Transmettre la clinique psychanalytique

Midi-Minuit 2006

Érik Porge. Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui. Érès, 2005.voir

Lectrice : Élisabeth Rigal

Votre ouvrage part de la dénonciation des stratégies thérapeutiques actuelles qui conduisent à s’adapter aux formes du symptôme et à ses manifestations à travers la demande pour en faire de « nouvelles pathologies ». C’est le postulat d’une nouvelle économie psychique homogène à l’économie de marché qui fait du patient un acteur économique « usager de santé » et qui contribue à rabattre la psychanalyse sur la psychothérapie à visée de réadaptation sociale. La nosographie psychiatrique elle, inclut que seules les formes du symptôme et de la demande changent. Ce second postulat est soutenu par nombre d’entre nous me semble-t-il. Votre souci est d’aller plus loin : entre nosographie traditionnelle et visée adaptative du symptôme vous posez la question de comment soutenir une spécificité de la clinique psychanalytique c’est-à-dire que quelque chose de l’inconscient reste ouvert.

La thèse que vous proposez est que, ce qui fonde la clinique psychanalytique est « la méthode de sa transmission » c’est-à-dire « le juste lien (méthode) entre la clinique et ce qui s’en transmet ». Une base de départ est nécessaire : ce qui fonde la clinique psychanalytique n’est pas le signe clinique mais le réel à la base de l’invention freudienne et théorisé par Lacan. Vous écrivez : « l’intransmissible est au cœur du désir de transmettre non pas comme ineffable perdu dans les sables mais seuil à l’invention ». (p 12) L’intransmissible, c’est selon vous, le réel qui vient se loger au cœur du savoir, une ouverture, une béance qui dégagerait des discours. Donc qu’est-ce que la transmission ?

Vous faites le choix des publications, c’est-à-dire des écrits des psychanalystes. Question de méthode et de politique, mais vous n’avez pas choisi de traiter le volet politique. Cela vous permet, je suppose, de vous référer exclusivement aux textes de Freud et de Lacan.

En quoi se distinguent les méthodes de Freud et de Lacan ? Quels sont leur intransmissible respectif ? Freud fait le choix du « récit de cas » qui combine, thérapeutique, recherche et doctrine : c’est « le juste lien » freudien. Pour vous, l’intransmissible freudien serait dans la césure, non pas celle « annoncée », mais « celle qui s’opère ». Pour « Dora » par exemple, il l’annonce entre histoire et théorie mais ne le fait pas et fusionne les deux. Vous dites que cela « marque la division du sujet Freud » (p18). De même pour « l’homme aux loups », vous soulignez que l’écriture de ce cas conduit Freud à disjoindre le savoir et la vérité qu’il voulait conjoints au départ. Freud arrête ensuite l’écriture des cas et théorise la pulsion de mort et la répétition. Donc le réel de Freud serait la césure en défaut, celle-ci se produisant dans l’inattendu. Est-ce une autre façon pour vous de dire le « il n’y a pas de rapport sexuel » dont vous parlez plus loin ? N’y aurait-il pas dans ce défaut de la méthode, une écriture quelque chose du littoral, quelque chose qui est à la fois inscrit et qui échappe au symbolique.

Lacan rendait compte du réel avec le style, son style, baroque, maniériste, gongoriste de sa référence à Gongora là où le langage lui-même s’interroge. C’est Lacan poète, discours décalé, ironie, néologismes, figures de style…une façon de dire tout en disant autre chose.

« Le style est cette dimension supplémentaire au sens qui tient à la manière de dire et se fait à la fois support du désir et cause de la division du sujet. » P 52 – 53 Vous le mettez autant dans l’adresse de Lacan à ses lecteurs là où il opère un renversement qui invite le lecteur à prendre une place essentielle (« y mettre du sien ») (P53, 54) mais c’est aussi cette subversion qu’il fait opérer au récit de la cure « rencontre dans le récit d’une rencontre », « le récit porte le lieu de la division dont il s’agit dans l’analyse. C’est ce qu’on peut appeler un style. » S’agit-il d’après vous de la même chose en ce qui concerne le style, celui délibéré de Lacan et celui qui peut se construire au cours de la cure ?

Lacan soignait son style mais finalement, le plus intéressant n’est-il pas quand le style est débordé par lui-même ? N’est-ce pas la transmission orale qui pouvait en porter davantage la marque plutôt que l’écrit, « les écrits » dont Lacan disait qu’ils étaient voués à la « poubelllication » ? Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? En prenant les choses non sur le versant des écrits mais sur celui de l’écriture, la marque du réel pour Lacan ne serait-elle pas dans le mathème que vous ne citez pas me semble-il ? Par contre vous insistez sur le nœud borroméen qui « écrit la triplicité de la lettre….quand elle prend place dans le discours analytique ». (P 123) et sur la topologie en référence à l’objet a.

