Lors de ce midi-minuit , avec cinq autres auteurs, Patricia Léon-Lopez a été invitée par l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan pour un débat public autour de son article « Un faux pas-tout » paru dans la revue PSYCHANALYSE 11 (Ed. Erès)
Présentation de l’article par Isabelle Morin :
Ce texte interroge, pour ceux qui se réfèrent à l’enseignement de Lacan, la non équivalence entre le pas-tout phallique et le préœdipien. Pour le démontrer et suivre les conséquences d’un glissement qui a parfois lieu, l’auteur nous introduit à de nombreuses questions sans jamais lâcher la visée de sa démonstration. C’est une façon de tourner autour du féminin pour en appréhender différentes facettes qui ouvraient sur un horizon sans cesse renouvelé. La pièce de Wedekind, L’éveil du printemps sert de point d’appui pour saisir la logique de la transmission impossible du féminin entre mère et fille et les conséquences d’une logique du tout.
Il s’agit donc de lire ce texte attentivement pour ne pas en rater les enchaînements logiques. L’idée est de ne pas laisser l’énigme du féminin coincée dans un savoir fermé mais de réinterroger cette énigme, sans cesse, à partir de la clinique pour se donner quelques chances d’ouvrir véritablement un espace hors des limites phalliques. C’est la meilleure façon de contrer cette équivalence entre préœdipien et pas tout phallique. Je passe rapidement sur la lecture pertinente de Freud et de Lacan concernant la logique du tout phallique et celle du pas-tout comme deux espaces absolument hétérogènes, deux logiques irréductibles, dont il ne s’agit pas de chercher une quelconque continuité, pour retenir les points de butée qui serviront d’assise à l’enjeu du débat.
Si pour le féminin « la castration ne fait plus obligation », c’est davantage dans un rapport à S(A barré) que le féminin trouve son point d’orgue. A partir des remaniements que Lacan introduit dés 1958, et logifie en 1971 dans son séminaire Encore, introduisant ses auditeurs à une autre logique que la logique ensembliste, apparaît un autre espace au-delà du phallus qui donne accès à une jouissance autre.
A partir de là, la frigidité et le ravage mère/fille sont réinterrogés de façon précise renouvelant les élaborations.
1/La frigidité, non plus exclusivement comme défense, thèse de 1958, mais « comme une façon d’appréhender un au-delà du phallus » donnant accès à une autre sensibilité, en somme comme « une autre façon de jouir ». Ce double registre permet de cerner cet écart entre « une jouissance primaire préverbale prégénitale » et cette jouissance autre.
2/Le ravage à partir d’une demande insondable de transmission de la féminité de la fille à la mère, ce qui permet de désenclaver le ravage d’une demande de complétude.
La division mère/ femme est repensée à partir de l’écart entre un espace du tout phallique et celui du pas-tout. Le dédoublement entre mère et femme risque de masquer « ce qui du désir féminin ne se laisse pas totaliser dans le désir de la mère ». Là encore même tentation d’un glissement qui recouvrirait, si nous n’y prenions garde, l’au-delà destiné à faire apparaître, non pas deux incomplétudes, mais l’altérité même du féminin. L’enjeu étant la transmission du féminin, car ces différents recouvrements, toujours possible, entre femme et mère, entre tout et pas-tout phallique, entre défense et autre jouissance, s’opèrent à l’aune de la castration et sont autant de démentis du réel.
L’auteur relève, au-delà de l’attachement préœdipien de la fille pour sa mère, « la façon dont l’identification à la mère est évoquée » chez Freud, « comme condition de départ d’un désir qui ouvre, dans un certain sens, les voies qui conduisent à la jouissance ». A partir de cette place reconnue à la mère dans la future accession de la fille à la jouissance féminine, est de nouveau interrogée, par le biais d’une relecture éclairante de la Versagung, la nostalgie d’une jouissance mythique toute, comme si cette dernière allait faire retour, comme un droit, dans la jouissance féminine. Pour l’auteur, il s’agit d’avantage « d’une condition de départ qui ouvre au désir et à la jouissance. Ce choix du sujet, de consentir, de refuser, de se laisser aspirer par la jouissance de l’Autre, fera l’assise des conditions de jouissance du sujet.
Si la mère introduit à la jouissance, c’est parce qu’en tant que femme « elle plonge ses racines dans la jouissance ». Par son expérience, d’un côté elle fixe les limites qui commémorent l’irruption de la jouissance, mais de l’autre, elle introduit à une jouissance qui n’a pas de limite.
