16 mars 2013
Après les interventions de Pascale Macary qui nous a parlé des « rapports de la psychanalyse à la psychiatrie des années 1970-1980 à aujourd’hui », puis celle de Boas Erez sur « le travail d’un mathématicien », en l’occurrence, Cédric Villani – lequel ne nous est pas apparu sous les couleurs d’un savant particulièrement angoissé, je reprends le cours de l’intervention que j’avais commencée en décembre. J’avais amorcé sous ce titre, à partir de la conférence de Lacan à Milan, la discussion de deux points : « la faille sexuelle du savoir » et le rapport de « supplémentation » du discours capitaliste que la psychanalyse aurait la possibilité de gagner… Je poursuis cette exploration entre science et psychanalyse en interrogeant deux nouveaux points – la crise des savoirs et la voie de l’angoisse – dont j’espère déduire quelques conséquences en ce qui concerne la position et l’éthique de celui qui entend servir le discours analytique.
3 – La crise des savoirs : Dès « La science et la vérité », Lacan relevait ce que la structure du DC et du DA mettront en évidence : le statut de la vérité spécifique à la psychanalyse. Certes, dans la science comme dans le capitalisme, la cause comme catégorie logique est à l’œuvre. Mais qu’est-ce qui assure à la logique cet effet de la cause ? Tel est ce que Lacan désigne de « vérité comme cause », rappelant que c’est d’avoir pris en charge cette question que s’est « levée la carrière » du psychanalyste » – pas sans, donc, comme il le dira ensuite, « le désir de l’analyste ». Dans le mathème du discours capitaliste, la vérité est une place accessible, confondue avec le signifiant maître qui l’occupe (le marché), tandis que dans le DA, la vérité est réduite à une place dont l’inaccessibilité détermine et ce qui en fait semblant (l’analyste) et l’autre (le sujet) : celui-ci peut alors, seulement, s’interroger, avec cet analyste, sur ce qui relève de la vérité dont il est castré et en répondre. La science, elle, ne « veut » rien savoir de la vérité comme cause, « elle n’a pas de mémoire », « oublie les péripéties dont elle est née » (« une des dimensions de la vérité »), ce qui lui donne son allure de « paranoïa réussie ». Pour Lacan c’est le voile que la science jette sur la vérité comme cause (en lui préférant l’exactitude du calcul) qui assure encore, à l’époque de ce texte, le prestige des psychanalystes dû à l’office de la vérité : de garder, écrit-il, « cette place étonnement préservée dans ce qui fait office d’espoir en cette conscience vagabonde à accompagner collectif [sic] les révolutions de la pensée » (p. 869). En bref, comme me l’a un jour explicité un collègue cognitiviste, l’objet qui le passionne est le cerveau des neurosciences ; mais pour ses problèmes existentiels, sa quête de la vérité, il fait une psychanalyse. Son prestige (Sujet supposé Savoir) n’est pas à ses yeux entamé. Il est une discipline émergée en même temps que la science moderne qui, si elle mérite absolument le titre de paranoïa par les certitudes qu’elle nous vend, aurait du mal à être qualifiée de « réussie » : l’économie. C’est sans doute la raison pour laquelle Lacan se tourne vers Marx et une économie inspirée du Capital. Au-delà des critiques immédiates qu’il lui objecte, il lui reconnaît d’amorcer la séparation de pouvoirs (..), de la vérité comme cause [où l’on reconnaît le principe du pouvoir de la cure] au savoir mis en exercice [côté science] ». La preuve, c’est que malgré le fait d’avoir posé la question de la vérité (laissée vide pourtant), « une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolutions (…) » (p. 869) : on sait combien l’actualité lui donne raison ! Lacan nous détourne alors de l’examen de la construction des théories scientifiques, économiques y compris, pour s’attarder sur les crises du savoir : « C’est le drame, le drame subjectif que coûte chacune de ses crises. Ce drame est le drame du savant. Il a ses victimes dont rien ne dit que leur destin s’inscrit dans le mythe d’Œdipe. Disons que la question n’est pas très étudiée. J.R. Mayer, Cantor, je ne vais pas dresser un palmarès de ces drames allant parfois jusqu’à la folie où des noms de vivants viendraient bientôt : où je considère que le drame de ce qui se passe dans la psychanalyse est exemplaire. Et je pose qu’il ne saurait lui-même s’inclure dans l’Œdipe, sauf à le mettre en cause » (p. 870). Ce texte date de 1965, et le syntagme de « drame du psychanalyste » renvoie ici à la crise qu’il associe à son rejet stérilisant par l’IPA. Comment lire ? Le savant