façon, je dirai que la solution par le Nom du Père, celle du névrosé, c’est du prêt-à-porter, alors que quand ce Nom du Père est forclos, il faut du sur mesure. Et ce sur mesure ne peut valoir que s’il part d’une création du sujet qui en aura l’usage.
Pour en donner une idée plus concrète, je vais vous présenter ce que l’on appelle un cas, c’est à dire le compte rendu d’un travail clinique. Je l’ai choisi pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il témoigne de façon très sensible de l’embarras auquel chaque être humain, pas seulement ceux que l’on dit fous, se trouve d’avoir affaire au réel. Il en témoigne de façon très sensible parce qu’en l’occurrence il s’agit d’une personne qui ne dispose pas de ce signifiant particulier que Lacan réfère au Nom du Père pour traiter le réel. Il s’agit donc de quelqu’un qui est le dos au mur, qui n’a en quelque sorte pas d’autre solution que de s’inventer des modalités singulières pour le faire. Je l’ai choisi aussi pour ce qu’il démontre des ravages que peuvent causer les bonnes intentions et la promotion de la normalité. Je l’ai choisi enfin pour vous donner une idée de ce en quoi un traitement par la psychanalyse se distingue de ceux proposé par la médecine, la psychiatrie ou l’action sociale.
Il s’agit d’un jeune homme de 30 ans, je l’appellerai Julien, que j’ai rencontré deux fois par semaine pendant 6 mois dans un service de psychiatrie adulte. La première hospitalisation de Julien date de sa vingtième année. Une dizaine d’autres ont suivi selon un scénario immuable. Après une période de sevrage et de stabilisation à l’hôpital, un projet d’insertion sociale et professionnelle est mis en place, auquel Julien souscrit docilement. Témoignant de bonne capacités intellectuelles et pratiques, Julien a accompli avec succès une dizaine de formations professionnelles dans des domaines très différents. Un fois sorti de l’hôpital il se met à travailler à la satisfaction de tous, mais dans les mois qui suivent, l’issue est toujours la même : une intoxication grave, un passage en réanimation suivie d’un retour contraint à l’hôpital psychiatrique en HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers. Haschisch, opiacées, alcool, amphétamines, médicaments divers, Julien prend tout ce qu’il trouve, exclusivement par voie orale. Bien qu’un peu amorti par le temps et les échecs répétés, l’idéal adaptatif et le projet thérapeutique de l’équipe reste inchangés : l’HDT de Julien, toxicomane, sera levée lorsqu’il aura bâti, avec le soutien actif des services sociaux, un vrai projet professionnel et qu’il sera ainsi entré dans la norme qui lui est proposée avec insistance. Tout cela, Julien, que je rencontre dans les jours qui suivent sa énième hospitalisation, le reprend en bloc dans des propos très convenus, sans subjectivation aucune, guettant attentivement mon approbation. En voici quelques exemples : il y a bien sûr le sempiternel « Je suis toxicomane » qui lui donne un semblant de statut social et lui procure un certain confort. Car être toxicomane, c’est un handicap et un handicap, ça n’implique pas vraiment de responsabilité. D’ailleurs certains considèrent que c’est génétique. Il me dit aussi : « je touche l’AAH, l’allocation adulte handicapé, je ne la gagne pas, elle m’est octroyée » « c’est immoral de toucher ma pension sans travailler alors qu’il y a tant de gens dans la misère, en France, mais aussi dans le tiers monde », « il faut donc absolument que je m’en sorte, que je me trouve un travail ».
L’équipe médico-sociale et Julien sont donc totalement en phase, chacun est à sa place dans une mécanique bien huilée et chacun joue sa partition, qui pour soigner, qui pour réadapter et pour réinsérer – et qui pour s’intoxiquer.
