Sans blanc ?

5 février 2007

Séminaire Toulouse, « Ego et moi « 
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J’ai pu lire l’intervention faite par Marie-Jean Sauret sur le net et, comme d’habitude, je suis impressionné par l’aisance avec laquelle il s’est approprié ce que j’ai avancé, voire le tour limpide qu’il lui arrive de donner à mes propositions. Cet « au moins deux », nous aurons un jour à en examiner de plus près l’efficacité.

Supposons que le mot soit le meurtre de la chose, formule reprise à son compte par Lacan. Je vous recommande, à cet égard, de lire dans PSYCHANALYSE n° 8 l’article d’Isabelle Morin « Les mots et la chose ». Prenons donc la question de la naissance du signifiant. Je dis « naissance » plutôt que genèse, parce que naissance n’implique pas qu’il y ait quelque chose avant, et c’est bien à cette question qu’est confronté l’enfant : qu’étais-je avant que je sois né ?, question par laquelle il témoigne de l’impensable à ne pas être là de toute éternité, une fois né. Cette pensée est sans blanc. Je ne sais comment les religions monothéistes répondent à cette question de l’avant, alors qu’elles disposent, avec l’invention du paradis, de ce qu’on peut appeler une réponse glorieuse concernant l’après. Cette réponse fait de la virtualisation de la chose-homme, réduite à sa représentation, ce qui, après la mort, nous permet, si nous sommes impeccables, si nous sommes lavés de nos péchés, de rejoindre un réel censé absolu. Les Grecs et les Romains, eux, disposaient de la métempsycose pour résoudre l’énigme de l’avant – vous trouvez cela par exemple, je l’avais évoqué, dans La République de Platon –, de même que dans le bouddhisme, mais à supposer que j’arrive à savoir qui j’étais dans une existence antérieure, la question reste récurrente. Cette « solution » ne fait que reculer la date de ma naissance, indéfiniment. Imaginons un analysant qui croirait dur comme fer à la métempsycose, aurait-on là le cas parfait d’une cure impossible à finir ? Pas du tout, après avoir passé en revue deux ou trois vies infantiles, il finirait par tomber dans le trou, c’est-à-dire là où la continuité de son histoire se rompt parce qu’il a rencontré le point d’où il a été dicté par l’Autre. Dès lors, ce savoir, qu’il a découvert, lui suffit, parce que son symptôme se révèle comme ayant été la réponse à l’Autre, qu’il déchiffre enfin. Cette solution de la continuité s’exemplifie dans le désir de dormir, car le sommeil est une discontinuité. Que peut-on répondre à cette question de l’enfant ? Rien, sinon que sa naissance est son symptôme premier, c’est-à-dire un non au rapport sexuel, non qui le fonde comme un en-plus, comme névrosé for ever, qui excède originairement au rapport sexuel. Il est possible de présenter le cas du nouveau-né au moyen d’un schématisme très simple.

Dans un temps (1), le nouveau-né est parlé :

(1)

parole
————–
nouveau-né

Dans un temps (2), d’être parlé, il serait néantisé comme chose et virtualisé comme représentation (Vorstellung) :

(2)

Parole
––––––––––––––––––
nouveau-né représenté

Or, il est patent que ce nouveau-né ne peut être réduit à sa représentation, à son effigie. Si c’était le cas, il ne poserait pas cette question qui laisse l’adulte coi. Pourtant, ce n’est pas forcément une question primaire si j’en juge par le fait que tel ou telle adulte peut se penser mort, c’est-à-dire être sans existence (cf. le syndrome de Cotard, où cette néantisation est en somme effeuillée).

C’est là, à ce niveau logique, que nous pouvons appréhender ce qui distingue le nom propre à l’intérieur du langage. Le nom propre en effet nomme ce qui, dans la chose « nouveau-né », résiste à la réduction à une représentation. Sans doute faudrait-il avoir recours à des études ethnographiques, et nous constaterions que la notion de moi telle qu’elle peut être repérée dans une langue n’est pas universelle, mais le nom propre, lui, est une exigence sans exception. C’est, comme le dit Kripke, un désignateur rigide. Autrement dit, ce qu’il désigne peut changer du tout au tout, le nom reste attaché à lui, ce qui n’est pas le cas avec, par exemple, le mot « chaise ». Si je casse la chaise pour en faire du petit bois, je ne l’appellerai plus « chaise ». À cet égard, on pourrait dire que le nom propre est l’enforme du moi, ou encore que « nom propre », ce syntagme linguistique, est le nom commun qui a pour référent le moi. J’ajoute que « nom propre »n’est pas seulement un déictique, qui me sert à désigner quelqu’un, ou moi-même, dans sa singularité, il désigne un référent, un quelque chose qui n’est pas qu’une image. Pourquoi donc ce référent, que j’appelle moi-même quand il ne figure pas dans une langue, a-t-il besoin de se former en tant qu’image dans le stade du miroir ? Cela étant, le nom propre suffit-il, ou plutôt est-il la seule réponse du vivant ? Non.

