Introduction :
1 : Ferdinand de SAUSSURE (1857-1913) est un de ces auteurs dont la gloire provient d’une discipline étrangère à celle qui faisait leur occupation principale.
Les cas de FREUD et de MARX, quoique semblables demeurent cependant différents. En effet le premier a intelligemment postulé qu’un fondateur de discipline devait montrer lui-même l’intérêt de ce qu’il faisait pour des activités connexes, tandis que MARX a simplement été rattrapé par sa technicité, qui renvoyait la compréhension de son œuvre au philosophe qu’il avait pourtant tenté de renverser : HEGEL.
Ainsi la situation de SAUSSURE reste particulière pour deux raisons : d’une part il répugnait à publier, dans la conscience aiguë de l’enchevêtrement des questions dont il s’occupait ; d’autre part l’ouvrage principal par lequel il est aujourd’hui connu au-delà de sa corporation n’est pas un livre dont il s’est occupé, car c’est un cours publié après sa mort. Si donc on peut raisonnablement parler de l’invention posthume de SAUSSURE, il est notable que cet événement s’est produit a posteriori dans le contexte d’un mouvement de pensée, ou encore d’un « programme de recherches » que l’on a pris l’habitude de nommer en France d’abord « structuralisme ».
Dans le remarquable chapitre que DELEUZE a écrit en 1972 pour l’ Histoire de la philosophie au Xxème siècle, dirigée par François CHATELET , et repris dans le recueil : L’île déserte ( Minuit 2002 pages 238-269 ) , DELEUZE remarque le paradoxe qu’il y a à faire de SAUSSURE le fondateur du structuralisme alors qu’il n’emploie presque jamais le terme de « structure ». En effet on vérifie aisément que, dans son Cours, SAUSSURE préfère parler de « système » plutôt que de « structure ». Quel sens peut-on donner à cette substitution ?
De manière générale, un concept a d’abord l’usage rendu possible par la configuration de ce qu’il remplace. Or dans le cas de « système » il s’agit explicitement de le substituer aux conceptions fautives antérieures qu’ont été l’usage des concepts de « nomenclature » ou encore « inventaire ». Or dans un inventaire on prend les choses comme elle se présentent, tandis que tout système est produit selon un certain ordre. La question devient alors : quel est le domaine, ou le champ, pour lequel il peut y avoir rivalité entre inventaire et système ? Malgré le titre du cycle, il convient de ne pas se hâter de parler de « langage ».
2 : Pour ne pas nous engager trop vite dans l’interprétation philosophique de cette œuvre, je parlerai plutôt de « phénomène langagier » que SAUSSURE traite dans un style systématique. Mais qu’est-ce qu’un système ? Parce qu’il s’agit d’un mot savant, l’étymologie est instructive : un système est une manière de se tenir ensemble, de telle façon que ce qui se passe en un point quelconque du système se répercute sur tout le reste. Penser dans un style systématique implique donc de ne plus se contenter de prendre ce qui se présente comme il vient, mais d’imposer un ordre et en particulier une succession. Une démarche systématique illustre donc le principe qui nous enjoint de « commencer par le commencement ».
Mais si la philosophie technique est toujours systématique, tout système n’est pas philosophique : il y a en particulier des systèmes scientifiques et SAUSSURE passe à bon droit pour le fondateur de la linguistique caractérisée comme science. Cependant, l’histoire des sciences nous apprend que le plus souvent, une future discipline scientifique est précédée par une période plus ou moins longue de collecte de résultats empiriques. La nouvelle linguistique relève de ce processus.
Par conséquent, poser que SAUSSURE est le fondateur de la science linguistique signifie qu’il fut le premier à en dégager les conditions de discipline systématique, c’est-à-dire à ne plus se contenter d’accumuler et de comparer des phénomènes langagiers. Pour finir cette introduction, nous devons donc proposer une hypothèse pour expliquer comment on peut faire tenir ensemble les deux premiers acquis de cette présentation : l’invention a posteriori de SAUSSURE par le structuralisme, et la nouveauté de sa linguistique comprise comme doctrine systématique.
