Renversement

29 Mars 2010
Séminaire de Toulouse : deux, l’amour

Je tiens beaucoup à cette corrélation de l’amour avec la condition d’être signifié et d’accepter cette signification. En reformulant ainsi ma thèse, je rejoins Freud et sa Bejahung, ce dire oui primordial, antérieur à la distinction entre vrai et faux. Ce oui suppose t-il l’ acceptation d’une part de la volonté de jouissance de l’Autre ? Je dirai plutôt que si j’accepte une part de cette volonté de jouissance de l’Autre, c’est parce que je ne subjective pas ce dernier. Dès que je subjective l’Autre, une intersubjectivité se met en place et c’est la catastrophe.

Du coup, n’est-ce pas pour la même raison que l’amour s’adresse au père en tant qu’ agent de la castration, c’est à dire, là aussi, à un Autre qui n’opère que parce qu’il ne se confond pas avec un sujet qui jouit ? Dans la première séquence, je suis aimé(e), dans la seconde j’aime. Cette polarité fonderait la réciprocité de l’amour, à condition de remarquer que dans la seconde séquence, ce qui me fait aimer, c’est le non, puisque tel est le message de la castration. D’une part,j’accepte d’être aimé(e), d’autre part j’aime du fait du non qui m’est opposé, pour que justement je puisse être à mon tour le support vivant de l’Autre (le lieu du symbolique) sans pour autant subjectiver cet Autre, c’est à dire le rendre, au sens logique, consistant.

On peut d’ailleurs, à partir de là, vérifier la double face du symptôme : côté défense, il s’agit de se soustraire à la volonté de jouissance de l’Autre posé comme consistant, côté désir il s’agit de découvrir l’inconsistance de cet Autre.

J’ai souvent remarqué, y compris dans ma propre expérience, qu’une femme était toujours touchée, chez un homme, par ce décalage entre le corps de l’Autre (le symbolique) auquel un homme donne corps en parlant et le fait que, dans cette opération, l’Autre n’est pas fait sujet, comme si le sujet s’effaçait, volontairement ou non, derrière l’Autre dont il se fait le support.

Cet effacement, quand il n’est pas volontaire, peut se traduire par une maladresse , mais peu importe, c’est cet effacement qui fait , pour une femme , qu’elle est atteinte par la flèche d’Eros. Quant à l’Homme, avec un H majuscule, il « n’est rencontré que dans la psychose ». Cet Homme majuscule c’est l’Autre consistant, à savoir rendu consistant, de façon d’ailleurs fallacieuse, par son incarnation en sujet. On pourrait objecter , sur un plan phénoménologique : faut-il qu’un homme n’habite pas ce qu’il dit pour toucher une femme ? Pas du tout. Un sujet habite ce qu’il dit d’avoir fait l’épreuve de ce décalage et d’avoir d’abord traversé et surmonté l’hésitation à dire. Comment alors articuler cette habitation par un sujet de son dire, sinon comme décision d’assumer l’inconsistance de l’Autre ? L’Autre s’efface derrière le sujet , c’est ce qui touche une femme. Que cette habitation de son dire par un homme se manifeste sur le mode de l’hésitation ou de l’assurance, c’est secondaire.

Dans l’enseignement de Lacan, on peut repérer plusieurs départs : l’acte comme anticipation, le stade du miroir, l’interprétation de la pulsion de mort comme néantisation symbolique. J’explore cette dernière pour y loger et y résoudre la question de l’amour. Il se trouve que, dans la vulgate lacanienne, le mot est , selon une formule de Lacan lui –même, « le meurtre de la chose ». C’est vrai, mais cette formule est loin d’épuiser les rapports entre le mot et la chose. Un autre élément de cette vulgate est de considérer la métaphore paternelle (qui implique que le Nom-du-Père ne soit pas forclos) en tant que condition pour que le mot puisse tuer la chose, c’est à dire produire des effets de signifié articulables entre eux. Nous pouvons aussi reprendre cet élément à notre compte, et telle est d’ailleurs la fonction du phallus que de produire cette signification dite phallique qui, dans le cas d’un défaut de métaphore paternelle, est problématique. Lors des Assises, j’ai cependant soutenu que la jouissance phallique n’était pas conditionnée par la production de la signification phallique.

J’ai donc posé, depuis quelques séances, que c’est d’être signifié, c’est à dire d’être accepté dans le champ du signifiable, qui me constituait comme aimé, et que, pour que j’aime, je devais identifier, dans l’autre qui sert de support vivant à l’Autre par lequel je suis signifié, cet indice de la présence d’Eros.Voilà où nous en sommes.

