Sans moi ?

2 octobre 2006

Séminaire de toulouse. ego et moi

Notre nouveau mode de fonctionnement m’a induit à être plus attentif au texte de Marie-Jean. Étant physiquement absent pour son exposé oral, il me faut compenser (est-ce le mot juste ?) par une lecture d’un bout à l’autre — ce dont je me dispensais le plus souvent, du fait d’avoir été auditeur.

Qu’est-ce qu’un texte ? Ça relève du savoir . Bien entendu, du savoir peut se trouver ailleurs que dans un texte. Quelqu’un m’a rapporté qu’une de ses patientes s’était un jour présentée en séance avec la coiffure de Minnie (l’épouse de Mickey). Ce n’était pas un déguisement, mais un langage pictographique qui signifiait, sans doute à l’insu de sa porteuse : « je suis remontée dans le temps à l’époque où mon monde était celui de Minnie Mouse ». Entre autres questions, Marie-Jean a posé la fois dernière celle de savoir ce qui fondait l’identité du moi au cours des âges. Effectivement, c’est une question très complexe dans la mesure où sentiment d’identité n’équivaut pas à identité. Mais je partage sa remarque qu’il faut supposer, pour qu’on puisse même parler de sentiment d’identité, un élément d’inertie pour lequel, dès lors qu’on se questionne sur sa nature, surgit l’intuition d’un contenant : vase, cocotte, cartable, etc. Le contenu change, le contenant reste le même et induit le sentiment d’identité. De ce point de vue, je m’explique pourquoi les deux analysantes dont parle Marie-Jean Sauret ont été conduites, par la suppression ou le raccourcissement de l’habituel dialogue analytique, à réinterroger leur rapport à l’Autre.

Le contenant, c’est-à-dire l’« habituel dialogue analytique » ayant disparu, le sentiment d’identité est entamé et les questions surgissent. Cette séquence, certainement bienvenue eu égard à la finalité analytique, implique cependant qu’il y ait eu, avant, ce contenant, sans quoi sa disparition n’aurait aucun effet.

Je repars de cette menue et précaire hypothèse. Le moi est le contenant du savoir. Vous êtes sans doute nombreux à avoir fait cette expérience : vous avez soigneusement noté le récit d’un rêve au moment du réveil, lorsque le souvenir est encore frais et quelque temps après, un jour ou dix ans, vous lisez ce que vous avez écrit, et ce que vous avez écrit vous est absolument étranger. Un savoir, le souvenir d’une expérience onirique, s’est effacé (refoulement ou ce que vous voulez). Vous pouvez en être étonné, mais pas affecté spécialement. Appelons ce rêve R. Au réveil, quand vous l’avez noté, vous étiez Vous + R. Maintenant, vous êtes Vous – R. Vous n’avez pas changé. Pourtant, un savoir, sans compter les affects qui étaient présents dans le rêve lui-même, s’est détaché de vous. Faisons une deuxième menue et précaire hypothèse, ce quelque chose qui n’a pas changé, c’est la relation sujet barré /A : votre relation de sujet à l’Autre. (À ce niveau, je ne fais qu’une parenthèse : dans cette relation le sujet est divisé, mais pas l’Autre. Ce n’est cependant que par la rencontre avec la division de l’Autre que le sujet réalise sa division. Fermez la parenthèse).