Comme l’effort systématique pour penser systématiquement est le propre de la philosophie, c’est la façon particulière de SAUSSURE de traiter les phénomènes langagiers qui en a fait le père fondateur du structuralisme.
Or la particularité de son style de pensée est d’avoir conçu dès le début la future discipline comme un modèle possible pour d’autres disciplines à venir dans le même champ, qu’on ne désignait pas encore comme celui des « sciences humaines ».
Autrement dit ce qui aura assuré la généralisation de la linguistique en programme structuraliste est en quelque sorte que les produits de la nouvelle discipline ont été d’emblée conçus pour être des produits d’exportation. Une telle analyse fournit auss itôt le plan de la conférence : dans une première partie, j’exposerai les acquis principaux de la linguistique saussurienne, tels qu’un philosophe peut les dégager ; puis dans une seconde partie, j’interrogerai ce qu’il reste du saussurisme, plus de 30 ans après la fin du programme de recherches structuraliste.
I) Les thèses fondamentales de SAUSSURE :
3 : Tout ce que soutient SAUSSURE n’a pas été repris au-delà de la discipline qu’il a fondée, et certains linguistes continuent même à penser que le plus intéressant de son œuvre est ce qui se trouve en continuité avec le modèle théorique dominant avant l’instauration de la linguistique, à savoir la « grammaire comparée ».
Je ne mets donc l’accent que sur ce qui a été effectivement exporté. Néanmoins, il est clair que le programme structuraliste n’a pas préexisté à sa constitution : il ne s’agit pas d’une intuition qui cherche ses instruments. Il faut plutôt s’exercer à penser que ce programme était pour ainsi dire latent dans l’approche saussurienne des « phénomènes langagiers ». C’est donc en toute rigueur que le structuralisme procède de SAUSSURE.
Son travail se constitue d’une façon qui le montre d’emblée soucieux de se dégager de la discipline dans laquelle il avait été formé : la grammaire comparée, à laquelle il va substituer une linguistique. On voit par là que, même si le programme structuraliste est désormais épuisé, il aura laissé derrière lui des disciplines qu’il a lui-même rendu caduques.
Il en est ainsi de la grammaire comparée, elle-même issue de la « grammaire générale » de la pensée classique ( Voir FOUCAULT : Les mots et les choses. 1966 Chapitre IV , section II en particulier.), qui est la discipline qui cherchait à savoir s’il peut y avoir une grammaire commune aux langues de culture, sans se réduire aux langues vivantes. Mais l’une des ambiguïtés constituantes de ladite grammaire comparée, dans laquelle, depuis BOPP, excellaient les savants allemands, fut de rechercher comment parlaient les hypothétiques indo-européens. Or ceux-ci étaient, au plan linguistique , les homologues de ceux qui étaient recherchés comme « aryens » au plan anthropologique ….
A / Linguistique & sémiologie.
4 : Mais SAUSSURE n’est pas allemand, il est suisse romand, et il semble bien s’être toujours gardé de la recherche d’ancêtres purs pour toutes les langues européennes. Or l’histoire des sciences montre que, au moins dans les sciences humaines, une nouvelle discipline se constitue toujours par étayage sur une grande aînée.
Pour la jeune linguistique saussurienne, ce fut la sociologie française de la fin du XIXème siècle, incarnée par deux figures apparentées : Émile DURKHEIM (1858-1917) dont le programme interrompu par sa mort précoce est repris par son neveu Marcel MAUSS (1872-1950), qui sera lui-même le maître reconnu de LEVI-STRAUSS.
La grande décision constituante est prise par DURKHEIM, dans son premier grand livre : Les règles de la méthode sociologique , paru en 1895. Cette décision prend la forme d’un principe résolu : « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses. » énoncé dès le début du chapitre second de cet opuscule en forme de manifeste. Voir dans l’édition P.U.F. Quadrige 1995, page 15. Alors, ce principe était sans doute plus important par ce qu’il excluait que par ce qu’il permettait, qui ne pouvait pas être produit dans un simple manifeste. Car il s’agissait de la décision de limiter la portée de la volonté individuelle, induisant ainsi une borne mise à la morale kantienne.