D’emblée, Julien est enthousiaste à l’idée de pouvoir parler à une personne extérieure à l’équipe soignante qu’il fréquente assidûment depuis une décennie. Sa présentation est soignée, il est intelligent, cultivé et s’exprime avec aisance. Il ne présente pas de troubles évidents du langage mais produit un constant et saisissant effort de métaphorisation pour tenter d’expliquer ce à quoi il est confronté. Dans certains cas, cet effort abouti à une production métaphorique effective dont le caractère éclairant ne dissipe toutefois pas l’impression d’artifice, de placage qu’elle semble révéler chez son auteur. Dans d’autres cas, fréquents, le bouclage métaphorique échoue, et ses propos deviennent embrouillés et s’enlisent dans un glissement métonymique accompagné de perplexité teintée d’angoisse.
Apparaissent ainsi, pour qui est suffisamment attentif, divers signes discrets qui sont autant de manifestations de la difficulté de Julien avec le langage et de la précarité de l’édifice avec lequel il se préserve d’un rapport trop direct au réel
Lors de l’une des toutes premières séances Julien m’explique que si ses projets ont échoué, c’est parce qu’il essaye de construire un mur avec une seule brique. Il a compris maintenant que ça ne peut pas marcher et se propose de tenter de bâtir quelque chose de plus élaboré, avec plusieurs briques, dans lequel il aurait une place privilégiée, comme une clef de voûte, qui ferait tenir l’ensemble. Il exprime là sa difficulté, mais aussi son espoir, de trouver place dans un ensemble qui le relierait à la communauté des hommes, tout en ne pouvant se représenter cette place autrement que celle d’exception, précisément cette place d’exception qu’occupe le Nom du Père dans l’ensemble des signifiants, ce Nom du Père dont l’usage lui fait défaut. La séance levée, il revient rapidement déposer sur le bureau une de ces petites boîtes de jus de fruit que donne l’hôpital, de ces parallélépipèdes en carton que l’on appelle justement brique. Par delà toutes les lectures qui peuvent être faite de ce geste, ce que je voudrais souligner c’est qui est tout à fait patent que le jeu signifiant qui résulte de l’ambiguïté entre de la brique de construction qu’il a évoquée et la brique de jus de fruit qu’il me donne lui est totalement inaccessible.
Après cette entrée en matière, une longue série d’entretiens s’avère nécessaire pour en quelque sorte défaire ce que la fréquentation de l’hôpital et des services sociaux a produit de routines et d’évitements. Pour cela, trois parti pris sont adoptés.
Premièrement de refuser catégoriquement d’entendre le ressassement du discours adaptatif que Julien a fait sien, au besoin par des séances très brèves. De faire ainsi systématiquement des pas de côté pour déjouer les manœuvres par lesquelles il tente de me loger dans l’une des positions qu’il a l’habitude de rencontrer. Celle de l’Autre soignant ou celle de l’Autre interdicteur – en refusant par exemple de me prononcer en soutien à des velléités manifestement prématurées de sevrage par exemple, ou encore sur celui de l’Autre de la connivence, lorsqu’il cherche approbation ou complicité dans les petits trafics qu’il monte dans l’hôpital.
Ensuite de marquer mon intérêt pour tout effort fournit pour reconstituer son histoire, en dégager la logique et les évènements clés.
Et enfin, par l’appui donné à tout ce qui partant de lui serait une alternative possible à l’intoxication.
De sa mère Julien dit qu’elle reste toujours très présente et qu’elle collabore activement avec l’équipe médico-sociale. Très attentive, elle s’en fait l’auxiliaire zélée en veillant à l’application des règles prescrites. Plusieurs des intoxications graves sont d’ailleurs survenues au domicile de la mère ou à la suite de reproches qu’elle lui aurait fait.