La seconde partie du texte est une relecture de morceaux choisis de Wedekind, en particulier certains passages entre Wendla et sa mère pour laisser doucement émerger l’impossible transmission du féminin entre la mère et sa fille. Laissons au lecteur le plaisir de découvrir et de relire ces lignes. Elles éclairent comment pour la petite fille le fantasme est une réponse, via l’amour pour le père, quand se pose la question de ce qu’est être une femme dans le rapport sexuel. L’auteur dégage à partir de son élaboration du ravage quelques rappels qui font scansions :
Que l’intransmissible du féminin par la mère exige la référence au phallus impossible à contourner.
Que le pas-tout phallique qu’a offert Lacan est un espace diversifié où chacun peut s’inscrire à sa façon.
Que « s’émanciper de la castration nécessite pour une femme de s’ouvrir à une autre réalité que celle de trouver substitution à « sa subsistance de femme » dans « la religion de l’homme « .
Que le ravage avec la mère, dans la logique du pas-tout phallique, n’est pas équivalent au ravage avec l’homme.
Que si être femme en fonction de son rapport à la castration, au manque phallique, est la configuration qui cerne le désir féminin, son être de femme ne se réduit sans doute pas à être l’incarnation du phallus.
L’auteur montre les conséquences de la logique du tout phallique, à partir de la relation de Wendla à sa mère, cette logique rabat la fille sur le seul amour pour la mère. Ceci permet à l’auteur de vérifier comment cette logique « du tout efface l’écart introduit par le réel non su, qui est le réel du sexe. »
Lectrice Claudine Casanova
Le titre de ton article « Un faux pas-tout » nous donne le « la » de la balade où la lecture de ton texte nous emmène : de façon évidente, hors des sentiers battus… Ma première question portera sur le choix que tu as fait de ce titre susceptible de nous réveiller de l’hypnose dans laquelle, parfois, l’emploi mais surtout la répétition des signifiants lacaniens nous conduit, quand ils sont convoqués jusqu’à l’usure, c’est à dire, vidés de leur substance, à l’instar d’oripeaux suspendus à des cintres, c’est la vision dernière qu’il me reste de la récente exposition de Louise Bourgeois, qui, elle aussi, à sa manière, pose ses hypothèses sur le féminin… Loin de cet usage de ces mots, tu les revivifies pour questionner sur un autre mode ce que tu pointes comme des erreurs ou des confusions qui ont la vie dure ; et loin de t’en contenter, tu les réfutes ; ainsi, merci Patricia, tu nous invites à sortie de nos ornières en proposant d’autres pistes, et, ce n’est pas sans difficulté, je l’avoue, que nous avons consenti à te suivre dans les arcanes de ta démonstration, au cœur même de sa densité.
Un faux pas-tout en implique-t-il un vrai ? Il dénonce en tout cas, avec force, l’équivalence entre le pas-tout phallique et le préœdipien.
Dès sa phrase d’ouverture : « Non sans raison la question du féminin reste toujours un terrain propice à l’erreur et donc à la recherche. », ton article situe le féminin, quand il s’agit d’en dire quelque chose, d’en cerner l’énigme, sur la pente glissante de la méprise . Tu traces la limite du tout par rapport au pas-tout qui définit deux espaces bien distincts, je te cite : » Le phallus en tant que signifiant de la jouissance introduit la disparité entre la jouissance masculine et la jouissance féminine, il y a opposition de deux logiques, celle du tout phallique et celle du pas-tout phallique […] L’autre jouissance n’exclut pas la référence au phallus, bien au contraire, elle y est nécessaire mais elle ne peut se situer que d’une logique non ensembliste. » A première lecture, ces deux idées pourraient nous paraître paradoxales et prêter à confusion, aussi, peut-être accepterais-tu de nous aider à lever « les malentendus » que Lacan soupçonne dans son séminaire Encore dès qu’il passe à l’inscription du tableau de la sexuation ?
L’erreur que tu relèves s’articule sur deux versants qui constituent les deux grandes avancées de ta recherche :
1/ L’un met en évidence la méprise si l’on tente de résorber le féminin dans le maternel, ou bien à l’inverse, de les disjoindre résolument, remettant ainsi en cause toute une théorisation qu’elle soit post-freudienne ou même post-lacanienne.
2/ L’autre questionne le versant d’une impossible transmission qui permettrait de répondre à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » et où, face à cet impossible, la pente est alors de conjuguer le préœdipien avec le féminin ou inversement de les disjoindre radicalement. C’est cette pente que tu réfutes et tu invites le lecteur à considérer avec nuance les conséquences de cette méprise en ouvrant d’autres horizons dont on peut penser qu’ils ne sont pas sans rapport avec la fin d’une cure. Qu’en penses-tu ?
