Saudade et l’âme

26 janvier 2008

Assemblée de Paris :le cas et la structure Dora

Nous faisons un tour de plus…

Un tour de plus est une expression qui fait écho à l’idée de Lacan dans son séminaire « le moment de conclure » quand il parle de la fin de l’analyse : « la fin de l’analyse c’est quand on a deux fois tourné en rond, c’est à dire retrouvé ce dont on est prisonnier », il faut retrouver ce dont on est captif, et l’inconscient c’est ça c’est la face de réel de ce dont on est empêtré. »

Nous voilà donc, à essayer de trouver ce dont nous sommes captifs dans notre étude de ces deux cas, essayer d’aller au-delà dans ce parallèle entre Dora – Ida Bauer – et la jeune homosexuelle . Parallèle travaillé par Lacan dans son séminaire sur « la relation d’objet » et qui nous a permis l’année dernière de soulever des questions concernant la structure de la névrose et de la perversion , la distinction entre hystérie et féminité, la place de l’homosexualité féminine . Par exemple, l’amour de Dora pour Mme K, le mystère qui motive son idolâtrie pour madame K, le lien homosexuel que Freud finit par reconnaître si constant chez les hystériques, amour que Lacan nomme d’inspiration chrétienne, où la solution à l’impasse de la position féminine à consentir à son rôle d’objet du désir de l’homme se solde en « faisant de la femme l’objet d’un désir divin ou un objet transcendant du désir ». En quoi cet amour est différent de celui de la jeune homosexuelle qui aime à la manière de l’amour courtois « la Dame » , une femme de réputation suspecte ? Sans doute la Dame n’est pas la Madone sur laquelle Dora reste fascinée pendant des heures. Enfin, la question de l’accès au féminin : est-ce possible de penser la cure dans une autre logique que celle du tout phallique ? dans une autre logique que celle de l’idéal, de l’Un et de l’exception, logique qui trouve dans le roc de la castration sa limite ?

A la lumière des écrits , des biographies et documents, nous avons fait une lecture après –coup de ces deux cas et compris des interprétations de Freud et de Lacan. Souvenez vous : Dans la biographie de Sidonie Csillag , ce livre que Thérèse Charrier à travaillé pour nous : « Sidonie Csillag, homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle » la jeune homosexuelle, raconte à ses biographes qu’en vérité elle n’a pas rêvé les rêves qu’elle raconte à Freud pendant ses séances. Ces rêves, elle les invente pour se moquer un peu du Professeur , pour lui faire croire qu’elle rêve les rêves qu’il voudrait qu’elle rêve. Ces rêves qui selon Freud anticipaient la disparition de l’homosexualité en exprimant le désir d’être aimé par un homme et d’avoir des enfants, elle les invente . Mais chose incroyable : des rêves de la jeune homosexuelle, la question qui surgit pour Freud, c’est celle –ci : Est-ce que l’inconscient peut mentir ? Freud à juste titre relève la dimension transférentielle de ces rêves, à savoir qu’ils sont destinés à lui faire plaisir. Et bien sûr, il ne dénonce pas cela comme un mensonge, mais il s’y prête en tant que lieu d’adresse de ce mensonge, lieu de l’articulation symbolique : ce défi au professeur est lié au défi au père, et c’est cela que la jeune homosexuelle ne sait pas et met en acte dans le transfert, et c’est ce défi qui est central dans son homosexualité. La jeune fille, aurait souhaité un enfant du père quand elle était petite fille. Son père au contraire de celui de Dora, est un père puissant .Juste à ce moment là il fait un enfant à sa femme, à cette mère jalouse qui ne supporte aucune rivalité de sa fille , mère qui à la différence de celle de Dora est très présente, voilà ce qui lui procure une déception qui fut le tournant de sa vie.

Nous voyons dans ce cas de la jeune homosexuelle, la façon dont surgit l’élucidation de la dimension de tromperie de l’amour : le transfert ouverture de l’inconscient, nœud de contradictions, amour authentique et qui pour autant a une fonction de tromperie. Mais au-delà de la dimension de la tromperie, ce livre, son titre – « homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle »- le fait que deux journalistes vont la retrouver elle , la jeune homosexuelle de Freud, témoignent déjà d’une autre dimension du transfert : un au-delà de la fonction de la tromperie de l’amour, un au-delà véhiculé par cette rencontre qui a eu lieu entre Freud et la jeune homosexuelle, ainsi que par l’écriture du cas. Rencontre qui a marqué de façon absolue la vie de la jeune homosexuelle et à laquelle elle donne une réponse, qui n’est pas une répétition, qui est sa réponse, son invention , articulée au transfert. Et, nous allons être surpris car cette réponse de la jeune homosexuelle à Freud va au-delà de la mort , un amour qui va au-delà de la mort et qui permet dans l’après-coup d’appréhender dans sa plénitude ce surplus infini d’elle même que cette femme arrive à conquérir.

