Rien à déclarer !

26 février 2007

Séminaire Toulouse « Ego et moi »

Freud distingue expressément la mélancolie, ce sujet rebelle au « placebo », aussi bien des névroses que des psychoses. Il opère cette distinction à partir des conflits en jeu – respectivement entre le moi et le surmoi dans le cas de la (psycho)névrose narcissique (la mélancolie), entre le moi et le ça dans la névrose de transfert, entre le moi et le monde extérieur dans la psychose (« Névrose et psychose », 1924, Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973, pp. 285-286). Cette distinction n’exclut pas a priori que la position subjective de la mélancolie dépende de la forclusion du Nom-du-Père ; ou, plus précisément, la mélancolie pourrait relever d’une modalité non névrotique de nouage des dimensions dont est fabriqué le sujet (réel, symbolique et imaginaire). Marie-Claude Lambotte, dont on lira un article dans le numéro 10 de la revue Psychanalyse, défend cette thèse freudienne d’une configuration mélancolique fondamentalement différente de la psychose et de la névrose – sans s’inscrire dans la nébuleuse des états limites (où la range Bergeret, La dépression et les états limites, Paris, Payot, 1992). Force est de constater que la clinique de la mélancolie interroge de façon particulière les rapports du moi au narcissisme – au point que nous devrions en attendre quelque éclaircissement structural.

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Tout sujet qui prend le risque de la parole interroge, selon la formule de Pierre Bruno, « le point d’où il a été dicté par l’Autre ». Il vérifie très vite que l’Autre ne prend pas à sa charge le réel de son être de jouissance, malgré les soins qu’il en reçoit et qui assurent sa survie, puisqu’il n’est que représenté dans le langage : Hilfosigkeit. Le terme d’être, ici, confond encore « l’être comme fait de dit » et l’ek-sistance » que Pierre Bruno a entrepris de distinguer. Il n’existe pas dans l’Autre le signifiant qui résorberait le vivant dans le symbolique : l’autre parental, concrètement, ne sait pas, ne veut pas savoir qu’il ne sait rien du réel du sujet qu’il accueille. Bienheureuse illusion qui permet à l’enfant de supporter la détresse qui est la sienne. Ce signifiant absent dans l’Autre a un nom dans la psychanalyse : c’est le phallus. En quelque sorte, le sujet aura a le produire lui-même pour amarrer l’organisme au langage, décidant du même coup de son orientation sexuée et de sa participation « au destin qui se perd dans l’océan des histoires » (J. Lacan, Le séminaire livre 10 : l’angoisse, leçon du 5 décembre 1962, p. 58). Le phallus est donc un signifiant qui n’a jamais appartenu au symbolique, et non pas le signifiant d’un manque dans l’Autre. Lacan confirme cette lecture en homologuant le phallus à une forclusion à l’envers.

A défaut d’une réponse impossible en terme de savoir (faute de l’appartenance du phallus symbolique à l’Autre, appartenance qui d’ailleurs l’effacerait comme phallus), le sujet accepte l’image de lui que lui confère l’Autre en principe maternel. Lacan distingue ici l’idéal du moi (l’Autre) d’où la mère désigne le reflet au miroir (le moi idéal) auquel l’enfant conformera l’image de lui qu’il en défalque et intériorise : le moi. Le ressort de ce moment spéculaire réside dans le demi-tour de l’enfant vers les yeux de l’Autre où il déchiffre un désir auquel se mêlent approbation, amour, voire érotisation de ce qu’il est pour cet autre, et où il trouve l’appui pour son propre désir. Le Nebenmensch, grâce aux échanges du regard, mais aussi de la voix et du sourire, met l’infans en mesure de se « précipiter » dans l’identification au reflet spéculaire et de « se l’approprier comme une image à la fois idéale et familière, externe et interne, au point que le sujet tendra en permanence à y adhérer plus intimement » (M.-C. Lambotte, Le discours mélancolique, Paris, Anthropos, 2003, p. 189). L’investissement de sa propre image et du monde où il trouve à la loger est à ce prix. : dans ce rapport à l’image, où le sujet s’aliène, s’origine l’organisation passionnelle que le sujet appellera son « moi » (J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 113) et qui l’amènera à regarder son propre corps comme le regardait sa mère.

Dans « Pour introduire le narcissisme », Freud distinguait deux types de choix d’objet – narcissique et par étayage – selon que le sujet s’orientait sur l’image de soi ou s’appuyait sur l’Autre maternel (« la personne secourable »). En principe le « moi idéal » n’est tel que parce qu’il est authentifié par l’idéal du moi et investi par le désir de l’Autre : c’est cette relation symbolique qui définit la position du sujet comme voyant (J. Lacan, Le séminaire Livre 1 : Les écrits techniques de Freud, p. 161).