De l’erreur relevée découlent plusieurs considérations cliniques, ainsi, la frigidité est abordée non plus comme étant de l’ordre d’une défense mais comme une autre façon de jouir au-delà du phallus, « chiffre d’une transcendance donnant accès à une autre sensibilité, à une autre forme d’absence que celle d’une sensibilité restreinte. » Puis tu avances l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de deux frigidités : l’une en rapport avec la défense, « un en-deçà de la mascarade », l’autre en rapport avec un au-delà, « un double registre pas forcément exclusif, qui peut donner une clé de ce dont il s’agit dans la jouissance autre « et, sur ce point tu insistes « à la différencier de toute jouissance primaire, préverbale, prégénitale. »
Ton propos enfin, étayé par des extraits de L’éveil du printemps de Wedekind, dramaturgie qui a au plus haut point intéressé quelques psychanalystes, comme le montrent les commentaires de Freud et la Préface de Lacan à cet ouvrage, introduit trois scansions qui rapportent de façon signifiante ce qu’une fille attend de sa mère, à savoir une transmission du féminin …qui s’avère impossible.
1 – « Le reproche à la mère et la demande à la mère » s’articulent autour de l’épisode de la robe que viennent ponctuer trois adverbes « trop », « pas assez », « encore », qui montrent que la transmission de mère à fille, ce n’est finalement jamais ça, et, que la fille aura à trouver « cette invention non anonyme de la parure. » Cette heureuse expression peut-elle évoquer la notion de style ?
2 – « On doit aimer un homme avec tout son cœur » où tu montres que dans la logique du pas-tout phallique, le ravage avec la mère n’est pas équivalent au ravage avec l’homme. 3Si la femme entre dans le ravage, ce n’est pas parce qu’elle n’est pas toute inscrite dans la fonction phallique. C’est parce qu’elle se trope […] Dès lors qu’elle perçoit l’amour comme un destin, comme « son véritable destin de femme », cet amour n’est-il pas pour elles aussi un ravage ? » Pourrais-tu nous dire ce ue serait l’issue de l’accès à « un féminin pur » ?
3 – « Tu ne m’as pas tout dit » signe la ruine du leurre d’un possible tout savoir puisque tout ne se peut dire sur le réel du sexe.
Ton article induit encore tant de questions que je ne les poserai certainement pas toutes parce qu’il est temps de passer le relais à tes lecteurs présents dans la salle, qui sont impatients de poursuivre le dialogue avec toi.
Réponse de Patricia Léon Lopez
Merci Claudine, je pense que tu as très bien cerné le fil, en travaillant sur mon texte. Pour le dire simplement : le continent noir de Freud, le mystère, l’énigme du féminin reste le continent noir avec Lacan. J’ai essayé de montrer que là où peut-être on s’égare le plus, mais pas d’un bon égarement – parce qu’il y a des égarements qui sont très bien – mais plutôt d’une confusion c’est là où on pense aller sans problème. Cette confusion, c’est exactement cette sorte de superposition entre le pré-oedipien et le pas-tout, et il m’a semblé que la pièce de Wedekind : « l’éveil du printemps » dans les dialogue entre Wendla et sa mère montre bien les points où on pourrait par une mise en continuité, faire des erreurs logiques qui font que l’on tombe dans cette logique du tout. L’idée principale, le fil que j’ai essayé de suivre, c’est comme le dit Lacan dans sa préface à cette pièce : « cette idée du tout contredit, fait obstacle à la moindre rencontre avec le réel ». A partir de là j’ai essayé d’attraper – et ça résume un peu ce qu’on est en train d’écouter – de quelle façon on reproduit, dans la psychanalyse, une sorte de « psychologisation » de la question de la limite et du franchissement à partir particulièrement de ce clivage entre mère et femme qui est devenu presque caricatural. On a du côté phallique : la mère phallique, et du côté pas-tout phallique : la femme et, de ces deux incomplétudes on fait un tout qui finit par boucler l’impossible du trou, l’accès au pas-tout. Nous avons des milliers de cas cliniques qui nous montrent comment la mère décomplète la femme, que du fait qu’elle arrive à être femme, elle n’est plus la mère tout-phallique et arrive enfin à éprouver quelque chose, à vivre quelque chose de l’expérience du pas-tout. J’ai essayé de montrer de façon simple comment cette conceptualisation de la dominance de la femme en tant que mère et ce clivage mère-femme finit par contredire ce qu’il en est pour Lacan. Dans son texte « propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine » Lacan dénonce une promotion conceptuelle de la sexualité féminine par une déviation qui a orienté le débat analytique autour des frustrations venant de la mère. Je voudrais vous lire la citation parce que je trouve que là il