L’amour de transfert loin de sa dimension de tromperie nous montre ici un au-delà . Au-delà de la supposition de savoir à Freud, (qui n’était pas énorme), la jeune homosexuelle ironise ce savoir. Le désir de l’analyste , Freud, les conséquences de ce désir excédent le cadre de l’amour de transfert dans le sens de l’amour courant faisant lien social , ouvrant le champ de la réalité et de la sensibilité de la vie de son analysant à jamais et cela par la voie de cette articulation de la psychanalyse en intension et en extension.

Pour Ida Bauer, les choses ne sont pas moins importantes. Karin Adler et Christine Ragoucy nous ont permis de les approfondir dans les détails de sa vie au cours du séminaire de l’année dernière. Dora a suscité un nombre infini de publications, de fictions, de pièces de théâtre, de séminaires. Nous y sommes ! Et, même les débats autour de la fin de sa vie sont très illustratifs car ils nous dessinent au moins deux « Dora ». Dora la ménagère, déprimée, insupportable avec son mari et son fils, victime y compris de la psychanalyse tel qu’ essaie de le démontrer le livre de Mahony Et la Ida Bauer qui échappe aux camps de concentration, mère du grand musicien Kurt qui paye les leçons de musique à son fils malgré la précarité des conditions de l’époque, mais surtout qui garde jusqu’à la fin de sa vie son style séduisant, cultivé, intelligent. Femme qui sert d’emblème aux féministes et qui se dit fière d’avoir été la Dora de Freud ! Comment pouvons nous lire cette division en acte, est-ce qu’elle nous révèle déjà un des enjeux de la cure dans l’hystérie ?

A nouveau nous voyons apparaître cet au-delà de la fonction de tromperie de l’amour du transfert, de l’erreur soi-disant technique de Freud dans le maniement du transfert ; nous voyons comment l’horizon dégagé par le transfert touche la vie de Ida Bauer jusqu’au point où on pourrait dire que la Dora de Freud l’habite, la fait accéder à un entre-deux. La transcendance qui touche sa vie c’ est Dora qui se la donne !

Enfin, là où la jeune homosexuelle au moment où elle ne peut plus rien soutenir, ni par rapport au père, ni par rapport à La dame accepte une perte définitive de l’objet. C’est à ce moment là qu’elle se suicide. Ce phallus qui lui est refusé tombe, niederkommt. La chute a ici une valeur de privation définitive et aussi de mimique d’un accouchement symbolique. Elle se fait cet enfant qu’elle n’a pas eu et en même temps elle se détruit en tant qu’objet par cet acte. Dora pour sa part est tout le temps dans la métaphore, ses symptômes sont des métaphores et sa façon de chercher sa place, montre à quel point elle participe dans des mondes symboliques différents. Elle aime par procuration mais ce qui est en jeu véritablement c’est ce principe desubstituabilité qui au sein du désordre de sa vie, de la temporalité de son intrigue, démontre la dimension discursive dans l’hystérie.

Sans rentrer dans le détail du récit, précisons un point. Madame K, c’est l’objet de l’intérêt de Dora en tant qu’elle réalise ce qu’elle Dora, ne peut ni savoir, ni connaître, de cette situation où elle ne trouve pas à se loger. Dora se situe quelque part entre son père et Mme K. pour autant que son père aime Mme K. Dora se sent satisfaite, à condition bien entendu que cette position soit maintenue. Cette position est symbolisée de mille manières. C’est ainsi que le père impuissant, supplée par tous les moyens du don symbolique, y compris les dons matériels, à ce qu’il ne réalise pas comme présence virile, et il en fait bénéficier Dora au passage , par des magnificences qui se répartissent également sur la maîtresse et sur la fille, faisant ainsi participer cette dernière à cette position symbolique. Mais, pour Dora ça ne suffit pas, et elle essaye encore dans l’autre sens, vis à vis de la femme, de rétablir aussi une position triangulée. C’est là où se joue ce principe de substitution, chaque personne qu’elle rencontre la fait participer dans un certain sens à une certaine position symbolique. Dora est toujours dans la métaphore, et l’ ambiguïté de Freud concernant l’objet du désir de Dora, Mr. K ? ou Mme K.. ? montre la façon dont elle participe, son père la fait participer ; elle participe de différents configurations symboliques sans arriver à s’y loger. Dora rentre dans la textualité de chaque position symbolique : identification virile, identification féminine, à chaque fois parfaite assimilation par la subjectivité de chaque monde qu’elle investit et auquel elle finit pour accéder par immersion, immersion dans cet univers de substitutions possibles.