Julien dit avoir zappé son père à la sortie de l’adolescence. Aux yeux de Julien, c’est un personnage hâbleur et fanfaron, successivement militant anarchiste, gauchiste, maoïste, puis enfin communiste. Toujours grand séducteur, c’est par l’alcool qu’il se soutenait tant dans les meetings politiques que dans les rencontres amoureuses. Le couple à divorcé l’année de ses quatre ans en raison des alcoolisations du père. Mais leurs relations se sont poursuivies bien après ce divorce, suscitant une incompréhension et une perplexité toujours intacte chez Julien qui garde le vif souvenir des angoisses majeures qu’il éprouvait enfant lorsqu’il entendait les bruyantes manifestations de leurs ébats sexuels depuis sa chambre. Une grande perplexité reste notamment attachée à une confidence faite par ce père lorsqu’il a huit ans : « Madame P. (il s’agit du nom de jeune fille de la mère de Julien) aime toujours Monsieur A (son propre nom) ». Pourquoi lui a-t-il dit cela ? Qu’a-t-il voulu dire ? Telles sont les questions qui n’ont cessé depuis de le tarauder. Il faut noter que cette phrase du père est très particulière. Il ne dit pas « je suis encore aimé par ta mère ». Cette phrase présente en effet cette bizarrerie, cette caractéristique remarquable entre toutes d’être un pur énoncé factuel, élidant tout sujet de l’énonciation dans son énoncé.
Pressé d’élucider les circonstances de ses intoxications, Julien repère qu’elles se produisent toujours dans un contexte marqué par l’imminence de l’aboutissement d’un projet. Il fait remonter cette répétition à l’époque de ses trois terminales successives où des résultats scolaires brillants lui garantissaient un succès assuré aux épreuves du baccalauréat. Il tente, comme à son habitude, de métaphoriser la séquence en évoquant un cycle de la vie dont une part ferait défaut, échapperait et le plongerait dans une panique irrépressible ; ce serait, ce cycle, comme une roue à laquelle il manquerait un morceau de circonférence. Cela ne peut tourner et cela pose la question de la mort. Il apparaît encore clairement, là, que le jeu, l’équivoque qui fait passer du cycle de la vie au cycle scolaire dont il n’a pu assumer la fin lui échappe totalement.
Il identifie néanmoins dans la présentification de cette béance ce qui le précipite dans le passage à l’acte suicidaire et donc le point où se situe la butée qui fait échec à toutes ses entreprises. Ou alors, ajoute-t-il, il faudrait que la fin soit toujours repoussée et conclut en logicien, mais en confondant la mortification du sujet par le signifiant avec la mort réelle de l’organisme : « C’est finalement par amour de la vie et pour ne pas mourir que je me suicide ».
Je pointe au passage que dans ces jeux langagiers qu’il produit à son insu, dont la brique, ou le cycle sont des exemples, il n’y a pas lieu d’interpréter, c’est à dire de pointer l’équivoque signifiante sous-jacente en vue de produire un effet de sens. Il n’y a pas lieu de le faire parce que pour Julien, la question du sens est fermée et ne peut renvoyer qu’à la perplexité et à l’angoisse.
Après cette séquence, Julien tente de reconstruire les circonstances du déclenchement de sa maladie, survenu lors de sa treizième année. Elles sont de deux ordres.
Il y avait le contexte général de ses progrès fulgurants au tennis qui avait amené le commentaire suivant de sa mère : « si tu continues comme cela, tu vas vraiment réussir et gagner beaucoup d’argent », lui avait-elle dit, traçant ainsi une perspective qui l’avait plongé dans une excitation teintée d’appréhension, qu’il repère bien, dans l’après coup, comme étant précisément le contexte d’aboutissement qui précipite ses passages à l’acte suicidaires.
Ce contexte général s’il a préparé le déclenchement ne suffit pas en lui-même à en rendre compte. Il y a fallu de surcroît une mauvaise rencontre organisée par le père.
Lors d’un week-end qu’il passait auprès de celui-ci, Julien, très fier de ses progrès dans l’acquisition de la langue anglaise lui propose de traduire n’importe quelle phrase du français vers l’anglais. Après un temps de réflexion, le père lui propose de traduire la phrase suivante : « je suis aimé ». C’est alors que le monde de Julien bascule et qu’il se trouve figé dans une sorte de perplexité abyssale et de confusion mentale, incapable de proférer un seul mot, alors même qu’il avait pleine conscience que cette traduction ne lui posait aucun problème lexical particulier.