Le regard qu’il adresse, dos au miroir, à sa mère, et celui qu’il obtient en retour, ne s’inscrivent pas dans le miroir, non spécularisable : le sujet ne se voit pas d’où les yeux qui se reflètent semblent le regarder. Cet objet perdu cause le désir qui investit l’image au point d’y inscrire cette perte sous la forme de la castration imaginaire : cf. la petite fille ou le petit garçon qui glisse la main devant son sexe, faisant apparaître au miroir la puissance d’une présence ou d’une absence là où, dans la réalité, est attendue respectivement une absence ou une présence. Tel est le (-f ) qui permet d’inscrire ce qui du sujet ne s’attrape ni par le signifiant, ni par l’imaginaire, à quoi la chute du regard donne chair (a) – mais qui reste à signifier (réserve libidinale, avance Lacan). Confirmation de notre lecture : « De même que ce qui est rejeté du Symbolique reparaît dans le réel, de même le trou de la perte dans le Réel [ici du regard] mobilise le signifiant » (1). Il faudra de fait les complexes d’Œdipe et de castration pour que le névrosé fabrique lui-même ce signifiant qui manque à l’Autre (« fasse l’appoint par un signe, celui de sa propre castration » (Séminaire 10, op. cit., ibidem) pour penser leur rapport – et représenter cet « à signifier » qui troue l’image du corps. Ce signifiant permet au névrosé de tracer la limite entre ce qui, de la jouissance, se laisse ainsi approcher (la réserve libidinale), et ce qui à la fois demeure irréductible au signifiant (le symptôme) et ne s’attrape pas ainsi (Autre jouissance).

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Qu’en est-il dès lors de ce sujet qui se présente comme (n’)étant « rien » ou « vide », qui donne l’impression de rivaliser avec un moi idéal « idéalisé » qui finit toujours par le laisser tomber (le trahir), au point que le suicide lui apparaisse comme une solution apaisante ? Tout se passe comme s’il savait de départ la castration de l’Autre (« Vous ne pouvez rien pour moi ») et la sienne propre (« Je suis un déchet malgré mes qualités que, le cas échéant, je n’ignore pas »). Ce sujet – j’emprunte la remarque à M.-C. Lambotte – se situerait d’emblée dans la position finale que Lacan expose dans sa réponse à Daniel Lagache : d’un côté, dans le miroir plan à plat, il voit l’illusion du moi idéal, et de l’autre, face au miroir concave il voit que ce qui se reflète dans le miroir plan n’est qu’une autre illusion. Ce sujet là sait que cette expérience spéculaire est une illusion sans pouvoir du coup (en l’absence du désir de l’Autre) l’investir suffisamment pour soutenir son identification.

Il aura manqué à ce sujet le regard érotisé de l’Autre maternel, celui qu’oriente un désir et qui crée le lien libidinal entre le sujet et son corps propre, et entre le moi et le moi idéal. En quelque sorte, la mélancolie relèverait d’un miroir brisé. Si l’on se réfère au schéma L, le vecteur A-S est maintenu au sens où le sujet se heurte à un « regard non regardant » (une non réponse originelle) et déchiffre dans les yeux de l’Autre, dans l’idéal du moi, un vide, un rien à désirer (alors que ce lien serait rompu dans la schizophrénie). Du coup, c’est l’axe a-a’ qui est brisé, où pourtant le sujet a à se précipiter : le lien entre moi et moi idéal est rompu, entre le « rien » du moi et le « tout » du moi idéal. – faute de l’assentiment de l’Autre.

L’objet regard s’est dérobé in initio, au point que cette disparition paraît la mieux apte à rendre compte de ce que Lacan qualifie de « suicide de l’objet » (J. Lacan, Le séminaire livre 8 : le transfert, p. 459). Le sujet, à la différence du deuil, ne sait pas ce qu’il a perdu : quelque chose qui aurait dû se produire, la chute du regard liée au désir de l’Autre, ne s’est pas produite. Et du coup cette chute n’est pas inscriptible au (-f). C’est le sujet lui-même qui prend la place de ce regard en chute, et qui advient au miroir, à la place du Je et de la jubilation attendus, comme « rien », « vide » – signifié de l’idéal du moi. En quoi il vaudrait mieux parler d’incorporation que d’identification.