demeure inséparable du discours de la science. D’une part parce que la science moderne isole le sujet qui la fabrique en s’efforçant vainement de le « suturer » pour atteindre à l’objectivité et à la généralisation qui la caractérise ; d’autre part parce que Descartes assoie sa démarche sur le rejet des ontologies en posant que le sujet n’est pas à chercher ailleurs que dans l’acte par lequel il s’affirme : je pense, je doute, je marche, je trouve, je crée… C’est comme sujet et avec sa structure que le savant crée. Le psychotique y a un avantage : lui non plus ne fait pas fond sur le père. Mais Lacan semble avancer que la crise que connaît la psychanalyse au moment où il parle (en 1965-1966), et que j’attribue à ce qu’introduit de neuf sa propre contribution, ce chamboulement n’est pas d’avantage inscriptible dans l’Œdipe « sauf à le mettre en cause » ! Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire – si la psychanalyse a bien le « devoir » de réintroduire la considération du Nom-du-Père dans la science pour se maintenir à son niveau ? En accéléré, la réponse dont je suis capable : il faudrait la déplier. Le réel est le symptôme de Lacan – c’est lui qui lui donne ce poids d’impossible pour le symbolique et l’imaginaire. Le gain de savoir sur le réel qui concerne le sujet constitue par définition une objection à toute orthodoxie psychanalytique (ce qui est d’ailleurs un oxymore) – dont pourtant relèverait l’Œdipe. Si la cure se réinvente à chaque fois, l’Œdipe ne sert à rien : et cette remarque anticipe sur la substitution du sinthome au père dans la fonction de nouage (des dimensions constitutives du sujet : R, S et I) qui lui était dévolue – substitution que formule au mieux l’aphorisme lacanien selon lequel « on peut se passer du père à condition de s’en servir »…
4 – La voie de l’angoisse : D’un côté la science (et le DC ?) s’appuient sur la cause formelle (celle qui réduit la vérité à l’exactitude d’un calcul logique), de l’autre la psychanalyse privilégie exclusivement la cause matérielle : la matérialité du signifiant distinguée du sens auquel ce dernier contribue. Le savant poursuit le déroulement des conséquences dont la cause formelle rend compte. De l’autre le psychanalyste s’interroge sur le nœud entre la cause matérielle (le signifiant) et le sujet de la science. Entre les deux, le drame du savant ramène l’angoisse au premier plan, cette angoisse qui est le signe d’une rencontre du sujet avec le réel, là même où, à l’occasion, il part en quête d’un gain de savoir nouveau. Deux voies s’ouvrent donc vers le réel : celle de la science et celle de l’angoisse. Il faut croire qu’il y a un moment où les deux voies se recouvrent. On voit ce que peut signifier choisir la voie de la science appliquée à l’angoisse elle-même : celle-ci devient un accident du processus de la connaissance – sous les noms de phobies diversement sociales, de stress et Etat de Stress Post-traumatique, burn-out, dépression, panique, etc.. Il revient à la psychanalyse de choisir la voie de l’angoisse comme telle. En tout cas, l’idéologie secrétée par le mariage de la technoscience et du marché au sein du libéralisme, le scientisme, contribue à une nouvelle mutation du savoir : un savoir indisponible pour répondre aux questions existentielles, un savoir transformé en listes de compétences relevant d’un système de communication et de conditionnement livrable sur le marché de l’entreprise libérale, un savoir certain, gardant de la science traditionnelle l’idéal paranoïaque moins la réussite. La preuve de cette certitude d’un tout savoir nous est fournie tous les jours par l’affirmation, répétée en dépit de la crise, du réel de l’économie, ou par le procès fait à des physiciens, en Italie, au mois d’octobre 2012, pour avoir été incapables de prédire les dernières catastrophes sismiques et être coupables d’homicides involontaires ! Ces réflexions m’ont mis sur la trace d’un faux souvenir : je croyais me rappeler d’une évocation, par Lacan, de Werner Von Braun relativement à son angoisse après sa contribution aux armes allemandes, avant de gagner les Etats-Unis. Dans cette quête, je suis tombé sur quelques phrases que je vous livre sans commentaire, mais qui témoignent que pour Lacan, il ne fait pas de doute que la mutation du savoir change le rapport du sujet à lui-même : « L’image nous vient d’une création essentiellement symbolique, c’est-à-dire d’une machine, la plus moderne des machines, beaucoup plus dangereuse pour l’homme que la bombe atomique, la machine à calculer. On