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Lacan parle de dialectique du désir. Ça veut dire que le désir n’est pas fixe, qu’il vacille, qu’il rebondit, etc. Est-ce qu’il change ? Sans doute puis-je désirer ceci, puis cela. Mais ce n’est pas son objet qui définit le désir, au sens en tout cas du begehren, du « désirer » qu’on trouve chez Hegel et Lacan, alors que Freud, lui, parle de Wunsch (le souhait). Je suis assez tenté de dire que, quand Lacan affirme que le désir n’est pas articulable, il parle de Begierde. En revanche, le souhait (Wunsch) a un objet : je souhaite que… C’est la face transitive du désir, mais pas pour autant articulable. En effet, si nous prenons le souhait du rêve, il est tel qu’une fois articulé, au moyen du rébus que nous savons, rébus qui peut être déchiffré, ce qui est souhaité n’est plus désiré, ou, plus exactement, le souhait est considéré comme accompli (Alain Lacombe, dans sa thèse, avait avec beaucoup de pertinence souligné la différence entre accomplir et réaliser). C’est parce qu’il est accompli qu’il est indestructible désormais : rien ne pourra faire qu’il n’aura pas été accompli.

Au regard de ces remarques, que devient la dialectique du désir ? Dans l’article des Écrits auquel j’emprunte une moitié du titre, Lacan pose clairement ce dont il s’agit : « […] dans Hegel, c’est au désir, à la Begierde qu’est remise la charge de ce minimum de liaison qu’il faut que garde le sujet à l’antique connaissance, puor que la vérité soit immanente à la réalisation du savoir. La ruse de la raison veut dire que le sujet dès l’origine et jusqu’au bout sait ce qu’il veut. C’est là que Freud rouvre à la mobilité d’où sortent les révolutions, le joint entre vérité et savoir » (p. 802). Là est la différence entre Hegel et Freud. Dès le début, pour Hegel, le sujet sait ce qu’il veut. Comment ? À son insu pouvons-nous dire, mais ce n’est pas un savoir inconscient au sens psychanalytique puisque ce savoir est destiné à devenir, au fur et à mesure du développement de l’esprit, intégralement conscient.

Examinons d’abord ces deux termes : vérité… savoir.

La vérité est, chez Hegel, immanente à la réalisation du savoir. Le sujet sait ce qu’il veut. Chez Freud, il y aurait disjonction entre les deux. Le sujet ne saurait pas, au début, ce qu’il veut. Le saurait-il à la fin d’une psychanalyse ? Quel que soit le rapport final, il y aurait d’un côté vérité ou vouloir, de l’autre savoir. Or, nous considérons que la vérité est, dans la psychanalyse, du côté du désir. Je désire en tant qu’Autre ; je m’identifie à lui pour ne pas être passivé par lui. Il y aurait ainsi coïncidence vérité -vouloir-désirer d’un côté, savoir de l’autre. Pourtant, ce n’est pas si simple puisque Lacan lui-même, dans « Kant avec Sade », pose la question de savoir si le sujet veut ce qu’il désire. Il y a donc dans la psychanalyse non seulement un discord entre vérité-vouloir-désirer d’un côté et savoir de l’autre (1) mais un discord interne entre vouloir et désirer (2).

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La question que je pose est la suivante : le savoir (savoir de l’inconscient, il n’y en a pas d’autre) est-il ce qui arme le vouloir, c’est-à-dire qui, au moyen du vouloir, écrirait les limites du désir en tant que vérité ? Autrement dit, la réponse ultime de l’analyse ne serait-elle pas : je sais ne pas vouloir ce que je désire – ce qui n’équivaut pas à je sais vouloir ce que je ne désire pas. On aurait là une dialectique constituée d’une contradiction sans synthèse possible. C’est alors à ce niveau qu’une résolution de la contradiction serait envisageable par le passage dans une autre dimension, passage que j’ai repéré la fois dernière comme relevant du sinthome qui dirait oui. J’en ai donné deux exemples, la musique de Mozart dans Don Juan et Ulysse de Joyce. J’ajoute, quasiment au hasard, un titre du poète Jacques Dupin : Le soleil vu de dos. Jamais en effet, à supposer même que nous puissions nous déplacer au-delà du soleil, nous ne le verrons de dos. La contradiction n’est pas soluble dans la réalité, mais elle est dépassée dans ce titre, exactement de la même façon que le nom propre dépasse la contradiction entre rester la chose, rester le nouveau-né et naître au langage grâce à la représentation qui me virtualise. Patrick Simon, un collègue de l’APJL de Bordeaux, m’a fait remarquer à juste titre que, dans le Don Juan de Mozart, la contradiction est résolue au prix de sortir de la musique, dans ce cri final (il évoque aussi le cri dans Lulu de Berg) que pousse Don Juan en s’abîmant dans les flammes de l’enfer. À quoi cependant je lui demande : ôté ce cri, qu’est-ce qui reste de la musique ?

