« Supplée » m’enterre. (La chose supplémentaire)

10 mars 2008

Séminaire Toulouse : Science et ascience

Marie-Jean Sauret a heureusement réactualisé ce signifiant qui m’avait paru convenir pour qualifier l’Association de psychanalyse Jacques Lacan. Le jeu de mots qui me sert aujourd’hui de titre est facile à décrypter. En effet, dès lors qu’un autre me supplée, il n’y a pas loin de la suppléance au remplacement. Il me supplée, donc il m’enterre. Est-ce vrai de l’interprétation en tant que supplémentaire ? Certainement pas. L’interprétation n’a pas à se conformer aux représentations de l’analysant, elle intervient comme « supplément de signifiant ». Si elle n’enterre pas l’analysant mais au contraire le réveille, c’est dans la mesure où ce supplément vient non pas de l’Autre (l’analyste en l’occurrence) mais d’un lieu hors espace qui est nommable comme l’impossible du rapport sexuel. Le désir de l’analyste n’est rien d’autre qu’une certaine capacité à se faire le vecteur de ce message, ce mets sage ou pas, qui vient d’un tel lieu. J’aurais pu tout aussi bien écrire : « sue, plaît, ment, t’erres », version assez crédible de l’énigme de la Sphynge.

Ce n’est pas sans raison que je viens de faire résonner, à plusieurs reprises, et de façon d’ailleurs plutôt déplorable, la matérialité cristalline de la lalangue. Si, en effet, la frontière qui sépare science et ascience est homologue à celle qui répartit d’un côté causalité formelle et de l’autre causalité matérielle, un examen s’impose concernant cette matérialité.

Je vais avoir recours, pour entamer cet examen, à la clinique analytique, soit ce que dit l’analysant.

Une analysante m’explique que sa mère parlait la « langue de la science ». « Elle m’a appris, dit-elle, la langue de la science, mais pas la science. » Pour vous faire part d’un exemple très parlant, sa mère, sur la boîte de sel qu’elle avait dans sa cuisine, avait écrit non pas »sel » mais « NaCl », soit sa formule chimique. Il y a d’autres exemples mais celui-ci est suffisant pour conclure que sa mère s’efforçait d’employer une langue dénotative, c’est-à-dire formelle, excluant tendanciellement le jeu de mots. À ce niveau correspond bien la définition que reprend Lacan dans le discours de Rome : le mot est le meurtre de la chose. Si la chose, c’est vous, moi ou l’analysante dont j’évoque la parole, la chose est bien virtualisée, voire néantisée. C’est pourquoi cette définition de Lacan est juste pour autant qu’elle propose une lecture éclairante et définitive de la pulsion de mort découverte par Freud. En effet, quand cette analysante me dit, ou plutôt m’écrit : « Je suis morte parce que je parle la langue de ma mère », il est impossible de lui objecter quoi que ce soit.

Cependant, cette formule de Lacan pêche par son unilatéralité. Cette définition en effet fait l’impasse sur ce que Lacan va lui-même mettre en avant quand il parle de la « motérialité ». Une autre analysante est handicapée par, entre autres, un symptôme de déglutition qui l’empêche de chanter. Je lui dis que si elle arrivait à élucider le sens de ce symptôme, peut-être son élocution pourrait redevenir fluide. À quoi elle me rétorque que, quand elle tente, en parlant, de se livrer à une telle élucidation, elle ressent un phénomène de corps qui consiste en une irritation, physique et non mentale. Autrement dit, la quête d’un sens fait exister son corps, mais sur un mode qui lui est insupportable.