Introduisons maintenant ce qu’on appelle une dépersonnalisation : l’Autre ne répond plus, voire il n’existe plus. Le sujet se perd dans sa division (cela montre d’ailleurs que l’inexistence de l’Autre n’est pas sa division). Il vous faut alors reconstituer (reconstruire au sens de Freud, quand il cite, à propos de Schreber, le vers de Goethe : « tu l’as détruit, le bel univers (…) Rebâtis-le dans ton sein », le chœur des esprits à Faust) cette armature, cette architecture, etc. qui permettra de retrouver une relation suet barré /A (pas la même relation éventuellement). Or, la clef de voûte de cet univers ou de cette relation, c’est le moi. D’ailleurs, c’est la thèse de Freud dans Schreber. Il l’exprime dans une note trop souvent négligée et que, pour cette raison, je vous lis dans son intégralité : « une “fin du monde”, différemment motivée, se manifeste aussi au comble de l’extase amoureuse( ») (cf. Tristan et Isolde de Wagner) ; c’est ici non pas le moi, mais l’objet unique qui absorbe tous les investissements autrement portés vers le monde extérieur ». Saisissez bien cet axiome : pas de monde sans moi. Sur cet axiome se greffe une polarité, qui est le mouvement même de la libido. Soit elle investit le moi et se sépare du monde (appelons ça mégalomanie), soit elle investit l’objet d’amour et se sépare et du moi et du monde. Reste à expliquer pourquoi, dans ce deuxième cas, ça se traduit soit par l’extase, soit par la terreur : ça se traduit bien sûr par la terreur si l’objet d’amour lui-même se soustrait.

Avec ces considérations, il me semble que nous pouvons mieux appréhender ce qu’il en est du moi. Ce n’est pas du tout le sujet. C’est un élément qui se met en place pour garantir une certaine constance, permanence, stabilité entre suet barré et A. Lacan a un coup de génie : c’est le stade du miroir qui rend compte de cette mise en place. Certes, l’image du corps qui se reflète dans le miroir, comme l’image d’un congénère libidinalement investi (la mère la plupart du temps) est le référentiel à partir duquel l’espace de l’univers est habitable. Cela étant, rien ne vous garantit que l’image du miroir est un reflet fiable (à l’inversion gauche-droite près). Même si vous demandez à quelqu’un de confirmer que vous ressemblez bien à votre image spéculaire, rien ne garantit que son appareil optique n’est pas totalement déformant. L’essentiel n’est pas là. Il suffit d’y croire. C’est une condition décisive, constituante du transcendant du transfert.

L’idée du spéculaire, en réalité, est foncièrement fausse. L’image est non seulement débile, mais, dans sa prétention à ressembler, elle triche (cf. Samuel Beckett : Nohow on : « aucunement sûr »). Le référentiel n’est donc pas un reflet, mais un objet, quelconque, hors-moi. Une personne m’a rapporté qu’elle était sortie d’un tel état de dépersonnalisation en faisant d’un poteau d’éclairage rencontré dans la rue le point fixe, le référentiel, à partir duquel le moi pouvait de nouveau être retrouvé. Comparons ce moi à un objet indétectable par aucun sens, tant qu’une certaine lumière,venant du référentiel, ne le rend pas de nouveau visible.

Je suis parti du savoir. Isabelle Morin et moi nous posons souvent cette question : comment se fait-il que quelqu’un sache et ne tire pas la conséquence de son savoir ? Peut-être faut-il considérer que ce savoir n’est pas le bon et qu’il existe un savoir à partir duquel une conséquence est nécessairement tirée.

Dans ce cas, l’acte ne serait pas ce qui réaliserait l’implication si tel savoir-tel acte , mais il serait ce qui conditionnerait la forme du savoir de telle façon que ce savoir dépendrait de l’acte lui-même. Ou mieux, l’acte anticiperait sur le savoir, de telle sorte que le savoir serait la conséquence de l’acte, et non l’inverse. Le renversement me paraît pertinent (et accessoirement lacanien). Dans cette perspective le moi serait ce qui empêche l’acte pour maintenir inchangé la relation sujet barré/A

Bien sûr, c’est une modalité plutôt dépréciative que de formuler ainsi la fonction du moi. Mais on peut aussi voir une autre face de cette fonction, qui est d’être une constante sans laquelle le monde serait un bouillonnement inintelligible. Le fait corrélatif, que le moi, ainsi conçu, soit investi libidinalement est aussi un moyen de fixer la libido, de donner à la libido une amarre qui la prévient de se perdre dans un extérieur non-monde (puisque pas de monde sans moi).