Finalement, même s’il y a un intérêt opératoire à distinguer la méthode et le style, ne peut-on pas dire que la méthode c’est le style ? Cela vaudrait pour Freud et pour Lacan mais comporterait certainement le risque d’une réduction, peut-être celui de rabattre le style sur la rhétorique. Si je suis mon fil, il faudrait donc que le style, peut-être ce que Lacan appelait le style ou ce qui pourrait être appelé style en psychanalyse inclut la part de réel propre à celui qui parle, c’est-à-dire qu’il puisse la faire entendre. Le style ne serait pas suffisant s’il n’était que paroles sans inclure un dire. Une façon de dire qui n’est pas pleine mais qui ferait apparaître l’au-delà de l’Unheimllich – l’inquiètante étrangeté – c’est-à-dire le plus singulier de celui qui transmet.

Vous reprenez l’expression « hypnose à l’envers » pour le parcours d’une psychanalyse. Certainement puisque après une méprise (mais-prise) il s’agit d’opérer une déprise (dé-prise). Un savoir singulier surgit là où le sujet croyait être la Vérité. Ce qui pourrait se transmettre d’une cure porte la marque de ce qui est propre à un sujet et de sa bascule dans la cure ; de la vérité à un savoir possible, singulier, pris dans le transfert et dont la transmission pose la question de sa collectivisation.

Vous travaillez le thème de la foule en mettant en série le schéma freudien de la « psychologie des foules et analyse du moi » , avec la mise en perspective du tableau des « ménines », et faisant ainsi la relation avec celui du miroir, vous nous renvoyez à i (a) figure de l’idéal du moi que Freud collectivisait quand il étudiait la foule. Dans la foule, le meneur est porteur du trait unaire qui fait idéal, idéal bête « acéphale ». Ce schéma (p151) introduit une perspective entre l’objet extérieur (faut-il dire virtuel ?) et l’objet de la ligne de terre (faut-il dire réel ?). L’objet a, invention de Lacan, est à la place des deux dites-vous, peut-on dire à la fois réel et virtuel ?

Je me suis trouvée devant une difficulté : cette foule dont vous dites qu’elle constitue le sujet dans ses idéaux et le rend « bête » si elle n’est pas la même que la foule freudienne est-il possible de dire que l’identification montre qu’il n’est pas de Un sans les autres ?

Il me semble que votre construction met en regard la foule et l’objet a, celui-ci devenant reste à savoir et peut-être à ce titre porteur de l’intransmissible ? Il me semble que vous ne reprenez pas ce terme « intransmissible » dans la suite de votre ouvrage. Vous faites mention de la procédure de la passe « qui met à l’épreuve du témoignage ce qu’il en est de ce moment de dé/supposition du savoir au sujet quand l’analyste s’autorise de lui-même ». p 93

C’est ce que peu enregistrer la passe. Dans son dispositif, il y a un collectif : un passant dit sa cure à deux passeurs distincts qui en font la transmission à un cartel dit « de la passe ». Renvoie-t-elle a une foule comme vous le soutenez pour le « witz » (le mot d’esprit) ? Le passeur entend (ou pas) ce qu’on lui rapporte – et une « dritte » personne (troisième personne) est nécessaire pour rendre le témoignage recevable, le valider. (p 159) Vous reprenez à ce propos la phrase de LACAN dans la proposition du 6/12/67 : « Qui verra donc que ma proposition se forme sur le modèle du trait d’esprit, du rôle de la dritte Person ».

La foule et le collectif sont-ils la même chose pour vous ? Vous écrivez : « Il n’y a pas la foule et une formation de l’inconscient qui s’y produit. La foule fait partie de l a formation de l’inconscient, elle est structurée par celle-ci. La foule est structurée comme un langage. » (p 161)

Est-ce une invitation à faire une lecture symptomatique de la passe comme Lacan pouvait le faire des grèves par exemple (RSI : la leçon préliminaire où il parle de la grève comme « symptôme organisé » ? Dans ce cas, nous serions amenés à aborder le versant politique de la transmission. Qu’est ce qui fait transmission de la psychanalyse et à quelles conditions ? Comment une communauté de psychanalystes peut-elle se déprendre des idéaux et porter plus loin la théorisation nécessaire à notre pratique ?