vous le dit, vous l’entendez et vous n’y croyez pas – la machine à calculer a une mémoire. Cela vous amuse de le dire, mais vous ne le croyez pas. Détrompez-vous. Elle a une façon de mémoire qui est destinée à mettre en cause toutes les images que nous nous étions jusqu’alors données de la mémoire. » (19 janvier 1955). Et encore : « Quand, grâce aux effets de la bombe atomique, nous aurons des sujets avec une oreille droite grande comme une oreille d’éléphant et, à la place de l’oreille gauche, une oreille d’âne, peut-être les rapports à l’image spéculaire seront-ils mieux authentifiés ! ». En fait, la citation recherchée ne concerne pas Von Braun, mais Julius Robert Oppenheimer, lequel donne à Lacan l’occasion de lier l’angoisse du savant, la passe et la fonction de la psychanalyse – dans sa « Proposition sur le psychanalyste de l’Ecole ». Redisons l’échec de la science, que j’ai rappelé en commençant, son effort vain, pour suturer le sujet. Et bien, paradoxe, ce qu’elle échoue à réaliser, la psychanalyse le réussit sous la forme de la destitution subjective. Sauf que l’analysant comme les analystes reculent devant cette perspectives. D’où la remarque suivante : « Seulement faire interdiction de ce qui s’impose de notre être [la destitution subjective au terme de l’analyse], c’est nous offrir à un retour de destinée qui est malédiction. Ce qui est refusé dans le symbolique, rappelons-en le verdict lacanien, reparaît dans le réel ». Ecoutons bien la suite : « Dans le réel de la science qui destitue le sujet bien autrement dans notre époque, quand seuls ses tenants les plus éminents, un Oppenheimer, s’en affolent. /Voilà où nous démissionnons de ce qui nous fait responsable, à savoir : la position où j’ai fixé la psychanalyse dans sa relation à la science, celle d’extraire la vérité qui lui répond [elle ne veut rien savoir de la vérité comme cause] en des termes dont le reste de voix nous est alloué » (Autres écrits, p. 252). Je vous livre ma lecture. La destitution subjective par l’analyse est l’occasion pour le sujet de prendre une vue sur le réel dont il est fabriqué, la « vérité come cause » – et d’en tirer les conséquences. Cela suppose que le psychanalyste acccueille l’analysant jusque là, et sans doute la passe, au moins pour quelques uns. Faute de quoi le retour dans le réel de cette destitution, par la science, se fait mortel. Voilà la thèse de la responsabilité des psychanalystes dans l’avènement du Discours Capitaliste confirmée et précisée : les psychanalystes, par leur lâcheté (le recul devant la visée de la cure et ses conséquences), sont responsables du mauvais traitement du sujet par la science – quasiment (des effets) du scientisme pour tout dire !
5 – Passeur ou complice : Sept ans après ce texte du 9 octobre 1967, le 21 novembre 1974, Lacan donne un entretien à une journaliste italienne, Emilia Granzotto, pour le journal Panorama. Dans cette entrevue, Lacan est interrogé entre autre sur les rapports de la psychanalyse à la science et réponds sur un mode qui témoigne d’un déplacement qu’il n’est pas possible d’expliquer par la seule adresse au profane. D’abord une proposition qui à elle seule justifierait le débat ouvert par Jean-Pierre Lebrun (sur ce que la modernité imposerait de changement à la subjectivité) si c’était nécessaire. A la question de « ce qui ne va pas chez l’homme d’aujourd’hui », Lacan répond : « Il y a cette grande fatigue de vivre comme résultat de la course au progrès. On attend de la psychanalyse qu’elle découvre jusqu’où on peut aller en trainant cette fatigue ». Plusieurs affirmations me troublent dans cette entrevue, et d’abord la réfutation d’une crise de la psychanalyse, que Lacanl a pourtant affirmée précédemment – certes il y a une déviation par les héritiers de Freud, mais on n’a pas extrait de l’enseignement de ce dernier ce qu’il y a à tirer (d’où le « retour à Freud ») Dans ce texte, Lacan fait de la psychanalyse « un symptôme révélateur du malaise dans la civilisation dans laquelle nous vivons », qui s’explique par le fait que l’homme a peur quand des choses lui arrivent qu’il ne comprend pas, même s’il les a voulues : « il entre dans un état de panique, c’est la névrose ». Laissons de côté la rectification qu’il apportera plus tard en récusant avoir jamais dit cela, mais que c’est le psychanalyste le symptôme. Dans les faits cela nous oblige à nous demander si la psychanalyse ou le psychanalyste est toujours un symptôme du malaise contemporain, alors que la peur, elle, est bel et bien encore là. Dans le contexte