y a vraiment quelque chose d’une grande simplicité et qui éclaire beaucoup les propos de Lacan. Quand il dénonce cette promotion conceptuelle de la sexualité féminine par la question du maternage, il introduit cette citation : « il convient de se demander si la médiation phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme, et notamment tous les courants de l’instinct maternel. Pourquoi ne pas poser ici – je trouve que ce n’est pas du tout anodin que ce soit là, exactement à ce moment-là où Lacan nous dise – pourquoi ne pas poser ici que le fait que tout ce qui est analysable soit sexuel ne comporte pas que tout ce qui est sexuel soit accessible à l’analyse. » A partir de cette citation, il me semble obligé de penser l’au-delà du phallus, loin de cette sorte de clivage mère-femme dans lequel on a psychologisé complètement la question de la limite et du franchissement, et je pense – on va en discuter tout-à-l’heure – que c’est aussi la clinique de la passe, dernièrement, qui a commencé à nous redonner la possibilité de dire que du côté du maternel il y a aussi cette question du pas-tout. Je pense que la peine que Lacan prend dans cette citation pour souligner notamment du côté de l’instinct maternel – c’est très curieux qu’il utilise le mot « instinct » qu’il récuse partout ailleurs – c’est exactement pour marquer ce qu’il va faire de la jouissance dans ce partage entre la libido et la nature, et donc pour montrer un peu la complexité de ce qu’il est en train de dire du côté du drainage de la pulsion par la médiation phallique. C’est très intéressant de voir que Freud déjà, à la fin de son texte sur Dostoïevski, quand il parle du roman « 24 heures de la vie d’une femme » soulignait déjà que le moment d’égarement de cette femme peut se faire parce qu’elle est touchée dans ce qu’il appelle à ce moment-là « la zone interdite », c’est-à-dire un sentiment qui touche à l’amour incestueux du fait qu’elle tombe folle d’amour d’un homme qui est un succédané du souvenir de son fils. Freud montre déjà exactement que c’est là, ce n’est pas du côté de la femme qu’il situe cet au-delà mais du côté de la mère. Je voulais avec ce texte mettre un peu l’accent sur cette sorte de caricature qu’on a fait de la limite et du franchissement depuis quelques années, et qu’on essaye de mettre au travail depuis quelques temps, à travers cette question du féminin et du pas-tout.
Discussion avec la salle
Pierre Bruno : je pense à une discussion qu’on avait eue il y a deux ans déjà, concernant la jouissance féminine, avec Geneviève Morel. C’est un peu gênant que je pense à répondre deux ans après, mais ça fait partie de la façon dont fonctionne le savoir : pour qu’il y ait un savoir nouveau, il faut qu’il y ait dans l’expérience psychanalytique, ou de la passe, ou de la vie, une certaine dévalorisation de la jouissance, qui n’est pas prévisible, et qui permet de lever un certain écran, qui nous empêchait de voir les choses différemment. Je trouve que dans ton article, il y a quelque chose de très précieux, c’est que le continent noir reste noir. Et encore, en 1910, Freud définissait la psychanalyse comme le blanchiement d’un nègre. Donc là, on n’a pas vraiment affaire à ça, car le continent noir reste noir. Simplement, si on peut apprendre, y compris des formules de la sexuation telles que nous en a parlé Guy Le Gaufey, au niveau du décortiquage épistémique, ça nous donne une raison du continent noir, mais ça n’explique pas pourquoi ce continent noir reste noir. Ca nous permet aussi, par rapport à certaines questions complexes telles que la frigidité, y compris dans la direction de la cure, de déplacer un certain nombre de choses dans la façon de prendre la question. Quand tu avances dans ta démonstration, en partant de la critique de cette bête à deux cornes que constitueraient la femme et la mère, ce que tu poses en quelque sorte « en coulisses », c’est la question de la jouissance primaire. C’est-à-dire, un débat qui n’a pas vraiment cessé depuis la querelle du phallus, ce débat dans lequel ceux qui s’opposaient à Freud soutenaient la thèse qu’il y avait une jouissance primaire du côté féminin, et que la phase phallique, dans ce cadre, apparaissait comme un état de défense contre cette jouissance. Il me semble que ce débat n’est pas clos aujourd’hui. Même l’extraordinaire enseignement de Lacan, à partir du séminaire « encore », ne fait pas que ce débat peut être terminé. Défendre l’idée d’une jouissance primaire du côté féminin, ça hypothèque quand même la conception que j’ai de la jouissance phallique, puisque ça ferait de la jouissance phallique une défense contre cette jouissance qui est sensée être primaire. Je voudrais que sur cette question, tu nous donnes ton sentiment.