En effet DURKHEIM, philosophe de formation, proposait un critère clair pour le caractère social d’un fait : un fait est social quand il ne peut être modifié par aucune volonté particulière. SAUSSURE souscrivait manifestement à une telle métaphysique sans l’argumenter en aucune façon : il n’y a jamais traces d’une démarche philosophique explicite chez lui. Cela ne l’empêchait pas pourtant d’encaisser le bénéfice de la sorte de sociologisme qui s’ébauchait ainsi. En effet, si les « phénomènes langagiers » sont des « faits sociaux », alors ils ont une objectivité de principe , dès lors que ce qui est social est toujours objectif.
5 : Une seconde décision métaphysique, c’est-à-dire a priori, est prise par SAUSSURE, rendant alors possible la première thèse constituante de la linguistique, thèse dont j’ai fait le titre de cette première section.
La jeune linguistique veut donc être une science, alors qu’en science il est commun de distinguer le domaine et les objets. Ainsi, la géométrie est la science dont le domaine est constitué par les figures, alors que ses objets sont le cercle, le triangle, etc. Quant à lui, SAUSSURE décidait que les signes seront les objets dont va s’occuper la nouvelle discipline qui prend en charge les phénomènes langagiers. De cette façon, il reprend un schéma stoïcien, mais sans ses coordonnées systématiques antiques, par lesquels le signe à la mode stoïcienne s’articulait à la physique. Ce qui va s’avérer fécond pour le programme structuraliste sera la description dusigne comme un dispositif à double détente. En effet, tout signe linguistique est un biface qui unit indissolublement une partie matérielle (le signifiant) et une partie mentale (le signifié) unis par une certaine relation, du moins quand le sujet connaît le mode de représentation dont il fait usage. Nous y reviendrons en seconde partie.
D’autre part, l’ensemble du biface est relié extérieurement à la réalité que le signe désigne, réalité maintenue à distance par la cohérence interne du signe. L’essentiel pour un cycle de philosophie est alors de bien voir que tout signe est pris dans un rapport psychosociologique : la signification est psychique, mais la référence est sociale, de sorte que la signification est toujours une expérience de la conscience, puisque la conscience est toujours psychique.
Cette double détermination rend alors intelligible le programme que SAUSSURE fixe pour la discipline qu’il fonde : s’il peut y avoir des signes qui ne requièrent pas une expérience de la voix, alors il peut exister une science des signes non vocaux. SAUSSURE choisit alors de nommer « sémiologie » cette discipline dont la linguistique ne sera rien qu’une partie stable. 50 ans plus tard, BARTHES prendra acte, dans ses Mythologies, de ce que dans les faits le programme a été inversé : c’est la linguistique qui sert de modèle à la sémiologie.
B / Langue et parole.
6 : Le fait de savoir comment donner ses objets à la linguistique renvoie alors à la possibilité de désigner son domaine, ou en tout cas son domaine par excellence. Là aussi, SAUSSURE prend deux décisions d’une grande portée philosophique, alors même que ladite portée n’est pas évidemment compatible avec la doctrine qui l’aura produite.
La première décision est de proposer une série de notions censées permettre un dénombrement complet des « phénomènes langagiers ». Là aussi, comme pour le signe, mais pour d’autres raisons, le domaine est nommé à l’issue d’une double division, opérée selon deux critères distincts. La division du potentiel et de l’actuel permet d’opposer le langage et la langue. Ainsi, soutenir que le langage est en puissance dans tout être humain est là pour signifier qu’une communauté humaine unie par la propriété du langage est toujours concevable. D’autre part, la division du collectif et de l’individuel permet d’opposer la langue et la parole.
La thèse de SAUSSURE est alors que le nom du domaine dont s’occupe linguistique est seulement la langue. Pour les philosophes, il est notable qu’il ne présente aucune raison historique à cela : ces raisons sont de part en part épistémologiques, et donc philosophiques.