Si l’on considère l’énoncé paradoxal du père dont la confidence faite quand il avait huit ans avait fait énigme pour Julien : « Madame P. (le nom de jeune fille de la mère de Julien) aime toujours Monsieur A (son propre nom) », phrase qui vient à la place d’un « je suis toujours aimé de ta mère » phrase dont je notais précédemment qu’elle a cette particularité de se réduire à un pur énoncé, on peut comprendre l’embarras de Julien mis en demeure de produire une énonciation précisément là où le père est en défaut. Cette impasse subjective vient pile, à un moment crucial, redoubler la perspective tracée pour Julien par sa mère de réussir et de gagner sa vie là où son père s’était révélé incapable.
On retrouve ainsi dans cette conjoncture de déclenchement, dans la perspective de gagner de l’argent ou de supporter l’amour, le contexte de la rencontre avec le trou béant laissé par la forclusion du Nom du Père. On mesure alors la cruauté, involontaire mais bien réelle, de l’appareil sanitaire et social qui le pousse justement à réussir là ou manifestement, il ne le peut absolument pas.
Ce moment de déclenchement trouvera sa réplique dans l’issue de sa première aventure amoureuse qui eut lieu l’année de ses 20 ans. Sa compagne était très belle et la passion, partagée, fut ruinée par l’incapacité de Julien à supporter le regard des autres hommes sur elle. Peu après la rupture, il fait sa première overdose.
On peut dès lors considérer que, dans ses intoxications, Julien commémore le laissé en plan où il s’est trouvé face à la jouissance du père et à la complaisance de sa mère qui le laissent sans aucun recours : dans le coma il se réalise comme pur objet, livré à la consommation d’un Autre déréglé.
Le travail accompli par Julien au fil des entretiens s’est accompagné, d’une part de la mise au rancart des propos convenus qui étaient autant de reprises des paroles des services médicaux et sociaux et, d’autre part, d’une forme de restauration subjective marquée par l’émergence de manifestations délirantes et d’inventions de plus en plus élaborées.
Il y a eu dans un premier temps une période féconde, suscitant tout d’abord la stupéfaction de l’équipe soignante qui voit avec horreur se révéler ce qu’elle tenait à l’écart depuis 10 ans à savoir la psychose sous jacente à la toxicomanie de Julien. Puis une fureur de soigner – on le préférait tout de même avant, c’était plus simple – dont je n’ai pu contenir les effets qu’à grand peine. Vous vous souvenez de son idée de prendre place comme clé de voûte dans une construction complexe. Et bien Julien a trouvé dans la religion un mode de réalisation adéquat, hallucinant une rencontre avec Dieu qui lui révèle qu’il doit être le nouveau Christ et sauver l’humanité. A la surexcitation de cette rencontre exceptionnelle avec Dieu, succède une période de grande perplexité car la question se pose : de quoi doit-il sauver le monde ? Il occupe alors de longues nuits d’insomnie à lire et relire les deux journaux gratuits distribués dans sa région pour y repérer des failles, des contradictions qui seraient les indices d’un obscur complot orchestré par la collusion des médias, de la finance et des élus politiques qu’il aurait à déjouer.
Mais dans le même temps, il achète un cahier et se met à écrire, pour donner « un squelette » aux idées qui lui viennent d’abondance, comme aux débuts de sa maladie, mais qui étaient alors comme des « bouts de chair qui se défaisaient ». En écrivant, en leur donnant un squelette, il compte bien les faire tenir ensemble. Là encore, dans ces énoncés, l’on peut saisir la proximité dangereuse qu’entretient Julien avec le réel. Ce n’est pas au corps, au corps érotisé par le signifiant que Julien a affaire, c’est à l’organisme, à un ensemble d’organes, à des paquets de viande.
