4 septembre 2006
Le titre de ce séminaire Ego et moi comporte un élément déplaisant, qui est de faire entendre dans le « et moi » une conception dévalorisante du moi qui le ravale à une instance dont la seule fonction serait, comme la grenouille de la fable, de s’enfler pour dépasser l’autre, quel qu’il soit, enflement qui se termine de façon ridicule ou tragique. Il y a cependant du vrai, même si c’est désagréable à admettre, dans cette conception : ce n’est pas de Freud que date cette note comique afférente au phallus, dont l’enflure fait plus que métaphore à l’enflement du moi, car il n’est pas sans jouer cette partie dans ce processus. Ce qui est désagréable n’est cependant pas à rejeter sans jugement — qui exige un examen.
« Ego » et « moi », ou plutôt, par ordre d’entrée en scène, « moi » et « ego ». Ce qui frappe en effet : aux deux extrémités de l’enseignement de Lacan nous avons, au commencement, le moi, dont le questionnement va entraîner l’examen du narcissisme, et à la fin, l’ego, qui est alors, chez Joyce, homologué au symptôme ou mieux, au sinthome. C’est à ce fil que nous allons essayer de nous tenir, ne serait-ce que pour vérifier, sans souci d’exhaustivité, s’il ne s’agit pas d’un fil interrompu. Pourquoi Lacan s’intéresse-t-il d’abord au moi ? Ou plus exactement au je, c’est-à-dire à sa formation dans le stade du miroir ? Vous savez que le texte de sa communication au congrès de l’I.P.A. à Marienbad, en 1936, n’est pas conservé.
Nous n’avons qu’un texte beaucoup plus tardif, de 13 ans postérieur (17/07/1949 – XVIe congrès international de psychanalyse) : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique ». Relisez cet article avec toute votre fraîcheur. Moi-même je (au passage, je souligne ce « moi-même, je ») n’avais pas relu ce texte, assez bref, depuis longtemps, et je l’ai trouvé extraordinaire.
Je suppose qu’il a eu de l’effet sur le public I.P.A. qui l’a entendu dans cet été 49, et que Lacan est devenu, après cette prestation, une figure respectée, mais un peu sulfureuse. Je ne vais pas le résumer, ni en faire un commentaire. On pourrait pourtant écrire, sans ennui, ni pour l’auteur, ni pour le lecteur, un livre de trois cents pages sur cet article qui en comporte sept et demie. Voilà ce que j’en extrais :
Il y a une prématuration spécifique de la naissance chez l’homme ; il naît avant le terme qui lui aurait permis de bénéficier d’emblée des processus de maturation nerveuse qui ne s’achèvent que beaucoup plus tard.
De ce fait, et c’est ce qu’ont mis en évidence les expériences de Baldwin concernant le comportement de l’enfant entre 6 et 18 mois devant un miroir, cette insuffisance (de maturation) se précipite dans une anticipation (cf. l’article de 1944 sur l’assertion de certitude anticipée).
Cette anticipation est une identification, c’est-à-dire le résultat d’une assomption par l’infans de son image dans le miroir (la rencontre avec l’image spéculaire est le moment où cette assomption se manifeste, pas forcément le moment où elle a lieu puisque l’image de l’autre peut lui fournir ce prototype d’une forme unifiante).
Cette forme, Lacan la dénomme dans cet article Je-idéal (traduisant ainsi le Idealich de Freud), mais, en note, non datée, il indique avoir abandonné cette traduction — ce qui est un indice du quiproquo avec lequel j’ai intitulé mon propos de ce soir.
Les points que j’ai extraits et qui précèdent n’ont pas besoin d’être révisés — éventuellement précisés en fonction des progrès de la biologie. Par contre, et ce point est dit « important » par Lacan lui-même, cette forme (c’est-à-dire cette gestalt d’un corps propre) « situe l’instance du moi… dans une ligne de fiction ».
Il faut ici se garder d’un contresens encore fréquent : le problème n’est pas que cette identification première soit imaginaire, parce que de toute façon, elle est commandée par « une matrice symbolique », syntagme que Lacan ne définit pas, mais qui n’est pas présent pour rien (il y a d’ailleurs une référence, un peu plus loin, à « l’efficacité symbolique » de Lévi-Strauss). Le problème, tel que je vous l’énonce aujourd’hui avec toute la partialité dont je suis capable est le suivant :
Là où Lacan croyait trouver le sujet, il trouve le moi. Là où Je semblais être, est le moi advenu. Voilà le quiproquo. Ma thèse est qu’il faudra plus de 25 ans à Lacan, de 1949 à 1975 (année du séminaire Le sinthome) pour lever ce quiproquo, avec cependant cette scansion décisive, repérable dans l’architecture des Écrits, l’intercalaire de 1966 « Du sujet enfin en question » dans lequel, remarquez-le — ça ne prouve pas ma thèse mais ça la conforte — Lacan introduit sa fameuse définition du symptôme (dont il rend hommage à Marx de l’avoir inventé). Notons, pour respecter cette chronométrie introduite par Lacan, que le premier texte qui relevait de ce sujet en question est de 1956, soit la version définitive de « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (le texte du rapport effectivement prononcé au congrès de Rome de septembre 1953 se trouve dans Autres écrits.) Quand nous retrouvons en effet ego, en 1976, c’est sous la forme de l’ego correcteur (Le sinthome, p. 152). Il corrige quoi ? Le rapport manquant entre d’une part le réel et l’inconscient (le symbolique) et d’autre part l’imaginaire. Est-ce à dire que cet ego, c’est le sinthome ? Il semble bien que oui, si nous suivons à la lettre cette définition que Lacan donne du sinthome auparavant (p. 94) : « c’est le quelque chose qui permet au symbolique, à l’imaginaire et au réel de continuer de tenir ensemble, quoique là, en raison de ces deux erreurs, aucun ne tient plus avec l’autre. » Ces deux erreurs sont : — le couplage direct de R et S ; — le fait que I soit libre.