En effet, la langue est le seul domaine dont les objets sont à la fois effectifs (c’est-à-dire non virtuels) et objectifs (c’est-à-dire non soumis à une volonté subjective). La portée philosophique la plus intéressante de ces décisions préalables me semble alors être la suivante : la langue n’est pas le domaine de la science linguistique pour une raison qui appartiendrait à une métaphysique réaliste, c’est-à-dire qui pose la subsistance de son objet en dehors de toute activité destinée à le produire. C’est pour une autre raison.
Au contraire, SAUSSURE choisit résolument une perspective idéaliste, c’est-à-dire constituante, comme le montre entre autre la proposition suivante : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet. » (Cours de linguistique générale (1916) Chapitre III Payot 1968 page 23).
Ainsi, il n’y a pas de point de vue linguistique préalable à la constitution du triplet : langage, langue, parole, pour une raison évoquée dans la section précédente, et qui relève du sociologisme de SAUSSURE. En effet, parmi les phénomènes langagiers, seule la langue peut être un fait social, puisqu’elle est le seul phénomène de l’ordre « langagier » qui soit réel (et non pas seulement virtuel comme le langage) et qui échappe aussi à l’action de sujets isolés.
7 : Mais la préférence saussurienne pour la langue implique comme conséquence une double exclusion, ou en tout cas une marginalisation qui confine à l’exclusion, et qui engage toute la portée de ce cycle sur le langage.
D’une part la linguistique saussurienne ne s’occupera paradoxalement pas du langage. Plus précisément : l’exigence inhérente à une épistémologie réaliste (car il faut que le domaine soit réel pour qu’on ait affaire à une science, qui doit pouvoir comporter des expériences qui ne peuvent se faire que sur des objets réels au sens trivial du terme ) empêche le langage de pouvoir être un domaine pour une linguistique qui repose sur la séparation de la référence et de la signification.
Au contraire, si le langage, compris comme capacité virtuelle de représentation, devait être un domaine d’objets, ce serait pour une science qui peut prendre en charge un tel phénomène virtuel, un peu la façon dont une partie de l’optique s’occupe des illusions lumineuses, encore nommé les « météores ».
D’autre part, dans une apparente symétrie, une linguistique de la langue, à savoir des communautés de locuteurs effectifs (comme une nation par exemple), devra exclure par principe la parole de son domaine de compétence. En cela, SAUSSURE reste tout à fait classique, car il n’y a jamais eu de science d’un phénomène concret, alors que la parole est toujours un phénomène concret, en ce sens qu’il ne peut pas être isolé sans perdre son caractère d’expression individuelle.
Cette seconde exclusion paraît même si évidente à SAUSSURE qu’il mentionne seulement de façon cursive le trait fondateur de cette exclusion : « ….l’acte individuel, qui n’est que l’embryon du langage. » Ibidem , page 29. Ce faisant, SAUSSURE s’inscrit dans une tradition illustre : celle qui depuis ARISTOTE fonde le travail scientifique sur une abstraction initiale : « …. la science consiste dans la connaissance universelle. » (Seconds analytiques. Livre I, chapitre 31 87 b 38 Vrin page 147). Je présume que le refus par SAUSSURE de la parole comme possible objet pour la linguistique est en fait un corollaire de son sociologisme, qui a pour fondement métaphysique la conviction qu’une société est une réalité autonome, et non pas le résultat incertain des interactions individuelles. Il est d’ailleurs notable que lorsque la part individuelle du langage sera prise en compte par des penseurs ultérieurs, comme BENVENISTE ou FOUCAULT,ce ne sera pas en se donnant pour axe le traitement de la parole car BENVENISTE parlera des « discours » et FOUCAULT des « énoncés ».
Transition de I à II :
8 : Même si SAUSSURE n’avait pas eu de postérité scientifique, ses deux thèses essentielles auraient suffi à lui assurer une place de choix dans l’histoire de sa discipline, tant elles ont permis de rompre avec les problématiques antérieures sur un point décisif.