Nathalie Servel : Tout-à-l’heure, nous avons entendu qu’il y avait un continent de masculinité et de féminité en chacun, c’est la première chose, et la deuxième, c’est qu’on est à une époque où dans certains pays on veut réduire la femme à une mère, je pense au régime des talibans, comment on peut concilier les deux ? Autant quand on est un homme que quand on est une femme dans ce contexte.
Jacques Podjelski : Je voudrais ajouter un codicille à la question de Pierre Bruno, sur la question de la jouissance primaire. La question de cette jouissance primaire telle qu’elle était abordée lors de la querelle du phallus supposait une jouissance féminine primaire. Maintenant il y a la question abordée dans certains ouvrages, notamment ceux de Geneviève Morel, d’une jouissance primaire qui n’est pas sexuée.
PLL : C’est ça qui est très important, c’est de voir comment ce débat ne s’arrête pas, il fait tout le temps retour. Si j’ai essayé de suivre le fil de cette superposition entre le pré-oedipien et le féminin, c’est parce qu’on voit que cette jouissance primaire, quand elle est conçue, elle l’est dans l’idée que c’est un retour au corps-à-corps avec la mère avant le langage, et qu’une fois que le refus tombe, on peut accéder enfin à cette jouissance primaire. Et donc, la jouissance phallique dans ce cas-là, devient exactement défense contre cette jouissance primaire. Dans ce retour, c’est comme si la question du maternel faisait retour – c’est pour ça que je trouve vraiment très juste ce que dit Lacan quand il dénonce cette question sous la forme d’ une promotion conceptuelle de la sexualité féminine, et je pense qu’il a été très ironique quand il a dit « conceptuelle », parce que ça ne nous fait pas avancer d’un seul pas par rapport à la condition de la femme et au savoir clinique sur la question du féminin. Par rapport à votre question « est-ce que la femme peut être réduite à n’être que mère » ce n’est pas possible dans un certain sens, -bien sûr si vous parlez du régime des talibans , c’est beaucoup plus compliqué parce que c’est à un autre niveau, là vous parlez des condition politiques, sociale- mais je pense que cette condition de la femme, ce n’est pas parce qu’on veut réduire la femme à n’être que mère, c’est parce qu’il y a une peur horrible de la femme. Il me semble qu’on émet l’idée qu’on pourrait la réduire à n’être que mère. Chaque femme raconte un peu comment elle échappe à cette volonté, mais je crois que de structure, on peut y échapper, parce que du côté du maternel il y a aussi ce pas-tout qui permet exactement qu’elle ne soit pas réduite, dans son être, et qu’en plus, du côté de la mère elle va trouver aussi tout un espace. Ce qui est très difficile dans ce clivage mère-femme, c’est qu’on parle de cette double figure mère et femme, et on ne parle pas d’une mère qui est en rapport avec un enfant. Du coup, ce n’est pas une femme qui est en rapport avec un enfant, dans cette relation, cette mère-femme, ça devient une entité qui efface l’au-delà de ce clivage. Laure Thibaudeau : J’ai une question par rapport à ce que tu dis de la Versagung. Dans ton texte, tu dis – et je trouve vraiment intéressant de voir comment tu fais passer dans la possibilité de ce refus le pas-tout féminin – que l’enfant rencontre dans la possibilité de refus de la mère, qu’elle lui donne ou pas, quelque chose de l’ordre du pas-tout. C’est ce que j’ai compris, mais ce n’est peut-être pas ce que tu as voulu dire.