Autrement dit, poursuit Lacan, le sinthome est bien ce qui permet au nœud à trois ratés « d’avoir l’air » d’un vrai nœud à trois. Le hic, c’est qu’entre la définition du sinthome et l’écriture borroméenne de l’ego, Lacan intercale un élément nouveau, l’équivalence entre sinthome et réel (cf. p. 139). Quelle est la conséquence ? Prenez le nœud à 4 de l’ego correcteur (fig. 1) :
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Supprimez le réel, puisque le sinthome est le réel, et que, dans le nœud, l’ego est, topologiquement, le sinthome, vous obtenez trois ronds libres (fig. 2). Or, si vous construisez d’abord un nœud borroméen à trois, avec S, I et Σ, et que vous rajoutez R, en le couplant directement à S, ce R, une fois ôté, reste le nœud borroméen et non trois libres.
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Cela veut dire que la correction par le nœud-ego du sinthome peut se faire de deux façons. C’est une question d’un grand intérêt. Je ne sais pas encore si j’aurai les moyens de m’y affronter. Mais, d’ores et déjà, nous pouvons compter sur deux propositions :
1) En partant du Je on aboutit au moi — le sujet échappe à la prise.
2) En partant de l’Ego on aboutit au sinthome — le sujet échappe à la prise.
Cette méprise du sujet n’a cependant pas le même statut en 1) et en 2)
Avec 1) nous avons affaire à la castration.
Avec 2) à la division du sujet.
Peut-être trouvez-vous, non sans raison, cette entame un peu ardue. Je voudrais, avant de conclure, la tempérer d’une référence à un roman que la marge des vacances m’a offert la possibilité de lire : Pastorale américaine, de Philippe Roth, romancier de la grande veine américaine. Ce qui caractérise un roman, vous allez sourire de cette apparente lapalissade, c’est d’avoir un début, une fin, un entre-deux. Beaucoup accordent une attention privilégiée au début — effectivement certains sont gravés dans la mémoire culturelle et fonctionnent en tant que sceaux. Pour ma part, je suis plus curieux de la fin, qui concerne ce qu’on pourrait appeler le dénouement du scénario.
Dans le roman en question, le narrateur, qui se présente comme écrivain, retrouve, dans son âge mûr, un camarade de classe, surnommé « le Suédois » qui avait été l’objet d’un culte de sa part en raison de ses qualités sportives exceptionnelles. Cet homme lui demande, à sa surprise, un rendez-vous, qui a lieu, mais dans lequel rien n’est dit. Peu après, le narrateur-écrivain apprend la mort du Suédois et, à cette occasion, de la tragédie qui avait détruit sa vie. Sa fille unique, après une enfance apparemment heureuse, était, à la fin de son adolescence, devenue une gauchiste terroriste. Responsable d’un attentat qui avait tué une personne, elle disparaît. Plusieurs années plus tard, son père la retrouve. Elle est devenue Jaïn. Entre temps, elle a commis un autre attentat qui a tué trois autres personnes. Bien sûr, le roman est une critique féroce du mythe Wasp (White Anglo-saxon Prostestant 1).
Pour ma part, je me demandais : comment cela va-t-il finir ? Va-t-elle (Merry, la fille) revenir au foyer parental ? Merry en effet devient l’héroïne — et la mort du Suédois n’est pas une fin. Je voulais savoir la fin, c’est-à-dire : que s’était-il passé avant la mort du Suédois ?
Bien entendu, cette faim de fin, si j’ose dire, ne peut s’assouvir. Nul ne peut savoir la fin, sauf à être mort. Ce qui explique en quoi la demande de fin est impossible. Comment Roth résout-il cette aporie ? Est-ce que cette aporie de la fin n’est pas homologue à l’impossibilité de générer le sujet à partir du Je ?
Nous sommes dans le dernier chapitre. C’est une fête de famille. Le père du Suédois est présent. C’est un homme qui s’est fait lui-même. Un immigré juif qui a réussi son intégration, quelqu’un qui a des certitudes et des valeurs immuables. Son fils n’a jamais pu se libérer de son emprise. En filigrane, la proposition de Roth est que c’est cette soumission du Suédois à son père que Merry fait éclater par sa conduite. Merry est le symptôme. Or, dans cette scène finale, le père du Suédois, qui est un homme plein de compassion, s’isole avec la femme délaissée d’un de ses invités (qui est l’amant de la femme du Suédois) pour, sans se lasser, l’amener à renoncer à l’alcool, à renouer avec la vie. On entend alors, venant de cette pièce où ces deux se sont enfermés, le cri du grand-père. Le Suédois croit qu’il a été provoqué par le retour soudain de Merry. En réalité, le père du Suédois crie parce qu’il a été poignardé, avec une paire de ciseaux par la femme qu’il voulait rédimer — c’est la fin : la métaphore de Merry tue, à la place de son père qui n’en a pas eu le courage, celui qui ne supportait pas d’être divisé — définition du pédagogue. À la question du Suédois : qui suis-je ?, cette métaphore est la seule possible. Métaphore au carré d’ailleurs, puisque Merry, en tant que symptôme, est déjà la métaphore du désir inaccompli de son père.