Ce réel là, il tente donc de le traiter, de le voiler, par le délire, d’abord, puis par l’écriture de ses idées et peu à peu apaisé, il s’engage dans des projets qui n’ont plus aucun rapport avec les visées de réinsertion sociale habituelle. En voici quelques exemples :
• Il se lie avec un malade de l’hôpital, ancien professeur d’Anglais qui lui donne des cours. Il a le projet d’apprendre et de comparer toutes les formes argotiques dans cette langue, les argots anglais, américains australiens, etc. • Il se remet au tennis en se fixant l’objectif de retrouver un niveau honorable. Il note que le tennis, c’est très différent du produit. « Avec le produit ce qu’on veut c’est s’ouvrir à l’autre, et puis au bout du compte, on se retrouve tout seul. Alors qu’avec le tennis, il y a la balle, mais il y a aussi l’autre. Il coupe ou lifte la balle, fait des amorties ou des lobes, c’est beaucoup plus intéressant. » C’est à cette époque qu’il décide de se sevrer de la méthadone et qu’il tente de se limiter, avec les conseils d’un médecin extérieur à l’hôpital, à la consommation modérée de néocodion. • Il s’engage dans une relation amoureuse platonique avec une jeune patiente de l’hôpital qu’il a choisie avec beaucoup de discernement. Parce qu’elle est belle et intelligente, bien sûr, mais, surtout, parce qu’elle présente l’avantage d’être originaire du Maghreb, et donc soumise au tabou de la virginité. Julien fait couple avec cette jeune personne, sur le mode du chevalier servant, en évitant toute rencontre avec une jouissance qu’il ne saurait rencontrer sans dommage. • Il rachète une guitare, il avait vendu la sienne des années auparavant pour se procurer des produits, et poursuit ses élaborations en développant une pratique originale que l’on pourrait qualifier de « glossolalie musicale ». Il ne plaque pas les accords de l’harmonie classique mais tente de traduire ses pensées et émotions en figures géométriques, triangles, carrés, losanges et trapèzes. Ces figures, il les inscrit alors en tablatures sur sa guitare pour produire des sonorités inédites et obtenir un succès d’estime, dans puis hors de l’hôpital.
L’intérêt de ce cas, c’est qu’il rend bien compte de la succession des solutions qui permettent à Julien de se dégager, un peu, de la cruauté du discours adaptatif des bonnes âmes de l’action sociale et sanitaire. Celles-ci ne lui laissent en effet pas d’autre issue que d’osciller entre l’aspiration à un idéal préfabriqué et la déchéance dans le corps inanimé que l’on amène sur un brancard. Ces solutions sont autant de moyens pour Julien de traiter le rapport singulier qu’il entretient avec le réel.
Mais qu’est-ce qui a déterminé leur émergence ? Qu’est-ce qui est requis du partenaire que j’ai été pour Julien dans l’affaire ? Bien sûr, il y a les repères théoriques. Bien sûr, il y a aussi une position éthique, celle du privilège accordé en tout au sujet, à sa liberté, à sa capacité de création et à sa responsabilité. Mais est-ce suffisant ?
J’en reviens donc à ma question : finalement, qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Quel est le savoir mis en jeu par un psychanalyste ? Notons qu’il convient de bien distinguer le savoir du psychanalyste et le savoir de la psychanalyse. Le savoir de la psychanalyse, on peut dire que c’est l’ensemble des travaux, livres et publications qui se sont déposés depuis Freud. Mais le savoir du psychanalyste, c’est toute autre chose, c’est ce dont se soutient une pratique orientée par la psychanalyse.
Une réponse possible serait de dire qu’un psychanalyste c’est ce que produit, le cas échéant, pas toujours, une psychanalyse menée à son terme. Ce n’est en effet pas dans les livres qu’on se forme à l’exercice de la psychanalyse, même s’il y a beaucoup de choses à lire par ailleurs. Evidemment dire les choses ainsi, cela reporte la question sur ce qu’est une psychanalyse. Et la réponse débouche alors sur une tautologie puisqu’on pourrait dire à la suite de Lacan, qu’une psychanalyse, c’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un psychanalyste.
Les sociétés analytiques rassemblés dans l’IPA, ceux que l’on appelle les post freudiens apportent encore de nos jours une réponse simple à la question. Un psychanalyste, c’est quelqu’un qui a suivi un cursus de formation prédéfini, qui a effectué une cure analytique avec un didacticien choisi par l’association, cure comportant tant de séances de durée déterminée à l’avance, pendant tant d’années puis en engageant lui même une pratique supervisée également par des didacticiens choisi sur la même liste. Au terme de ce cursus, l’impétrant se voit alors décerner la qualité de psychanalyste par les autorités associatives.