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Poussons un peu plus loin : si le sinthome supplée au Nom-du-Père qu’il n’y a pas, quand c’est le cas, n’est-ce pas montrer que la suppléance est nécessaire, que nul ne peut faire une croix sur ce qui est forclos, à moins de faire de cette croix (c’est l’invention chrétienne) une suppléance ? Il y a donc d’un côté le désir, je me fais Autre pour marquer la limite interne à la jouissance de moi par l’Autre ; de là provient le non du symptôme. D’un autre côté, distinct de celui du symptôme, il y a le Nom propre. Mais, comme on peut le constater avec les pseudonymes, les hétéronymes, les anonymes, les refus du nom ou tout simplement les changements de nom, le nom propre n’opère pas tout seul. Il n’opère qu’en s’appuyant sur le Nom-du-Père, ou ce qui y supplée. Le Nom-du-Père a deux faces : le père est nommé, nous parlons du père symbolique, dont le phallus doit être annulé pour que son fils ait le droit de le porter ; le père est nommant, et ainsi que le dit Lacan dans sa préface à L’Éveil du printemps, il n’y a pas de nom qui convienne au père sinon « le nom comme ex-sistence ». Comme ex-sistence à quoi, sinon au symbolique. À ce niveau, on peut saisir en quoi le père doit faire symptôme : il doit faire non au symbolique. Mais, dans tous les cas, Nom-du-Père ou pas, le sinthome doit prendre le relai, parce que l’efficace du Nom-du-Père comporte avec lui la croyance qui caractérise le fantasme que le vouloir peut se calquer, se superposer absolument au désirer, ce qui fige la dialectique, d’une autre façon certes que quand le Nom-du-Père est forclos, mais avec tout autant de conséquences négatives au regard de ce que nous pouvons espérer d’une éthique de la psychanalyse.

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Il ne s’agit pas d’accorder le vouloir au désirer, ni de faire primer, comme dans la geste cornélienne, le vouloir sur le désir, il s’agit d’accepter que le vouloir (dont la référence retenue par Lacan est celle d’Empédocle se jetant dans le volcan) n’est rien d’autre que nos actes et qu’il est dysharmonique au désir. Parce que le désir est lesté par le fantasme, ou le délire, il brouille ce que j’appelle ce « vouloir », c’est-à-dire ce qui, du désir, a rapport par la pulsion avec le réel du signifiant d’un manque dans l’Autre. Ce qui manque dans l’Autre, c’est l’Autre. Et l’Autre n’est réel qu’en raison de ce manque. Il y a dialectique du désir donc parce que le désir est divisé (Wunsch/Begierde) entre ce qui le conditionne (le fantasme) et ce qui le fonde (signifiant d’un manque dans l’Autre). Cela est repérable dans l’écrit de Lacan à simplement regarder le graphe complet : le désir (d) y est au niveau de $ à a (le fantasme) mais s’élance vers la pulsion ($ à D) pour atteindre S(A) et revenir sur la pulsion qu’il traverse, porté par la flèche de la castration. Pourquoi ne pas s’en tenir alors à dire : le désir est divisé entre vérité et savoir ? Pourquoi proposer, comme je le fais, une division entre désir-fantasme et désir questionnement de la demande de l’Autre, ce dernier étant ce que j’indexe du vouloir, au sens de ce qui s’impose de l’acte ? Cette révision me semble nécessaire pour tenir compte de l’acte et, peut-être aussi, de ce que la castration n’est pas-toute. Mais, plus fondamentalement, la dialectique qui commande cette dialectique du désir est celle entre l’être (« fait de dit ») et ek-sistence. Cette extraction de l’ek-sistence est ce qui est mis en valeur par la topologie : la consistance des ronds et des droites n’est rien sans l’ek-sistence d’une droite infinie, intrusion d’un sens blanc.