Deux textes , publiés dans le numéro 8 de la revue « PSYCHANALYSE » , celui de Thérèse Charrier intitulé « Saudade » et le mien intitulé « L’âme » , consacrés respectivement à la jeune homosexuelle et à Dora rendent compte de ce premier tour, de cette tentative de relecture de ces deux cas inépuisables de Freud.

Saudade et l’âme, la jeune homosexuelle et Dora -voilà les deux mots qui vont nous donner le point de départ.

Le mot « saudade », « ce sentiment difficilement définissable de nostalgie et du désir qui l’a toujours accompagné » et, sur lequel elle finit par mettre ce mot : saudade, ne rend-il pas compte d’une autre sensibilité à laquelle elle finit par accéder par la voie de l’amour courtois ?

Il s’agit d’un dépassement de la douleur d’exister auquel elle arrive par le vécu d’une autre joie, une autre respiration entre les événements. Sensibilité orientée par un choix esthétique, par une communication fondée du caractère intelligible, dans un sens, énigmatique dans un autre sens de son désir, de sa façon d’aimer, de sa façon de ne pas pouvoir aimer.

Est-ce que son refus de se reconnaître en tant que femme par la valorisation de la jouissance phallique n’anticipe pas Lacan quand il met en question « la frigidité », quand il parle d’une logique du pas tout phallique pour nous remettre sur la piste d’une jouissance autre, supplémentaire, émancipée de la limite de la castration, une logique dans laquelle la castration ne fait plus obligation ?

Tout dépend du point de vue dont nous regardons les choses. Nous pouvons rester simplement sur la dimension perverse de sa jouissance,ou aller regarder un peu plus loin du côté de ce que Lacan dans son séminaire Encore énonce comme cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien et qui nous met sur la voie de l’ex-sistence, jusqu’au point de proposer d’interpréter un infini diversifié, une façon d’interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supporté par la jouissance féminine.

A partir de la biographie de Sidonie Csillag , Thérèse Charrier, nous a introduit à une autre façon de lire ce cas. Pour le lire à la fois de plus loin et du plus prés, chercher d’autres plis possibles. Elle va continuer aujourd’hui.

Quant à Dora : pourquoi « l’âme » ?

Je suis partie du texte de Lacan « intervention sur le transfert » où Lacan évoque la position de Freud à l’endroit de Dora, comme un renversement dialectique, un renversement subjectif de la belle âme. Dora se plaint du désordre du monde, regardez cette machination odieuse dont je suis l’objet. Freud, nous le savons répond par cette première rectification subjective : regarde qu’elle est ta propre part au désordre dont tu te plains.

Dora demande à Freud d’accepter la réalité des faits. Une série d’événements correctement fondée et implacable. « pendant que son père s’occupe de Madame K…et pour qu’il puisse le faire tranquillement, on me laisse avec Mr. K …qui me poursuit de ses assiduités. Pendant les promenades en commun Papa et Mme K, s’arrangent toujours pour rester seuls. Enfin, « Elle était livré à Mr. K… en rançon de la complaisance dont celui-ci témoignait vis à vis de sa propre femme et de son père. » « Tout cela est juste et réel maintenant que je vous l’ai raconté que voulez vous changer ? »

Dora veut faire accepter sa vérité par tous. Et cela à tel point qu’une fois sa cure finie elle revient chez Freud, pas à n’importe quelle date, Freud le souligne : un 1er avril, poisson d’avril, pour lui dire qu’elle est revenue chez les K pour faire une visite des condoléances, un de leurs enfants étant mort. A ce moment là, elle se réconcilie avec eux, se venge d’eux et règle toute l’affaire la concernant de manière satisfaisante pour elle. Elle dit à Mme K. je sais que tu as eu une liaison avec papa, et celle-ci ne nie pas. Elle amène le mari à avouer la scène du lac qu’il contestait et rapporte à son père cette nouvelle qui la justifie.

Elle arrive pour le dire d’une façon très simple à « boucler l’histoire » et c’est dans cette soumission que sa logique de reconstruction de l’histoire trouée par les amnésies la laisse suspendue au dévoilement de la vérité, laquelle comme le dit Lacan n’est que l’amour de la castration.