Lacan s’est élevé avec force contre ce processus d’habilitation bureaucratique. Pour lui, l’analyste ne s’autorise que de lui-même. C’est un énoncé qui a fait scandale. Il a fait scandale parce qu’il a été très mal compris. Contre toute apparence, ce n’est absolument pas une position laxiste qui soutiendrait que quiconque peut selon son caprice revendiquer la qualité de psychanalyste. Ce n’est pas du tout une position qui viendrait dénier la nécessité du travail sur les fondements théoriques de la psychanalyse. Ce n’est pas non plus une position qui contesterait la nécessité, sur laquelle Freud insistait déjà d’être soi-même passé par l’expérience. Non, ce que pointait alors Lacan, c’est qu’occuper pour quelqu’un cette position singulière qui est celle du psychanalyste emporte une responsabilité qui ne peut être déléguée à une autorité bureaucratique. Considérant le passage du psychanalysant au psychanalyste, Lacan parlait du risque total qu’emporte ce choix fou. Un choix fou, donc, que celui-là. Cela nous ramène à mon titre ironique : un psychanalyste est-il quelqu’un de normal ? C’est en tout cas c’est quelqu’un qui fait ce choix, ce choix fou.
La question de ce qu’est un psychanalyste, je le rappelais, ne laisse pas en paix les psychanalystes qui se déchirent à son sujet. Elle ne laisse pas non plus en paix les autorités sanitaires de l’Etat, qui a mis près d’une décennie pour légiférer. Dans un texte confus, ne discriminant pas psychothérapie et psychanalyse, il a pris le parti de confier la question de la formation à la charge de l’université. On sait avec l’expérience américaine à quoi cela conduit.
Lacan, qui lui aussi était travaillé par cette question, a inventé une procédure qui n’est pas une procédure d’habilitation mais une procédure dont la visée est avant tout de faire avancer le savoir de la psychanalyse sur ce qui détermine le passage du psychanalysant au psychanalyste. Elle part de ce constat qu’il peut se produire au cours d’une analyse quelque chose qui n’est pas du registre des effets thérapeutiques mais d’une mutation du sujet. Le temps de cette mutation subjective, que l’on appelle moment de passe ou passe clinique et qui est essentiel à la formation du psychanalyste, il a voulu en faire le recueil dans une procédure appelée passe elle aussi. Qui le souhaite peut se porter candidat. Il est alors amené à témoigner de son expérience auprès de deux analysants eux-mêmes à un stade avancé de leur propre analyse. Ces deux personnes appelées passeurs viennent alors rapporter ce qu’ils ont entendu à un jury qui fait un travail théorique sur le matériel recueilli et décerne, le cas échéant, le titre d’analyste de l’école au candidat.
Cela doit vous paraître un peu compliqué. En fait cela l’est infiniment plus. Car les enjeux éthiques, cliniques, théoriques et politiques sont dans l’affaire considérables. Mais je vous rassure, je ne les développerai pas ce soir. Je mettrai juste l’accent sur trois points.
D’abord sur cette transition qu’implique la procédure, ce passage du privé au public, de la confidentialité du cabinet du psychanalyste au public d’une communauté de travail.
Ensuite sur l’énorme effet de réduction, de compression de l’expérience et donc de lisibilité que cela implique. Une analyse dure rarement moins d’une décennie, à raison de trois séances par semaine. Les rencontres avec les passeurs se réduisent dans les faits à quelques heures d’entretiens. Et le rapport au jury prend rarement plus d’une demi heure !
Le troisième point sur lequel je vais insister est celui qui concerne la passe clinique, celle dont l’analysant fait l’expérience et qu’il va tenter de faire passer auprès du jury. Ce moment particulier est un moment de proximité extrême avec le réel. C’est un moment où l’analysant se voit porté aux confins du langage, en un lieu où se révèle l’impuissance du langage. C’est un moment de grand trouble, qui s’accompagne souvent de symptômes d’allure psychotique, d’angoisse massive, de dépression abyssale, d’excitation maniaque ou encore de phénomènes psycho-somatiques plus ou moins invalidants. C’est entre autre pour cela que Lacan considère le choix d’opter pour la pratique de la psychanalyse comme un choix fou. C’est en effet un choix qui implique pour celui qui le fait le risque d’en accompagner d’autres vers cette issue, alors même qu’il a fait l’expérience des désagréments qu’elle comporte.
