28 mars 2006
L’art est savoir-faire. La création précède l’art, elle le précède comme faire sans savoir. La création excède l’art, elle l’excède comme savoir y faire. Ou bien elle s’effondre, s’écrase, ou bien elle s’offre la passe. L’étonnant est bien qu’elle le fasse, et toute seule : sans le secours d’aucun discours établi, et même au contraire, contre eux ! Pour la psychanalyse, la passe, il a fallu que quelqu’un la propose, Lacan nommément. Et c’est pour nous une dette aussi insolvable que celle envers Freud pour la cure. Une psychanalyse est une oeuvre d’art : mais pas sans la passe, c’est-à-dire à deux réserves près. D’abord à la condition de ne pas considérer ni ambitionner l’oeuvre d’art comme une potiche de plus censée grossir le patrimoine, et destinée à faire « la bonne humeur de Dieu ». Ensuite à la condition de ne pas laisser rabattre la psychanalyse sur la psychothérapie : soit la restauration d’un état initial, un rétablissement de l’homéostase, voire le retour à l’origine. L’oeuvre d’art, elle, a plutôt pour prototype le fameux « tableau de Rembrandt plié en quatre et trouvé dans une poubelle » : plutôt ce qui gratte – juste après la chatouille et avant la grillade – l’humanité, humeur malsaine, humus de l’humour et de l’humilité, misère pathologique et malheur banal. Plutôt déchet exquis que chose sublime, agalma peut-être mais pas sans le pire. Non nettoyé, impur, impair. L’oeuvre d’art, elle aussi, décharite, et c’est la condition pour que la création continue, et que l’art ait quelques chances de ne pas déchoir, et que la vie ne se passe pas que dans la routine et l’ennui, ou le divertissement et la diversion. L’oeuvre d’art est un paradigme de ce que Freud appelle « le détail choquant de la réalité », bout de réel, grain de sel ou de sable qui réveille le vivant. La psychanalyse rabattue sur la psychothérapie, c’est la résurgence d’un état prétendu premier, mais qui ne peut même pas être dit de nature, s’agissant de cet animal « dé-naturé » qu’est le parlant : un en deçà de la création, la chimère d’une espèce et d’un individu « homo » pour lesquels les besoins ne seraient plus contaminés par le signifiant, dont la vie ne serait plus liée au langage, et chez lesquels le maintien du vivant ne dépendrait plus des discours. L’utopie dangereuse d’une situation, d’une condition, d’une position débarrassée de l’humain. En quoi la psychothérapie tient du crime et peut virer au crime, voire viser le crime : assassinat d’un désir, négation de l’humain qui, toujours, fraient la voie aux tueurs. On peut quand même avoir furieusement envie que la psychanalyse n’emprunte pas cette pente. Et c’est pourquoi elle est et doit rester proche de la création et du même côté qu’elle. Choisir ses alliés !
Il y a alors la question du passage de l’artisan à l’artiste, ou encore de la création et du créateur à l’oeuvre et à l’auteur. Il y a aussi la question du passage du psychanalysant au psychanalyste, et puis, plus largement peutêtre, de l’humain au saint. Je me demande si le chemin du fantasme à la réalité y suffit. Mais je ne dirai que ce que je comprends des conditions d’un tel passage. Pour commencer à s’y engager, il convient à mon sens d’irréaliser le fantasme, et pour pouvoir y arriver, sinon réussir à en finir, il s’agit de ne pas déshumaniser le symptôme. Celui-là, le laisser au travail du rêve, celui-ci ne pas le renvoyer chez les démons et les monstres, ne pas le rejeter dans le féroce, l’atroce et l’anormal. Irréaliser le fantasme, autrement dit « l’humain trop humain » en nous, c’est contrevenir à la psychothérapie, c’est mettre en question l’assurance du sujet, entre infatuation et présomption, cette arrogance du moi qui le porte au pire, voire le pousse au crime, fût-ce sous le prétexte de l’éviter ou d’y parer. Cela ne se peut sans le sacrifice, ou plutôt l’abandon du narcissisme, y compris celui de la cause perdue. Cela ne se fait pas sans un consentement à la perte de la foi en l’Autre : celui que l’on fait exister en l’aimant ou par la haine, celui que l’on ne laisse subsister que pour le trahir. Il s’agit de ne pas déshumaniser pour autant l’inhumain, le criminel en chacun, c’est-à-dire cela même, paradoxalement, qui fonde, à défaut de garantir, l’assurance du sujet, qui justifie, faute de légitimer, son arrogance, si idiotes et débiles soient-elles : soit « sa rencontre avec la saloperie qui peut le supporter ». Reprendre cette rencontre, non en vue de l’annuler ou de la refaire, mais pour s’y résoudre sans rien résigner. Cela nécessite : de ne pas oublier le préhistorique en nous, de retrouver le primitif, de renouer avec le sauvage, et même de ne pas renier le barbare. De ne pas ignorer « ce qui est plus fort que moi », comme dit Freud. Y revenir alors pour les remettre sur le métier : dans le trajet de navette entre le travail insistant de l’inconscient et le travail silencieux de la pulsion. Et cela jusqu’à faire apparaître la trame et la chaîne, ce résidu et ce reste qu’est le symptôme, et jusqu’à inventer le motif, ce résistant irrésistible qu’est le sinthome. Pardonnez-moi cette comparaison facile avec le tissage et le tressage : c’est pour opposer d’un côté la vision cosmétique et la conception médicale qui éludent, cachent ou escamotent (la coupure et le trou !) et d’un autre côté la pratique de la chirurgie, de l’art et de la psychanalyse, qui opèrent per via di levare. Du meurtre de la chose jusqu’au noeud qui coince l’objet (et au discours qui cerne la cause). C’est là que se trouve le symptôme. Et c’est pourquoi, pour nous, le symptôme est non pas exclu mais exclusif. Autrement dit, nous lui donnons l’exclusivité, parce que lui, et lui seul, fait la chose comme viable et non tueuse, comme vivante au-delà de son meurtre. Seul le symptôme exclut que l’on puisse porter témoignage contre la Chose. À l’inverse de toutes les morales, qui prétendent lui substituer l’opposition du bien et du mal. Au contraire de toutes les religions, qui croient devoir la remplacer par l’antagonisme du dieu et du diable, ou par la hiérarchie du divin et de l’humain. À l’encontre de tous les pouvoirs, qui veulent la supplanter par la pastorale de la servitude volontaire.