Nous pouvons alors affronter un dernier problème. Dans son article Die Verneinung (1925), Freud ne se situe pas au même niveau que celui adopté par Lacan concernant l’émergence du moi. Lacan corrèle, nous l’avons vu, cette émergence à une précipitation (au sens chimique) imaginaire, anticipant sur le processus cérébro-physiologique. Freud, lui, aborde cette émergence ante : « le moi-plaisir originel veut (…) s’introjecter tout le bon, jeter loin de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve à l’extérieur est pour lui tout d’abord identique. » Vous savez le commentaire qu’en fait Lacan (Écrits, p. 388). Il retient ce double mouvement Einbeziehung ins Ich (introduction dans le sujet) et Austossung aus dem Ich (expulsion hors du sujet). Il caractérise ainsi cette littoralisation qui d’un côté qualifie la symbolisation primordiale, de l’autre le réel comme ce qui subsiste hors de la symbolisation. Notons qu’il s’agit de constitution du réel, puisque l’intervention du principe de réalité est secondaire par rapport à ce temps dominé par le principe de plaisir. Le jugement de réalité, dans ce temps postérieur, consiste à décider si une chose représentée a une existence réelle, c’est-à-dire indépendante du représenté.

Notons aussi que la traduction de Laplanche, « introjection » pour Einbeziehung, est fautive.

Il est vrai que dans un texte antérieur, Freud emploie le terme Introjektion, emprunté à Ferenczi, mais, s’il ne le reprend pas, ce n’est sans doute pas sans raison. Autre remarque : dans « Pulsions et destins des pulsions », Freud fait l’hypothèse d’une répartition préalable à cette dichotomie moi = plaisir / monde extérieur = déplaisir. C’est cette hypothèse d’un « moi-réel initial » défini comme « auto-érotique » et pour lequel le monde extérieur est « indifférent », ou éventuellement, empreint de déplaisir. Ce qui caractérise cet état, c’est qu’il précèderait la disjonction produite par l’Einbeziehung // Austossung, c’est-à-dire, dans les termes de Lacan, la symbolisation primordiale. Est-ce le fameux narcissisme primaire ? Le moi-sujet, puisqu’on trouve cette expression (presque un hapax) dans cet article (Ich-Subjekt) n’aime que lui. Mais est-ce à bon droit qu’on peut poser alors la question : lui ? Qu’est-ce ? La réponse est manifestement tautologique : ce qui est aimé ! Pourtant, si nous prenons au sérieux cette présence assez énigmatique du terme « Das Lieben », dans le texte freudien, nous pouvons qualifier ce premier moi, et si nous retenons l’idée de Lacan que l’amour supplée au rapport sexuel qu’il n’y a pas, nous apercevons une lueur. Cet « aimer » vient à la place de l’impossible du narcissisme primaire : l’Autre qui me baise n’est pas moi. Je reviens alors, au temps du moi-plaisir et du réel-mauvais expulsé. On voit que, dans l’Einbeziehung, il s’agit d’admettre dans le symbolisable un élément qui est source de plaisir. J’ai évoqué tout à l’heure cette personne qui sort de la dépersonnalisation en choisissant d’introduire dans le symbolisable ce poteau d’éclairage qui va lui servir de référentiel pour reconstruire un univers dans lequel son moi redevient visible. C’est bien, foncièrement, de cela qu’il s’agit dans l’Einbeziehung.

Je vais franchir un pas de plus — audacieux peut-être, mais moins qu’il n’y paraît. Ce rendre visible, ou mieux sensible (au sens des sens) le moi, n’est-ce pas la fonction du symptôme, en tant qu’il est là (lisez là-dessus le texte extraordinaire d’Antonin Artaud sur le moi-pou) pour marquer la non-commutativité définitive du sujet et de l’Autre. À cause du fait que je suis un corps, je ne peux jouir en tant que corps de l’Autre.

En même temps, si le moi est ce qui rend sensible cette impossibilité (qui est celle du rapport sexuel) et si, à cet égard, il fait symptôme, il le fait au prix de se faire passer pour le sujet, c’est-à-dire au prix de fixer la relation du sujet à l’Autre dans laquelle l’Autre ne peut être divisé. Je vous laisse sur cette invitation à l’angoisse : que puis-je faire sans moi ?