Les effets sont multiples. Il y va d’abord d’une délibidinalisation du monde ainsi creusé : ce qui fonctionne comme réserve libidinale chez le névrosé demeure comme un trou par où se vide, en une hémorragie continue, les objets du monde et le moi lui-même. Cette hémorragie est tempérée par les moi idéaux auquel le sujet voue un amour excessif comme une haine implacable dès lors que la moindre faille lui rappelle la trahison fondamentale de l’Autre (« tout est illusion »). Il faudrait situer ici aussi bien l’inhibition généralisée (le sujet est privé du désir de l’Autre au moment d’actualiser le sien), les défaillances spéculaires (autour du miroir vide, voire transparent), que le négativisme mélancoliques : ce dernier n’est que la traduction de cette chute du regard jamais advenu dont l’ombre tombe sur le moi et sur le monde (le sujet nierait « vigoureusement tout ce qui lui semblerait leurre et mensonge face à une vérité rencontrée bien trop tôt : celle de l’irréductible fiction qui définit le sujet » (M.-C. Lambotte, op. cit., p. 219)…

Indiquons que l’image au miroir fournit en principe au sujet (hors mélancolie) un ensemble de repères (trait générique de l’espèce humaine, figure masculine ou féminine, différence entre enfant et adulte, etc.) dont s’empareront les structures du langage (un set de places) ou que les déterminations sociales relayeront : la mélancolie est du coup sinon un « accident de », du moins à l’articulation du sujet et du lien social. D’où elle pourrait nous enseigner sur la dépression contemporaine…

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Alors, la mélancolie est-elle une névrose ou une psychose ? Nous pourrions croire que Lacan fait passer la limite tracée par la forclusion entre mélancolie et manie : « Et ce qui s’en suit pour peu que cette lâcheté [la tristesse que j’homologue ici à la mélancolie], d’être rejet de l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui est rejeté du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour se fait mortel » (J. Lacan, « Télévision », Autres écrits, Pris, Seuil, 2001, p. 526). Une autre lecture est possible, qui fait passer la limite entre manie et mélancolie à l’intérieur de la mélancolie : le retour dans le réel de ce qui est rejeté dans la mélancolie se fait mortel quand il prend l’allure de l’excitation maniaque. Nous avons confirmé cette lecture dans notre séminaire, en relevant que le suicide mélancolique s’inscrit souvent dans un moment identifiable comme maniaque.

« Que suis-je ? Qu’ai-je ? », interroge faussement le mélancolique : « Vide, rien à déclarer » a-t-il déjà conclu.

(1) « En d’autres termes, le trou dans le réel provoqué par une perte, une perte véritable, cette sorte de perte intolérable à l’être humain qui provoque chez lui le deuil, ce trou dans le réel se trouve par cette fonction même dans cette relation qui est l’inverse de celle que je promeus devant vous sous le nom de Verwerfung. De même que ce qui est rejeté dans le symbolique réapparaît dans le réel, que ces formules doivent être prises au sens littéral, de même la Verwerfung, le trou de la perte dans le réel de quelque chose qui est la dimension à proprement parler intolérable offerte à l’expérience humaine, qui est non pas l’expérience de la propre mort, que personne n’a, mais celle de la mort d’un autre, qui est pour nous un être essentiel, ceci est un trou dans le réel. Ce trou dans le réel, et de ce fait, se trouve, et en raison de la même correspondance qui est celle que j’articule dans la Verwerfung, offrir la place où se projette précisément ce signifiant manquant, ce signifiant essentiel comme tel, à la structure de l’Autre, ce signifiant dont l’absence rend l’Autre impuissant à vous donner votre réponse – ce signifiant que vous ne pouvez payer que de votre chair et de votre sang, ce signifiant qui est essentiellement le phallus Sous le voile.

C’est parce que ce signifiant trouve là sa place et en même temps ne peut la trouver, parce que ce signifiant ne peut pas s’articuler au niveau de l’Autre, que viennent, comme dans la psychose, – et c’est ce par quoi le deuil s’apparente à la psychose -pulluler à sa place toutes les images dont relèvent les phénomènes du deuil et dont les phénomènes de premier plan, ceux par quoi se manifeste non pas telle ou telle folie particulière, mais une des folies collectives les plus essentielles de la communauté humaine comme telle, c’est à savoir ce qui est là mis au premier plan, au premier chef de la tragédie d’Hamlet, à savoir le ghost, le fantôme, cette image qui peut Surprendre l’âme de tous et de chacun. » (J. Lacan, Le séminaire 6 : le désir et son interprétation, leçon 18 du 22 avril 1959, inédit).