En effet, on conçoit assez aisément que ces deux thèses convergent vers une seule idée : celle de l’autonomie des phénomènes langagiers. Car si la langue est une structure de signes qui s’opposent les uns aux autres, on peut énoncer les lois autonomes de ces phénomènes grâce à cette simple opération qu’est l’opposition. Mais il faut alors bien voir le prix à payer par rapport aux présupposés des problématiques antérieures, prix que bien des penseurs ont trouvé exorbitant. Car la grammaire classique permettait pour sa part d’articuler deux aspects de la réalité que la linguistique moderne laisse résolument de côté : en effet celle-ci cesse de s’occuper à la fois de la pensée et du monde.
Non pas que la problématique moderne exclue tout recours au langage, mais ce recours se fait à titre d’instrument. En effet les classiques, tout comme d’ailleurs leurs prédécesseurs médiévaux, comprennent le monde comme Création, et celle-ci n’est pas muette, mais chante au contraire la gloire de son créateur. De même, si la pensée est le propre de l’homme, le langage n’est là que pour exprimer la pensée.
Se dégage ainsi peu à peu l’essentiel de l’héritage transmis par SAUSSURE : la réalité n’est pas faite de signes mais de choses, qui ne signifient pas en elles-mêmes, et en outre la pensée n’est plus le préalable du langage, mais un certain type de crédit qu’on lui accorde.
II) L’avenir du saussurisme :
9 : Il serait évidemment tout à fait sot de présumer que la linguistique moderne est indifférente à la pensée, alors qu’elle est au principe d’un renouvellement de la pensée constitué par le programme de recherches structuraliste. Néanmoins, il faut bien prendre la mesure de ce que signifie ou implique que la pensée soit remplacée par la signification , car dans la nouvelle discipline un signe ne renvoie pas à une pensée, mais plus modestement à un signifié.
À cet égard, il est instructif de constater que SAUSSURE n’a pas jugé bon de consacrer un chapitre indépendant à l’opération de signification, et au signifié comme résultat de la mise en œuvre de ladite opération.
Le caractère instructif de ce fait s’éclaire par le renvoi à la décision saussurienne de ne s’intéresser qu’à la langue déjà constituée. Or la signification ne devient un problème que lorsqu’on s’intéresse à son instauration , notamment à l’occasion d’un néologisme, en particulier dans les sciences.
Mais les actes d’instauration sont exclus par principe d‘une linguistique de la langue, puisqu’il relève clairement du domaine de la parole. Une autre remarque met sur la voie de l’essentiel en cette affaire : le sens d’un phénomène langagier dépend largement de son destinataire, et de ses dispositions d’esprit , qui peuvent être plus ou moins strictes quant aux critères d’une signification recevable (voir par ex. RUSSELL : Signification et vérité. 1940).
Mais on pourra alors objecter que des « dispositions d’esprit » relèvent nettement de la psychologie, subordination inacceptable si l’on veut maintenir une indépendance de la linguistique compatible avec l’autonomie des phénomènes langagiers.
Nous verrons, dans une seconde partie, que le destin ultérieur du saussurisme aura dépendu du statut exact qu’il faut reconnaître à l’opération de signification.
A / La querelle de l’arbitraire :
10 : Je formule alors l’hypothèse que la plus importante innovation de SAUSSURE est cette conception du signe permettant de substituer la signification à la pensée, qui reste l’objet fondamental du langage dans la Grammaire de Port-Royal, parue en 1660, et qui fut un ouvrage cardinal jusqu’à l’instauration de la linguistique.
Plus précisément : c’est la nature du signe saussurien qui induit le problème spécifique de la signification telle que sa doctrine conduit à le poser. Car avec le signe s’introduit chez SAUSSURE la problématique de la valeur.
En effet, ce genre de représentation qu’est un signe implique qu’il faut considérer la réalité qui fait signe sur deux registres distincts. Tel est le sens rigoureux, c’est-à-dire non immédiatement moral, du concept de valeur. Car, puisque valoir signifie toujours « valoir pour », c’est-à-dire être en même temps ceci et cela (par exemple un rectangle de papier et l’équivalent général de tout ce qui coûte 20 €) la logique de la valeur est toujours simultanément bivalente.