On peint, on dessine, on sculpte, on bâtit, on écrit, on danse, on chante, on joue, on cultive, on cuisine, on fait du sport, on tisse, on tresse, on invente des savoirs et des machines… Pourquoi, comment ? Concernant les domaines de la création, la diversité est évidente. Mais elle est limitée. Aux différents objets de la pulsion : oral, anal, scopique, invocant. Aux termes distincts de la pulsion : poussée (Drang), source (Quelle), objet (Objekt),but (Ziel). À la disparité des combinaisons possibles. On pourrait établir un catalogue, voire faire un tableau avec les éléments en jeu. Concernant la multiplicité des genres, la pluralité est presque illimitée. Leur nombre est indéfini, puisque leur dispersion tient à la variété des positions des sujets qui y sont impliqués et des dimensions qu’elles mobilisent pour chacun. Avec la décision insondable de l’être où se déterminent les fixations de jouissance (par exemple, le mythe, les contes). Avec le choix sur l’existence que conditionne la structure et où elle s’actualise (le roman, le théâtre). Avec le pari qui est fait par le sujet dans l’usage de la structure : soit pour y confronter son inertie, soit pour appuyer le génie de la structure, témoigner de son rapport propre à la structure (la poésie). Enfin il y a, concernant l’art et la manière, une infinité de manifestations. Il s’agit du style, comme expression et exercice de la singularité : son exposition, voire sa démonstration, sa mise au service d’un discours jusqu’à l’effacement dans celui-ci. Le style, disant cela je n’engage que moi, est d’autant plus marqué qu’il sert et infiltre le discours analytique (ce discours dont il y a toujours quelque émergence dans le passage d’un discours à un autre). Il y a un style, qui est la passe et qui fait la passe, chez celui qui n’élude plus ce qu’il a non pas tant d’original et de bizarre, ni seulement de curieux et d’étrange, mais d’unique et d’irremplaçable, inégalé et incomparable : là où il rejoint sa propre exceptionnalité, non pour faire étalage de ses mérites ou de son métier, non pour se hausser du col, mais pour fonder le lien et pour hâter l’acte. Et y a-t-il quand même quelque chose de commun à tout ça ? Oui, la poésie. La poésie, c’est là où quelque chose non pas seulement s’imagine ou se découvre, mais s’invite et s’invente, se trouve et se cherche. Là où quelque chose s’invente, sans doute à partir de ce qui est légué et hérité : avec, sans ; pour, contre. Mais non pas sous bénéfice d’inventaire ou comme pour inventorier une succession, plutôt dans la rencontre d’un réel, qui peut n’être pas déterminé, entre la contingence d’une langue et l’impossibilité d’une adéquation ou d’un rapport (entre le signifiant et le signifié, les mots et les choses, les deux sexes…). La poésie, là où quelque chose s’invente, qui se transmet non pas comme une connaissance à accumuler, mais comme savoir à faire passer, c’est-à-dire trou dans le réel. La poésie ainsi que la science, avant la science, en avant d’elle, en tant que savoir dans le réel, autrement dit comme trou. La poésie, là où quelque chose nous invente (« c’est quelque chose ! » « quelque chose et moi ! »), quelque chose donc, non pas qui s’attrape mais qui happe, et qui a à voir avec le féminin. « Le réel, c’est le mystère. C’est le mystère du corps parlant. » Voilà ce que fait passer l’art, le lieu où passe la création, qui fait passe à la création. Voilà ce qui fait passer à la praxis, le lieu par où passe la psychanalyse, qui fait le dialogue entre le passant et le passeur, le seul qui soit réel dans la cohue parlante.