XXX : Merci pour votre article, qui a été éclairant pour moi par rapport à la question du ravage. C’est une question que je m’étais souvent posée, à laquelle je n’avais jamais trouvé une écriture qui me convienne, à savoir que – si j’ai bien compris votre article – le ravage c’est quand il y a une pente de la part de la mère vers l’enfant, ou de l’enfant qui attendrait de la mère une transmission d’un tout-savoir. Pour moi, ça a vraiment été éclairant. Les questions que je me pose après ça, c’est que, bien sûr, tout ne peut pas se transmettre. La question est : est-ce que le pas-tout se transmet d’une mère à la fille ? Etes-vous d’accord avec ma réponse : le pas-tout ne se transmet pas, je crois, par contre il y a des conditions où il peut coexister, où il peut émerger. Il y a des conditions, notamment quand la mère est castrée je pense, qui font que le pas-tout peut émerger de la fille-femme en devenir. Etes-vous d’accord avec ça ? Une dernière question : on parle du pas-tout, la jouissance, supposer son existence, la reconnaître, etc… moi, je me pose plutôt la question de la fonction du pas-tout dans la vie d’un femme, premièrement, deuxièmement au sein d’une communauté analytique, et enfin dans la vie de tous les jours. Si vous avez quelques réponses ce serait avec plaisir…
PLL : La question de la Versagung c’est une question complexe. Ce que j’ai essayé de montrer c’est que la mère était la messagère de cette condition de départ qu’est le refus. La mère – et c’est ça sa place en tant que Autre primordial – introduit l’enfant à la demande articulée et donc il y a le refus. Ça introduit à la question de défense et de première identification. Mais moi, ce que j’essaie de dire, c’est que c’est une condition de départ à différencier, mettre en décalage, disjoindre vraiment de la question du pas-tout. On ne peut pas confondre cette condition de départ qui nous donne une idée un peu claire de ce débat autour du pré-oedipien, et il ne faut pas les superposer à la question d’une autre jouissance et du féminin. Mais ce n’est pas rien. C’est très joli la manière dont Freud parle, dans son texte sur la féminité, de la question de cet attachement pré-oedipien à la mère : il dit quelque chose qu’on n’entend pas beaucoup, que c’est une identification essentielle, et que c’est de cette identification que la fille pourra susciter en l’homme la flamme qui fera réveiller en lui son désir oedipien. Ce n’est pas bien non plus, mais entre ça et vouloir trouver le droit de retour d’une jouissance autre, et la fixer du côté de ce pré-oedipien, je voulais juste dresser un peu l’inventaire de certains points de repères chez Freud et chez Lacan, pour essayer de ne pas tout mélanger. Par exemple, il y a une citation où Lacan reprend à nouveau cette question de la mère et de la femme dans « l’envers de la psychanalyse ». Il dit : « il ne s’agit pas seulement de parler des interdits, mais simplement d’une dominance de la femme en tant que mère, et mère qui dit, mère à qui l’on demande, mère à qui l’on donne et qui institue du même coup la dépendance du petit homme. La femme donne à la jouissance d’oser, le masque de la répétition. Elle se présente ici en ce que elle est comme institution de la mascarade, elle apprend à son petit à parader. Elle porte vers le plus-de-jouir parce que elle, elle plonge ses racines, la femme, comme la fleur, dans la jouissance elle-même. Les moyens de la jouissance sont ouverts au principe de ceci qui est renoncer à la jouissance close et étrangère à la mère. » Je pense que c’est un éclairage de Lacan où il nous dit la complexité de la chose et il nous donne des clés pour ne pas tout mélanger. Concernant la question du ravage, il y a beaucoup de théories pour dire ce qui fait ravage de la mère à la fille. Lacan dit lui-même que la femme qui est poisson dans l’eau, qui se passe de la castration, ça contraste douloureusement avec le fait qu’elle demande de la substance de femme à sa mère, et c’est ça qu’il appelle ravage. « Avec l’effet du ravage, que chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère d’où elle semble bien attendre comme femme plus de subsistance que de son père. » Et donc, ce que j’ai essayé de montrer, c’est qu’on ne peut pas instaurer quelque chose comme une sorte de traversée du ravage, de la même façon que l’on parle de traversée du fantasme dans la cure analytique, mais qu’au contraire, il faut savoir que quand il y a ravage, c’est parce qu’il y a une confusion entre cet insondable de la demande auquel tout sujet de la parole est soumis, et l’idée d’une transmission possible de la féminité. Donc soit on peut faire de deux, un, et essayer de dire : parce qu’il n’y a pas eu transmission de la féminité, toute femme, peut et doit traverser le ravage avec sa mère, ce qui enferme complètement le S dans une sorte de « être femme » contre sa mère, ou la question c’est de voir que cette transmission n’est pas possible. Vous me demandiez « est-ce que quelque chose doit être transmis ? » Je dirais que si elle peut transmettre quelque chose, c’est l’intransmissible, c’est-à-dire le fait que c’est impossible, que ce n’est pas possible de transmettre un quelconque sens de la féminité. Le féminin pur, c’est que chaque femme invente, doit inventer sa façon d’être femme. De plus en plus, il y a cette littérature qui essaye de nous montrer une sorte de couple infernal mère-fille : je ne le nie pas, il y a ravage et on sait qu’il y a des mères terribles, mais si une personne fait une analyse, ce n’est pas pour l’enfermer dans cette sorte de superposition. C’est au contraire pour qu’elle puisse séparer ça et s’ouvrir à sa propre invention, à sa propre création de la féminité. Pour moi, la question du ravage c’était ça, et la question de se transmettre la vérité du féminin, c’est-à-dire transmettre exactement qu’il y a de l’intransmissible dans la transmission. Après il y a la question du silence, du mensonge, que l’on trouve dans les récits, dans l’histoire de chacun. Donc l’idée c’est de ne pas dire : » mais oui, bien sûr, vous n’avez pas eu une mère qui vous a permis de devenir une femme ou que ce soit des femmes autres que votre mère », c’est montrer que cette demande et cet insondable de la demande, et cette transmission de la féminité, c’est deux choses à part, et que, de ça, on peut faire un autre…
XXX : lorsque j’ai évoqué l’expression de la féminité pure dont tu parlais dans ton texte, il m’était venu à l’esprit que c’était peut-être dans une tentative de contournement du phallus, et je me disais, est-ce que cet accès à la féminité pure ce n’est pas un accès à la folie, d’une certaine façon ?