Ainsi, en choisissant le signe comme élément fondamental du phénomène langagier, SAUSSURE introduisait , sans probablement bien le savoir, toutes les difficultés associées à ce concept de valeur. Or la plus notable de ces difficultés est de déterminer la manière dont les éléments hétérogènes qui constituent la valeur d’un signe sont reliés entre eux.
Comme souvent, le nouveau problème pour une discipline en train d’émerger s’avère une fort ancienne question philosophique. En effet, depuis que Socrate a risqué le calembour « sôma=sema », les philosophes se demandent comment des choses peuvent signifier, c’est-à-dire permettre des renvois à autre chose qu’elles-mêmes.
PLATON croise trois fois explicitement ce problème (dans le Gorgias en 493 a, le Phèdre en 250 c et surtout le Cratyle en 400 c ) où il fait le pas le plus explicite vers une solution : « … comme c’est par le corps que l’âme signifie tout ce qu’elle signifie, en ce sens aussi il est correct de l’appeler < signe > (sèma) ». Cratyle 400 c G.F. 1998 page 106 Mais parce qu’en philosophie ce problème est aussi ancien que la discipline, le spectre de ses solutions possibles est devenu très large, tout en se maintenant entre les deux extrêmes qui donnent à penser : la nature et la convention.
Cela dit, il faut bien percevoir ce qu’il en est de la nature dans ce cas : ce terme désigne alors une poussée interne à une chose quelconque, poussée exercée de manière à ce qu’elle s’accomplisse. Toute nature est donc terminale, d’où il suit que le problème majeur devient alors celui de la durée requise pour qu’une nature s’accomplisse.
11 : Il est manifeste que SAUSSURE ne penche jamais en direction du caractère naturel du signe linguistique. Par corollaire, ledit signe sera séparé, dans le programme structuraliste qui dépend du choix de ce signe, d’une série de représentations qui seront, quant à elles, versées sur ce registre du naturel. Il en est ainsi de l’indice, du vestige, la trace, du stigmate, de la prémice et aussi,d’une manière spécifique que nous croiserons fin janvier à propos de LACAN, du symptôme.
La décision métaphysique que prend alors SAUSSURE, et qu’il ne justifie à aucun moment du Cours, est que la nature du signe est de type conventionnel (il choisit même un cas particulier de ce type : « arbitraire »).
Or les philosophes ont remarqué dès l’Antiquité que les solutions conventionnalistes posent elles aussi des problèmes embarrassants, dont le plus connu peut être résumé ainsi : si le langage permet une relation entre a et b, ne faut-il pas un langage pour enseigner cette relation entre a et b ? Mais, si c’est le cas, le langage ne devient-il pas cette faculté très étrange qui semble vouée à toujours se précéder elle-même ?
Quoi qu’il en soit de ce problème général, SAUSSURE se range résolument du côté des solutions conventionnalistes, dans un acte théorique qui aura suscité la première correction importante de sa théorie de la langue. Il en va de cette thèse connue sous le nom de « principe de l’arbitraire du signe », dont l’exposition occupe tout le premier chapitre de la première partie du Cours, sous le titre éloquent de Principes généraux. Mais la brièveté de ce chapitre (des pages 97 à 103) suggère au philosophe de profession que SAUSSURE ne sait pas très bien où il met les pieds.
La thèse saussurienne se condense aisément dans l’exemple suivant : « Ainsi l’idée de <sœur>n’est liée par aucun lien intérieur avec la suite de sons qui lui sert de signifiant. »Cours de linguistique générale. Payot 1969 page 100
À la réflexion, il apparaît que cette thèse est manifestement fausse. En effet, pour quiconque parle français et veut manifester l’idée d’un être qui a les mêmes parents que lui, tout en étant de sexe opposé, c’est nécessairement au terme « soeur » qu’il aura recours.