Ces deux fragments de clinique se croisent et se corroborent. Le mot tue la chose et la fait ex-sister. C’est, prenons cela au sérieux, la fonction poétique. Commen s’opère ce « miracle » ? Quand la langue, comme dans le cas de la science, se donne comme contrainte, certes féconde sur un certain plan, d’exclure le sens et de se réduire à la signification – heureusement elle n’y arrive pas, sinon les savants ne pourraient devenir fous –, elle préserve le corps de l’Autre (soit du lieu d’où s’origine la parole) du prélèvement de l’objet a. Au lieu de prélever sein, excrément, regard ou voix, soit des morceaux corporels, cette langue voudrait ne prélever que des représentations, privant ainsi le signifiant de ce qui fonde son ex-sistence en plus, et consécutivement de sa capacité à produire un sens et pas seulement une signification. À cette langue dénotative de la science, qui trouve d’ailleurs sa misérable copie dans ce qu’on appelle la communication, s’oppose la langue de la psychanalyse, c’est-à-dire le dit de l’analysant, qui est bien supplémentaire. Si Freud a porté son attention sur le mot d’esprit, ce qu’a très fortement souligné Lacan, c’est parce qu’il recèle et dévoile cette antinomie entre signification et sens. Procédez à la réduction du sens du Witz en éliminant ce sens au profit de la signification, et le Witz, qui n’en est plus un, ne fait plus rire. La formule chimique remplace le gaz hilarant.

Revenons un instant sur ce prélèvement, ou ce non-prélèvement. Lacan, dans « Position de l’inconscient », articule ainsi ce moment qui correspond à ce qu’il appelle alors séparation :

« L’important est de saisir comment l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet. Cet organe de l’incorporel [la libido] dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa séparation. C’est par lui que de sa mort, réellement, il peut faire l’objet du désir de l’Autre.

« Moyennant quoi viendront à cette place [celle de sa mort] l’objet qu’il perd par nature, l’excrément, ou encore les supports qu’il [l’objet] trouve au désir de l’Autre : son regard, sa voix.

« C’est à tourner ces objets pour en eux reprendre, en lui restaurer sa perte originelle [l’aphanisis causée par l’aliénation] que s’emploie cette activité qu’en lui nous dénommons pulsion (Triebe) (2). »

Dans ce même écrit, quelques lignes plus bas, nous trouvons cette proposition selon laquelle « la métaphore du père » est « principe de la séparation ». C’est pourquoi j’ai dit prélèvement ou non-prélèvement. L’essentiel cependant est ailleurs, la vraie question étant de savoir où a lieu le prélèvement de l’objet, dans le sujet ou/et dans l’Autre. La réponse est dans les deux, ce pourquoi Lacan donne comme assise logique à la séparation l’opération dite intersection.

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Dans la lunule, nous avons a, mais ce a est « la part prise du manque [dans le sujet] au manque [dans l’Autre] ». Entre crochets, j’intercale les compléments que j’introduis par ma lecture, à mes risques bien sûr. Ces risques sont mineurs, compte tenu de la phrase qui suit et que je cite : « Par cette voie le sujet se réalise dans la perte où il a surgi comme inconscient, par le manque qu’il produit dans l’autre (2) […]. »

La thèse que je veux maintenant, suivant ces préliminaires, vous proposer est celle-ci : la motérialisation, soit ce qui fait que le parlement n’est pas que le meurtre de la chose mais qu’il est une chose supplémentaire, est fonction des modalités « de réussite ou de ratage » de cette séparation. Autrement dit, à ce niveau, ce qui sépare la science de l’ascience est que dans la première le mot se réduit idéalement à son signifié – voilà pourquoi le sel, c’est NaCl et que les étoiles ont des numéros –, alors que dans la seconde l’opération a lieu sur la chose supplémentaire. Sans doute est-ce pourquoi il y a lieu de distinguer expérimentation d’expérience.

Je terminerai alors par une dernière considération. Quand le Nom-du-Père est forclos, comment peut être produite une motérialisation qui ne soit pas « irritante », c’est-à-dire persécutive ? L’avancée de Lacan dans le séminaire sur Joyce consiste à répondre : par le sinthome, c’est-à-dire par une identification, la quatrième, au symptôme. La poésie est l’exercice par excellence d’une telle solution : de Celan à Pessoa. Mais cette solution n’est que possiblement garante d’une suppléance du Nom-du-Père. Cela marche chez Joyce, plus ou moins chez Pessoa, cela échoue avec Celan (cf. sa correspondance avec Gisèle Lestrange, sa compagne).

(1). Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 849.

(2). Ibid., p. 843. Souligné par moi.