La belle âme, je dis ça dans un mot, c’est une conscience qui se croit parfaitement pure et qui trouve que le monde est mal fait. Impuissance entêtée qui veut faire valoir la vérité. Si nous disons que par opposition à la femme qui veut jouir, l’hystérique veut toujours un plus d’ être, c’est dans son rapport à la vérité qu’elle cherche ce « plus » fondement de son être.

Et, bien sûr la vérité suprême qu’elle cherche concerne son être de femme. Qu’est-ce qu’est c’est être une femme ? sauf que nous l’avons déjà dit s’interroger sur ce qu’est une femme et devenir une femme sont deux choses essentiellement différentes. La belle âme dans un certain sens est étrangère à son monde, fantasmatique, car elle redouble la réalité par sa supposition de savoir , elle est tout le temps dans la doublure de la réalité ou dans le fantasme du jugement dernier.

Et, c’est par cette voie qu’elle souffre, qu’elle subit l’interrogation sur son être femme. Nous parlions du désir insatisfait comme condition du désir de la position hystérique, l’hystérique jouit, mais non pas de la jouissance vivante, elle jouit du manque, elle veut pousser la division jusqu’à la castration en essayant d’annuler le décalage entre savoir et vérité, et c’est dans ce sens là qu’elle devient elle même la contradiction vivante de son interrogation, de sa question. Dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, Lacan en faisant référence à maître Eckhart , attire notre attention sur le fait que Maître Eckhart pour parler de l’âme, utilise le mot ding, c’est à dire « la chose » . Das-ding, et non pas le mot : sache, les mots, les représentations. Das-ding, la chose, c’est cette part insymbolysable qui ne rentre pas dans le monde des représentations, qui échappe au signifiant, qui est le plus intime et le plus étranger au sujet. Le château de l’âme nous dit-il est le plus proche de la femme. Nous trouvons par cette allusion à l’âme en tant que Ding cette dimension qui s’ajoute à ce lieu de l’Autre : l’Autre n’est pas seulement ce lieu où la vérité balbutie, il mérite de représenter ce à quoi la femme a forcément rapport, la jouissance de l’Autre hors langage, hors symbolique. « La femme a rapport à S(A barré) .

En allant regarder de prés ce que Maître Eckhart dit sur l’âme, j’ai trouvé un chapitre intitulé, « de la colère de l’âme ou de son vrai lieu », il nous parle précisément de la chose que nous avons travaillé par rapport à Dora. Je vous lis juste deux lignes de son texte : « l’âme aimante est en colère, car elle ne sait pas si elle veut ou si elle ne veut pas plaire a Dieu. »

Dora se plaint d’être un objet de sacrifice, qui permet à un certain désordre de s’installer, sans que sa place à elle ait véritablement, à ses yeux, une autre fonction que celle de soutenir le désir, les échanges des autres. Elle n’a pas de vraie place, c’est sa colère ! Elle n’est pas aimée pour elle même. Son intrigue, sa révolte, sa revendication et son insatisfaction sont articulées à cette place qui n’ en est pas une. Et, cette place elle va essayer de la cerner par la voie de l’absolutisation de l’amour. Ce qu’elle demande Dora c’est à ne pas être un objet anonyme et interchangeable. Dora sait que l’amour existe, mais son élaboration sur l’amour elle la tient d’une place d’extériorité, par rapport à un Autre absolu, non barré, dans un idéal du tout. Nous reprenions la formulation de Lacan dans le séminaire Encore « l’âme âma l’ama » et c’est dans ce rapport à l’amour de l’âme, que la femme devient hystérique, hommelle. La femme par opposition elle demande à être « l’unique », « l’une », mais à l’heure de vérité pour l’homme, à ce moment où semblant et jouissance permettent que dans la rencontre avec l’homme elle soit divisée elle demande en même temps que cette dimension de contingence de l’amour soit dans un certain sens en affinité avec son inconscient. . Un parcours donc de la belle âme à l’âme se dessine : de la question pour l’être femme, à la chose impossible à dire, qui échappe au monde du signifiant pour laquelle Lacan évoque l’existence du féminin – la jouissance vivante de la femme en tant « que la femme, elle, comme la fleur, plonge ses racines dans la jouissance. »- L’hystérique ne se prend pas pour la femme. Elle croit que la femme est supposée savoir qu’elle sait ce qu’il faut pour la jouissance de l’homme, ce qui démontre en même temps que cette jouissance est valorisée en ceci qu’elle l’identifierait comme femme, c’est pour ça qu’elle est à ce point captivée par cette jouissance face à laquelle elle se dérobe.