C’est ainsi que, 26 ans après la publication du Cours, le plus grand linguiste français : Émile BENVENISTE (1902-1976) met les choses au point dans un article séminal, publié dans le premier numéro d’une revue linguistique paraissant au Danemark. La conclusion de l’article est sans appel : « Le signe, élément primordial du système linguistique, renferme un signifiant et un signifié dont la liaison doit être reconnue comme nécessaire. » Nature du signe linguistique, repris dans : Problèmes de linguistique générale. Gallimard 1966 page 55.
Comment expliquer une erreur aussi grossière ? Mon hypothèse est que SAUSSURE s’est débarrassé rapidement de l’exposé des « principes généraux », exposé obligatoire qui relèvait donc de la rhétorique pédagogique. Mais ce qui l’intéressait vraiment, ce sont les questions techniques et pratiques de sa discipline, vers lesquelles il veut aller au plus vite.
B / Une exclusion de la sémantique.
12 : Quand on consulte aujourd’hui un exposé de ce qu’est devenue la linguistique qui se rattache aux prémisses saussuriennes, on constate bien vite qu’elle s’est développée selon trois axes, dont il est frappant que l’un d’entre eux est resté étranger à SAUSSURE. Ces trois axes sont la phonologie, le plus travaillé, la syntaxe, dont l’étude a donné lieu à la crise dans laquelle le programme structuraliste disparaîtra, et enfin la sémantique, qui reste la grande oubliée du saussurisme.
La phonologie structurale est l’étude des structures de sons propres à une langue donnée ; la syntaxe est l’étude des structures reliant les éléments de degré supérieur (nommons-les par commodité les mots) ; et en principe la sémantique devait être l’étude des structures reliant des significations pour produire un éventuel sens d’ensemble. Par exemple l’énoncé : « La petite brise la porte » a deux sens très différents selon la signification qu’on donne à chacun des trois termes en dehors des 2 articles.
On peut dire que dans le Cours, SAUSSURE réserve le cas de la sémantique, mais je voudrais montrer qu’il ne procède pas ainsi sans raison, et que sa perplexité est une conséquence de ses décisions antérieures. En effet , une note des éditeurs à la page 33 du Cours prend acte du fait qu’il n’y a pas de lieu pour une sémantique structurale dans le Cours. En revanche ils en définissent le programme, et renvoient même à une page ultérieure du Cours dans laquelle est censée être énoncé le « principe fondamental » de la discipline à venir. Dans cette page 109, SAUSSURE annonce que la sémantique devra être « l’étude des changements de signification » mais, en introduisant le concept de changement, il sape les fondements de sa théorie et annonce même indirectement la faiblesse décisive du programme structuraliste.
En effet, une structure a ceci de propre qu’elle ne peut pas être modifiée par les agents qui lui sont soumis, et qui même tiennent leur peu d’être de cette soumission. Ainsi, ce qui pourrait changer une langue relève du domaine des actes de parole, domaine exclu par principe de toute linguistique structurale. SAUSSURE va même jusqu’à nous orienter discrètement vers la raison majeure de l’exclusion du sens hors de la structure de langue : « La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives. Elle fait corps avec la vie de la masse sociale et celle-ci, étant naturellement inerte, apparaît avant tout comme un facteur de conservation. » Cours de linguistique générale. Première partie, chapitre II pages 107-8 De ce fait, on peut supposer que le structuralisme aura échoué, dès lors qu’on le comprend comme une extension du saussurisme, à cause de son incapacité à rendre compte de la réalité des changements, dont l’exclusivité de l’intérêt scientifique accordée à la langue lui avait interdit de trouver la clé.
13 : Or, une application résolue du principe antique selon lequel « la Nature a horreur du vide » nous conduit à croire que lorsqu’un problème réel n’est pas traité par la discipline à laquelle il semblerait revenir naturellement, c’en est une autre qui s’en empare.
À la lumière de cette intuition, je crois qu’on peut décrire l’abandon progressif, au début des années 80, du programme structuraliste et la remontée au premier plan des penseurs qui avaient critiqué, dès le début des années 60, le supposé aspect délétère de ce programme, tel qu’il fut d’abord incarné par LEVI-STRAUSS.
