J’en viens directement au sujet du jour : le retournement. Exactement le retournement du fantasme, dont je tiens qu’une fois terminé, une psychanalyse est finie, de façon satisfaisante. Ce retournement a un statut topologique que je vais prendre en compte. Auparavant, je pose deux préliminaires. Je m’intéresse à ce retournement pour savoir si l’amour peut y conduire et,aussi, s’il peut en résulter. D’autre part, avant d’aborder sa topologie, je rappelle le mathème du fantasme : $ <> a. Isabelle Morin et moi-même, je l’ai déjà dit mais tiens à le répéter, avons extrait de l’écrit Kant avec Sade une même conclusion quant à ce mathème, à savoir que a est à la fois le plus-de-jouir et l’agent de la castration. Dès lors découle que la traversée du fantasme, pour adopter provisoirement ce terme neutre et sans doute approximatif, consisterait à dissocier cet alliage pour produire la désaïfication, ou l’externalisation de a.
Cette opération a donc pour conséquence de séparer le père réel du plus-de-jouir pour qu’il puisse être accepté comme agent de la castration au lieu d’être tenu à l’écart comme un Autre qui jouirait de moi. Corrélativement, cette opération permet d’extraire le plus-de- jouir de son enfermement dans la loi de castration, ce qui implique une dévalorisation de la jouissance. Je vais maintenant explorer cette question par la voie topologique, sans me soucier de proposer un modèle identifiable, mais en soulignant seulement que la coupure, dans un objet topologique, quel qu’il soit, ne peut être le fait que d’un sujet, en précisant que ce n’est pas le sujet qui coupe, mais qu’il est la coupure elle-même.
Je vais m’appuyer sur le chapitre IX du livre de Stephen Barr, chapitre intitulé « Le procès du tore troué » . La question posée est la suivante : prenons un tore, faisons un trou dans ce tore et essayons, à partir de ce trou, de retourner le tore, c’est à dire de faire passer la surface interne à l’extérieur ; prenons alors un autre tore, faisons une coupure méridienne, et procédons au retournement. Le résultat est-il le même dans les deux cas ? Barr, pour montrer la différence, utilise un invariant topologique, constitué par deux ficelles enlacées. L’une, la ficelle x, fait le tour externe du tore en passant par le trou central, l’autre , la ficelle y, fait le tour à l’intérieur de l’âme du tore et on peut effectivement constater qu’elle est enlacée à x. Or, si nous procédons au trouage du tore et opérons le retournement, x et y resteront enlacées. Par contre si nous opérons le retournement par coupure méridienne les deux ficelles sont désenlacées. Si vous voulez procéder à la manipulation, vous serez obligés, dans le cas d’une coupure méridienne, de couper ou d’ouvrir la ficelle y, mais quand vous la refermerez après le retournement elle ne sera plus enlacée à x, alors que dans le cas du trouage, même si vous ouvrez y, en la refermant après le retournement elle sera enlacée à x.
Lacan, dans sa leçon du 14 mars 1978 , aborde avec Soury cette question exactement du retournement du tore par trouage et par coupure. Lacan est, au début de cette leçon, d’avis qu’il n’y a pas de différence entre le retournement par trouage et le retournement par coupure méridienne. Soury est d’un avis contraire et il aboutit à une conclusion que je vais tenter de vous résumer de façon simple. Dans un tore il y a l’axe, soit ce qui passe au milieu du trou central et l’âme qui est à l’intérieur. L’axe correspond à la surface externe, l’âme à la surface interne. La conclusion de Soury est que le retournement par trouage ne change pas la correspondance entre le couple des deux faces (intérieure et extérieure) et le couple âme/axe, alors que le coupage méridien oui. Quel est l’enjeu ?
Si tant est que la topologie n’est pas un modèle de la clinique, mais se substitue à elle, cette question n’a pas lieu d’être posée parce qu’elle situe la topologie comme un méta-langage. Disons donc plutôt : quelle est la question clinique et quelle est la réponse topologique ? Pour tout vous avouer, je me casse la tête pour frayer le chemin par lequel je vais poursuivre.