Marie-Claire Terrier : c’est par rapport à la transmission. Si le phallus se transmet de père en fils, les fils pouvant d’ailleurs être des filles, il y a, pour la mère quelque chose à transmettre du côté du féminin, et peut-être le fait de transmettre du féminin n’est pas réservé simplement aux filles.
PLL : bien sûr, je suis totalement d’accord avec toi, le père aussi transmet du féminin.
Marie Claude Lambotte : Une question à propos de votre texte et de la Versagung dont on a parlé tout-à-l’heure : en effet, vous parlez de l’essentiel de la frustration, entre autre aussi pour l’accession à la question du symbolique, de cette ouverture, mais vous dites aussi – et là, on retrouve la féminité d’une manière originaire, justement, qui n’est pas la question du pré-oedipien, de cette différence d’avec l’autre jouissance – pourquoi ce refus, ça permet à l’enfant de s’émanciper ? Et vous dites, comment, si ce n’est par ce qui de sa féminité s’offre comme autre irréductible permettant à l’enfant de s’émanciper. Donc la féminité arrive là presque du côté de l’originaire, avec un impact sur cette émancipation de l’enfant, dans le refus. Ça m’a beaucoup intéressé, il me semble qu’il y a peut-être un saut – j’ai trouvé votre article très passionnant, très redoutable aussi, il met des choses au point pour continuer. Mais là, il m’a semblé qu’il y avait un saut, que la féminité intervenait là, mais je ne sais pas comment. Je voulais vous interroger sur ce passage.
XXX : je voudrais intervenir à propos de la question de l’intransmissibilité du féminin, et je me dis que si la mère ne peut pas transmettre ce que c’est que le féminin, c’est une chose, et que le sujet a à inventer sa propre féminité, néanmoins pour pouvoir accéder à cette invention, il faut quand même qu’elle lui transmette au moins la question de l’énigme de cette féminité. Il faut qu’il y ait à un moment donné le poids de l’énigme, pour pouvoir, pour que le sujet puisse se poser et inventer la question du féminin. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais il me semble que s’il y a quelque chose qui est intransmissible, il faut malgré tout passer par cette transmission de l’énigme.
PLL : la question c’est : est-ce que ce n’est pas tomber dans l’idée qu’il pourrait y avoir une transmission de cet intransmissible en contournant le phallus, mais la question c’est qu’il faut passer par le phallus. C’est un peu ça… Par rapport à la question du saut, c’est difficile, les sauts sont très difficiles. Je vais réfléchir. Dans tous les textes, je ne savais que faire ça, c’est-à-dire montrer exactement que le partage entre le féminin et le maternel ne peut se faire dans cette sorte de clivage et donc peut-être que le saut se situe là. Je vais réfléchir un peu plus.
Guy Le Gauffey : sur cette affaire de transmettre l’intransmissible, je voudrais résumer ça en une question : qu’est-ce qu’il y a d’autre pour vous, de l’identification dans l’identité sexuelle ? Je veux dire par là que ça semble ne pas faire de problème pour la transmission de la masculinité, il suffit de s’identifier à des traits, semble-t-il. Alors si, pour ce qui est de la féminité, il ne s’agit pas seulement de s’identifier à des traits, de quoi s’agit-il ? Est-ce qu’il y a autre chose que l’identification, du trait identificatoire, dans la question de l’identité féminine ?
PLL : il y a quelque chose du côté de l’invention de la féminité, c’est très problématique. Que dit Freud ?
XXX : il me semble que ça pose la question de la première identification au père, ce qui effectivement est très problématique parce que ce n’est pas le personnage du père avec un trait du père.
PLL : est-ce que quelqu’un peut répondre pour m’aider un peu ?