Maintenant, pouvons-nous nous en tenir à l’idée que, d’être signifié, je suis, comme toute chose, tué, autrement dit réduit à cette annihilation ou, plus justement encore, à une pensée qui serait une pensée de l’Autre, tel Tchouang-Tseu rêvant de n’être que le rêve du p apillon dont il rêve ? La proposition que je vais avancer est que la métaphore paternelle, ou ce qui y supplée, n’a pas pour fonction de me faire entrer dans le champ du signifiable, mais pour fonction, une fois que cette entrée a eu lieu, de me faire vivre comme signifiant et pas seulement comme signifié. Cela veut dire sans doute comme signifiant énigmatique (« que suis-je ? « ) , le nom propre n’étant à cette question qu’une réponse radicalement insuffisante, qui répond au « qui » et non au « que ». On le voit au mieux dans le roman de Joyce Finnigans wake, ou le sigle H.C.E. (here comes everybody) est une écriture à trous qui , tout au long du roman, va donner lieu à des remplissages divers. Certes, dans Finnigans wake, il s’agit d’une quête qui concerne la question « qu’est le père ? », mais ce détour par le père est nécessaire, si ma proposition est juste, pour que je ne me réduise pas à une mentalisation de l’Autre et que j’entre dans un ordre dans lequel les mots ont une matérialité signifiante (« l’âme à tiers » c’est cela), c’est à dire des qualités sensibles qui les haussent au niveau des choses.

Un mot n’est pas équivalent au signifié qui peut être produit à partir de lui, il est dur, mou, coloré,incolore, etc. J’ajoute : au même titre que je comme corps,c’est à dire comme corps affecté par une gamme de jouissances qui, comme on le sait, transcendent le principe du plaisir-déplaisir. Je veux en venir là : l’amour, c’est ce qui me fait entrer comme signifiant dans le monde du signifiant, après que je sois entré dans le champ du signifiable. Voilà pourquoi l’amour s’adresse au père comme agent de la castration et que, pour aimer sa maman, l’enfant doit d’abord s’être épris d’une étrangère, grâce à la séparation opérée par ce père réel entre la mère et l’enfant. La dissolution du symptôme d’énurésie est à cet égard paradigmatique. Voilà pourquoi, aussi, aimer s’accompagne régulièrement de l’élection comme muse de la femme aimée, et de cet éprouvé de vie pleine qui abolit, au moins provisoirement, le penchant masculin au doute et à la procrastination.

Quant au côté féminin, l’amour a sans doute pour effet d’élire un homme à une place qui la féminise, qui transforme la virago en biche apprivoisée, à ceci près que , pour ce qui est de la plénitude, le désir d’enfant est souvent un concurrent qui vient révéler en quoi un homme ne peut être la muse d’une femme.

Il y a bien un renversement. Dans un premier temps logique, le mot est le meurtre de la chose, dans un deuxième temps, le temps de l’amour, il devient la vie de la chose. Un sens est donné à la chose et ce sens ne décalque aucun signifié. Quand ce sens se transpose en signification, c’est la religion et du coup, la présence du sens se perd.

On pourrait ainsi formuler une loi : quand l’Autre ne peut plus être $, l’autre peut devenir $. Cette loi serait la base d’une possibilité d’une logique collective.La question est alors de savoir si l’amour est susceptible d’obtenir que la condition qui commande cette loi soit réalisée. J’ai énoncé la dernière fois qu’il y avait un glissement inévitable de celle que j’élis comme objet d’amour à l’Autre. Une fois ce glissement produit, comment l’amour peut-il éviter que l’Autre ne devienne sujet, autrement dit consistant. Ainsi le Nom-du-Père empêche que l’Autre se dérobe, mais au prix de lui donner consistance. Le Nom-du-Père est un « bouchon » dit Lacan dans Le sinthome. Y a t-il un amour qui échappe à cette mise en consistance de l’Autre, peut-être un amour sans aucune prise pour la jalousie ?

Derrière cette question, il y a un problème topologique : si la borroméanité est équivalente au Nom-du-Père , l’amour, en tant qu’il rate celle-ci, donnerait à l’Autre consistance non pas primairement, mais en conséquence de la façon dont l’aimant s’inscrit dans une forme d’assujettissement. Si l’aimant est névrosé, disons que le mythe de la bête à deux dos lui convient , s’il est psychotique c’est comme objet érotomaniaque qu’il s’efforce d’établir la consistance de l’Autre, qui ne cesse de se dérober. Or, pour ne pas donner consistance à l’Autre, il faudrait que l’amour évite le glissement premier ou bien aille au delà de la borroméanité !