Lacan a abordé le retournement d’une autre façon, en le situant comme retournement d’un tore appartenant à un nœud borroméen. Vous trouvez ça dans la leçon du 14 décembre 1976, où il procède au trouage du tore symbolique . S’agissant de ce retournement, la face intérieure devenant extérieure, il fait cette remarque bien connue que ce retournement risque « de provoquer quelque chose qui se spécifierait d’une préférence donnée en tout à l’inconscient ». Est-ce la fin souhaitable, se demande Lacan ? Non, même si c’est un mieux. Ce qui fait objection c’est que ce retournement par trouage , vous pouvez le vérifier facilement, aboutit à ce que le tore du symbolique, une fois troué et non coupé,ne peut se retourner qu’en englobant les deux autres tores, de telle sorte que nous n’avons plus affaire à une structure borroméenne. Par contre, si vous procédez à une coupure méridienne, le tore du symbolique peut se retourner sans inclure les deux autres tores et tout en libérant les deux autres tores.
Voilà le cœur du problème ! Avant de voir si nous pouvons le résoudre, il est indispensable de faire quelques observations. Il me semble d’abord que, pour Lacan, une fin ne peut pas ne pas correspondre à une structure borroméenne, c’est à dire à une structure, soit homologue au Nom-du-Père, soit à une suppléance (cf. le nœud de Joyce). D’autre part, le retournement complet du symbolique, qui impliquerait le primat de l’inconscient (« la préférence » dit Lacan) semble elle aussi devoir être exclue. Cependant, dans cette leçon du 14 décembre 1976, Lacan ne parle pas de la coupure méridienne, dont il ne fera cas que l’année suivante, dans « Le moment de conclure » . Enfin, Lacan dans cette leçon du 14 décembre, parle à la fin d’une seconde coupure, qu’il appelle contre-analyse. De quelle coupure s’agit-il ? Il est tout à fait dommage que Soury, qui a été fortement mis à contribution dans « Le moment de conclure » n’ait pas proposé, sinon de façon furtive, ce qu’on obtiendrait avec une coupure méridienne succédant à un trouage. Je suis malheureusement bien en deça des capacités de Soury. Si bien que je peux seulement imaginer, sans pouvoir le vérifier que coupure plus trouage correspondrait à la transformation du symptôme en sinthome, ou bien qu’il faudrait partir d’un nœud borroméen à quatre , dans lequel le retournement porterait sur le symptôme, ou bien que le sinthome serait « la main bleue » qui coupe ou troue alors que le symptôme serait lui un tore fermé ou bien que…
Laissons ces spéculations. Ce qui me paraît topologiquement incontestable est que, si vous procédez à une première coupure méridienne, les trois ronds se retrouvent libres, le changement étant constitué par le retournement de S, l’inconscient étant alors supposé à l’extérieur. Ce rond peut de nouveau être transformé en tore par couture, après retournement, de sa coupure (qui dans le retournement est maintenant longitudinale). Il est alors envisageable qu’une quatrième corde, ouverte, celle du symptôme, reconstitue, en se nouant d’une certaine façon, le nœud bo à quatre. Ce qui m’intéresse dans cette hypothèse, c’est que si nous considérons le sinthome comme le moment de nouage du symptôme, nous avons une clef pour désigner l’acteur, « la main bleue » de la manipulation topologique. Ce ne serait pas par hasard que Lacan a appelé « ego » le sinthome joycien, cet ego que nous avons distingué du moi comme instance imaginaire. L’ego n’est pas non plus le sujet : pour faire court, le sujet est coupure, l’ego celui qui coupe et qui coud. Avec cette quatrième corde de l’ego, de l’ego-symptôme puis sinthome après la décision de nouage, la préférence ne serait plus donnée en tout à l’inconscient, dans la mesure où l’ego présentifie un symptôme qui n’est pas réductible, par déchiffrage, au savoir qui se trouve dans le tore du symbolique. Dans l’ego, le symptôme recèle un savoir non retournable. On peut évoquer le refoulement originaire freudien. J’ajoute que, dans le cas de Joyce, le sinthome comme désabonnement à l’inconscient s’opère par une voie qui n’est pas celle de la psychanalyse, puisqu’il s’agit plus d’un sur-cryptage que d’un décryptage. Il est à noter cependant que dans Finnegans wake, ce grand rêve sur-crypté, Joyce, avec les majuscules H.C.E.(Here Comes Everybody) crée la place vide où le Nom-du-Père, démétaphorisé, est occupée tout au long du roman par diverses métonymies, qui relèvent aussi d’un cryptage. Reste que le procédé constitue un faufil, asymptotique, valant trace du père.
Pierre Bruno Le 17 mai 2010.