où elle est un symptôme, la psychanalyse est « le jeu intersubjectif à travers lequel la vérité entre dans le réel ». La psychananalyse permet au névrosé de « trouver au-delà du symptôme apparent le nœud difficile de la vérité ». « En réalité, avance Lacan, l’interprétation (…) tend à effacer le sens des choses dont le sujet souffre », le sens que le sujet ne peut pas ne pas donner du fait de son effort pour couler sa vie dans un récit qui finit par l’emprisonner. « Le but est de lui montrer à travers son propre récit que son symptôme, disons la maladie, n’est en relation avec rien, qu’il est dénué de tout sens. Même si en apparence le symptôme est réel, il n’existe pas », il témoigne de ce qui ex-siste, qui « siste ailleurs » (le rapport du sujet au réel qui fait sa singularité et à la façon dont il le loge dans le commun). On reconnaît l’interprétation freudienne empruntée au sculpteur : « per via di levare », par le moyen de supprimer le sens qui embarrasse l’analysant. Jusqu’à la formule de la psychanalyse réussie : « quand elle débarrasse le champ aussi bien du symptôme que du réel, ainsi elle arrive à la vérité » (ce que nous savons impossible). Lacan en vient alors à la question de l’angoisse, à partir de sa conception du symptôme : « tout ce qui vient du réel. Et le réel, c’est tout ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne pas » (le monde à l’occasion !), et, comme un oiseau vorace, [il] ne fait que se nourrir de choses sensées, d’actions qui ont un sens ». Lacan donne ici raison aux scientifiques pour opposer leur explication à notre ignorance de la vie. Mais c’est pour redouter que, « par leur faute, le réel, chose monstrueuse qui n’existe pas, [finisse] par prendre le dessus ». « La science est en train de se substituer à la religion, avec autant de despotisme, d’obscurité et d’obscurantisme. Il y a un dieu atome, un dieu espace, etc. Si la science ou la religion l’emportent, la psychanalyse est finie ». C’est alors qu’il précise : « il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment de l’angoisse » (souligné par moi). Ils « commencent à se demander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront par apporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et si c’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens, chimistes, pour moi ce sont des fous » qui « alors qu’ils sont en train de détruire l’univers » en viennent à se demander si par hasard ça ne pourrait pas être dangereux » ! Mais qu’on ne se méprenne pas : Lacan ne prophétise aucune apocalypse, seulement la découverte de la science comme une quatrième (une cinquième) « position » impossible (à côté de gouverner, éduquer, psychanalyser… et « faire désirer »), « à ceci près que eux, les scientifiques, ne savent pas qu’ils sont dans une position impossible ». Pas de catastrophe, le réel insensé reprendra le dessus… Et « l’homme a toujours su s’adapter au mal. Le seul réel concevable auquel nous ayons accès est précisément celui-ci, il faudra s’en faire une raison. Donner un sens aux choses comme on disait. Autrement l’homme n’aurait pas d’angoisse. Freud ne serait pas devenu célèbre et moi je serai professeur de collège ». Cette angoisse semble liée à l’état actuel de la science moderne, « mais que savons-nous de ce qui est arrivé à d’autres époques, des drames d’autres chercheurs ? L’angoisse de l’ouvrier rivé à la chaîne de montage comme à la rame d’une galère, c’est l’angoisse d’aujourd’hui. Ou plus simplement elle est liée aux définitions et aux mots d’aujourd’hui. » D’un côté Lacan souligne l’incidence délétère de l’effacement de la question de la vérité si la psychanalyse ne fait pas son travail : le réel de la science la submergera. De l’autre Lacan proteste contre l’accusation de pessimisme au nom du fait que l’humain s’avèrerait incapable de fabriquer ce qui le détruirait (il se réjouit à l’idée d’une bactérie mortelle qui s’échapperait enfin d’un laboratoire quelconque !). C’est que, tant qu’il y aura un savant pour faire science et créer, tant que la science fondamentale résistera à la sélection et à la promotion de la seule technoscience par le marché capitaliste, il y aura un sujet de la science, il y aura alors des symptômes pour signaler que le monde va mal, et il y aura toujours l’angoisse, « la peur de la peur », dont la motivation de s’explique ni par le corps ni par l’esprit. Il incombe à la psychanalyse, comme un « devoir » « de trouver [retrouver ?] dans les paroles du patient le nœud entre l’angoisse et le sexe, ce grand inconnu »…