XXX : la question postule tout de même une identité féminine…
XXX : qu’est ce qu’on trouve souvent du côté des femmes ? C’est que devant cette impossible transmission de la féminité, elles ont plutôt tendance à se contre-identifier à la mère. Souvent le garçon s’identifie à côté du père et s’en contente, c’est aussi compliqué finalement la transmission de la féminité, mais je ne suis pas sûre que ça se réduise à une question d’identification du côté de l’homme. Du côté de la femme, ce qu’on rencontre quand même de façon assez constante dans la cure, c’est que les filles veulent tout sauf être comme leur mère, et souvent, ce qui fait ravage justement, ce sont ces contre-identifications. Au moment où il y a quelque chose qui chute pour elles, de cette quête où elles s’aperçoivent de l’impossible de résoudre la question de l’identification, elles peuvent accéder à ce que je dirais être la fantaisie de femme. Qu’une femme c’est une pure fantaisie, la fantaisie de femme.
Pierre Bruno : sur la question de Guy Le Gaufey je vais essayer de dire un petit mot, en balayant d’abord le terrain, en disant que ni du côté homme ni du côté femme il me semble qu’on ne peut répondre à la question de la sexuation en disant par l’identification. On peut sans doute partir de là. Il me semble que la thèse majeure par rapport à la question de la sexuation c’est celle qui consiste à poser une différence dans le rapport ou l’incidence pour chacun des sexes de la fonction phallique en terme de l’avoir ou l’être. Et par exemple, quand on parle d’identification masculine au père chez le garçon, il me semble que c’est un peu sauter un échelon parce que ce dont il est question, c’est plutôt d’une identification non pas au père en tant que père, mais d’une identification à celui qui est sensé avoir le phallus. Sachant que ça mérite quand même une précision, cet « avoir ou être » le phallus n’a de conséquence du côté de la sexuation que si dans un temps logiquement antérieur, chacun des deux sexes a fait l’expérience que le phallus est quelque chose -comme dit Lacan- de nomade, c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut pas posséder. On peu distinguer possession et avoir, en être affligé, comme dit Lacan. Je crois que c’est à partir de là que l’on trouve la matrice de la différenciation du point de vue de la sexuation. Ce qui fait la difficulté, c’est que, même si cette vue est juste, aussi bien pour le garçon que pour la fille le rapport non pas à la sexuation mais à la jouissance n’est pas explicable entièrement par le fait pour l’un d’avoir le phallus, et pour l’autre, de l’être. Et donc, pour penser cette fois non pas le rapport à la sexuation, mais le rapport à la jouissance, il faut faire intervenir toutes les questions dont on a discuté pendant des heures, et que je m’abstiendrai de résumer.
XXX : je voudrais réagir parce que je me refuse à employer le mot phallus et même fonction phallique, ce sont des mots qui, pour moi – on ne partage pas forcément tous la même langue – sont devenus ce qu’on appelle des mots « mana », par exemple vous venez de dire « il y a celui qui l’a et celle qui l’est » à ce moment-là, le mot phallus veut dire autre chose que la phrase d’avant, où vous en parliez au titre de la fonction phallique. En tant qu’auditeur de votre intervention, je suis perdu. Donc je préfère miser sur l’identification qui est quelque chose de fort, mais la déclaration de sexe par laquelle chacun des sexes doit passer, ça a assurément un aspect qui est très à la mode aujourd’hui, le côté performatif, ce que Lacan lui-même avait appelé d’une expression qu’on a repris dans le temps : la déclaration de sexe. Il ne suffit pas d’en avoir un, il faut le déclarer, et en plus, on n’est pas obligé de déclarer celui qu’on vous a attribué au départ. L’affaire se complique beaucoup. Dans cet aspect performatif-là, il y a plus ou moins, je ne sais pas, que les identifications que l’on a récoltées. Et je ne comprends pas ce que vous voulez dire par « réglage par rapport à la jouissance ou à la fonction phallique de l’un et l’autre sexe ». Il y a le côté identification d’un côté et performatif de toute façon, et le performatif il ne suffit pas d’avoir des traits pour qu’il y ait le Je. Dire Je en tant qu’homme ou en tant que femme, ça c’est un acte de parole.
Pierre Bruno : j’ai dit que, premièrement, il me semblait que la question de la sexuation ne pouvait pas se régler en considérant la sexuation comme une identification, pour rester dans un schème oedipien, soit au père, soit à la mère, soit au masculin, soit au féminin, et que ce qui réglait cette situation, c’est la façon dont chacun des sexes s’inscrivait dans la fonction phallique, en m’appuyant sur une formule de Lacan qui dit que la fonction phallique pose la question du rapport avec l’avoir et avec l’être. Je ne sais pas comment vous lisez cette formule, pour ma part, je la lis de cette façon très simple. Et la deuxième différence que je fais et que, me semble-t-il, vous n’avez pas retenue, c’est que le rapport à la sexuation ne résout pas la question du rapport avec la jouissance. Le fait que l’on s’inscrive d’un côté de la sexuation ou de l’autre ne permet pas d’apporter une réponse suffisante concernant le rapport du sujet à la jouissance.