Mais vous pouvez alors saisir l’écart incommensurable qui sépare la formation de l’analyste de toute formation de type universitaire. L’expérience de la cure en est le pivot. C’est elle qui permet à l’analyste de faire face aux effets d’angoisse qui résultent de la proximité du réel. C’est elle qui permet d’accompagner un sujet psychotique sur le chemin qui lui est nécessaire pour trouver une place vivable dans le monde. Et c’est précisément ce à quoi se refusent obstinément les acteurs médicaux et sociaux qui s’acharnent à soigner et réinsérer Julien, ce jeune homme, dont je vous ai parlé.
Un psychanalyste est quelqu’un qui ne recule pas devant le réel. A l’instar du guide de montagne qui rassure par sa tranquille sérénité son client paralysé par le vide physique, le psychanalyste, parce qu’il a lui même fréquenté le vide symbolique, c’est à dire le lieu où l’impuissance du langage se révèle, peut se faire le partenaire de route d’un sujet psychotique dans sa confrontation au réel.
Je vais terminer en reprenant ici le fragment d’un récit de passe. Il s’agit d’un rêve survenu dans ce moment de franchissement que constitue la passe clinique. C’est le rêve d’un analysant qui a fait deux tranches d’analyse successives. Le rêve, conclusif, est le suivant :
Le rêveur marche paisiblement en compagnie de son père dans une lande. Son père est vieux, il lui donne le bras. Le sentier conduit à une faille sans fond qui barre tout le paysage. Deux structures étroites, parallèles au bord de la faille, divisent sa largeur en trois parties. Le rêveur veut aller au delà. Premier temps : il abandonne son père et se saisit d’une planche trouvée là, la jette sur le premier intervalle, qu’il franchit. En équilibre sur le premier support, il retire la planche et la place sur le second intervalle qu’il traverse à son tour. Deuxième étape. Pour la troisième étape, il recommence l’opération afin de franchir le dernier intervalle, mais alors qu’il est engagé, la planche glisse et c’est en courrant littéralement dans le vide qu’il parvient en un instant, de l’autre côté de la faille. Là, il ne découvre rien de particulier. Juste un départ de sentier, qu’il suit, et qui le ramène, au terme du cheminement de ce quatrième temps, aux côtés de son père.
Les deux premiers franchissements figurent les deux tranches d’analyse successives qui ont déterminé le contexte du rêve. C’est dans ce contexte que se situe le pas suivant, le troisième du rêve. Deux caractéristiques le distinguent des précédents. En premier lieu sa temporalité : les deux premiers franchissements ont une durée sensible alors que celui de la course dans le vide est un temps sans épaisseur ni pensée. D’autre part, le fait que, dans l’opération, un objet -que la planche vient figurer- se perd, un objet que le rêveur n’avait pas avec lui mais qu’il avait trouvé là. Le rêveur arrive alors à la dernière étape, celle du retour vers le père. A la différence de celle qui précède, elle a une durée et comporte un travail, assimilable au temps et au travail nécessaires à la séparation d’avec l’analyste et l’assomption de la perte de l’objet qui en est le corrélat.
Au terme de ce parcours et de sa figuration topologique dans le rêve, le franchissement d’une discontinuité s’est opéré, l’analysant est revenu à son point de départ, mais pour lui, rien ne sera plus jamais comme avant.
Alors pour répondre à ma question de départ, « Un analyste est-il quelqu’un de normal ? », je répondrai bien évidemment que non. Assurément, je pourrais dire heureusement, un psychanalyste n’est pas quelqu’un de normal. Mais j’ajouterai tout de même qu’il n’est pas moins normal que quiconque. Simplement a-t-il acquis un peu de savoir sur ce qu’il en est de la prétendue normalité, et tout particulièrement de ce qui le constitue, lui, comme anormal, de cette part de folie que Pascal jugeait si nécessaire.