Comptons au premier rang de ces penseurs Paul RICOEUR, dont un article, célèbre à juste titre, explicite les attendus de son propre refus de ce programme : voir Structure et Herméneutique, article paru dans la revue Esprit en novembre 1963 et repris aujourd’hui dans le recueil intitulé Lectures 2 au Seuil collection Points-Essais 1999 pages 351-385. Consulter aussi éventuellement ma conférence sur RICOEUR du 16 décembre 2006.
Mon hypothèse est donc qu’une autre problématique a commencé à prendre en charge la thématique du sens, laissée en déshérence par le structuralisme. Il s’agit de la problématique herméneutique, à laquelle RICOEUR se rattachait explicitement comme le montre d’ailleurs le titre de l’article mentionné ci-dessus.
D’où le dernier état de mon questionnement, du moins pour ce soir : qu’y a-t-il dans la tradition herméneutique qui serait constitutivement absent du programme structuraliste ? C’est paradoxalement la puissance de son programme qui permet de formuler cette absence, car elle provient en fait de l’interdit que j’ai mentionné plus haut. Il s’agit de la conviction qu’il y a une puissance organisatrice du sens présente dans chaque personne qui soutient le projet herméneutique en quête d’une signification authentique.
On notera au passage la nécessaire réactivation , pour que cette substitution ait lieu d’être, de l’opposition entre personnes souveraines et sujets assujettis à des structures diverses, sous peine sans cela de ne pas bien comprendre l’inflexion décisive de la vie philosophique française au début des années 80. Il convient d’ajouter à ce processus la dose habituelle de contingence : la mort accidentelle de BARTHES, celle de LACAN, de 15 ans plus âgé, et la fin du travail productif de LEVI-STRAUSS. On comprend alors de mieux en mieux pourquoi le structuralisme n’est pas réfuté mais simplement délaissé dans les années 80, qui apparaissent désormais comme des années de reconfiguration dont on mesure encore mal l’ampleur.
Conclusion :
14 : Après inventaire, l’héritage saussurien s’avère donc plutôt décevant. S’il consiste en résultats indubitables en phonologie, il est bien maigre dans ce qui peut sembler pourtant le plus intéressant dans les phénomènes langagiers, à savoir le fait que le langage produit, ou en tout cas transmet, du sens. Or ce sens est posé explicitement dans le saussurisme comme étant de la responsabilité de l’agent de la parole, mais cet agent n’est donc plus un sujet.
C’est pourquoi il y a eu un double contournement de l’héritage saussurien, dès qu’il a été identifié comme tel, même si ces deux offensives ont émergé à des dates très différentes. Tout d’abord, des philosophies liées à la religion comme absolu du sens sont revenues au premier plan : les noms de LEVINAS, de MARION et de RICOEUR sont parties prenantes de cet affaiblissement de l’héritage saussurien.
Pour sa part, LACAN contre-attaque sur une aile opposée, en radicalisant l’intuition saussurienne de l’impuissance du sujet, en tant qu’il est soumis à des structures dont il est pourtant le perpétuateur. Je montrerai ainsi cet hiver que la « linguisterie » de LACAN est certes sans doute étrangère à la mise en œuvre des principes de SAUSSURE, mais qu’elle est tout à fait fidèle à ce dont je fais , au terme de mon analyse, l’essentiel de la métaphysique saussurienne , à savoir le primat du concept de signe compris comme réseau de valeurs , par rapport à la croyance métaphysique en un accès direct au plan de significations.
Notons pour finir l’apport que fournirait une analyse de la réception : en France, ou plutôt en français, nous devons SAUSSURE à LEVI-STRAUSS, qui en parle le premier en dehors de la communauté des linguistes, dans un article fondateur qu’il publie en 1945 dans la revue Word, alors qu’il n’est pas encore revenu des USA où il a passé la guerre. SAUSSURE est donc au fond le nom d’un artefact, ou même d’une boîte à outils dans laquelle ont puisé les penseurs d’une dizaine de disciplines.
Ainsi, cette connaissance modulée par des emprunts aura permis d’estomper les incohérences philosophiques de la théorie linguistique saussurienne.
