Qu’est-ce-qu’une psychanalyse ?

janvier 2011

Séminaire Alençon

Je suis donc venu de Marseille pour tenter de donner quelques éléments de cette réponse à cette question : « Qu’est-ce qu’une psychanalyse ? » ? Autant vous le dire, je ne l’ai pas choisi. Si j’avais eu à choisir, j’aurais sans doute retenu une question d’une portée un peu plus limitée.

D’ailleurs, lorsque j’ai eu la mauvaise idée de le dire à mon voisin, vieux provençal dont la faconde n’aurait pas déparé un film de Marcel Pagnol, son commentaire a fusé : « Mais tu es bien con ! Faire tout ce chemin pour ça, il faut vraiment être complètement fada. Et parce qu’ils le savent pas, dans le Nord, que la psychanalyse c’est un truc de fada pour d’autres fadas ? ». Sachant d’expérience que je n’aurai pas le dernier mot, j’ai battu en retraite et dévié la conversation sur un terrain à la fois plus simple et inépuisable, le temps qu’il fait et le Mistral qui va peut-être se lever.

Remarquons d’emblée que mon voisin a opéré un glissement dans sa reprise de la question qui nous occupe en passant de une psychanalyse à la psychanalyse. Cela n’a l’air de rien mais il faut bien en mesurer la portée. Bien sûr, on peut parler de la psychanalyse de manière générale, comme théorie ou comme pratique, mais on peut aussi tout à fait soutenir que la psychanalyse n’existe pas. Qu’elle n’existe pas en tant qu’il n’y a pas la cure analytique type, il n’y a que des psychanalyses. A l’instar des sujets qui s’y engagent, les cures analytiques ne sont pas collectivisable, elle ne peuvent qu’être singulières et donc considérées un par une.

Pourtant à la réflexion, il y a dans la question de mon voisin quelque chose de tout à fait légitime. C’est vrai, ça, pourquoi me donner tout ce mal ? Alors, je pourrais dire que c’est tout simplement pour répondre à l’invitation de Marie-Claire Terrier et avoir l’occasion de lui rendre visite, mais ce serait tout de même un peu court.

Notons d’emblée que si je suis ici, c’est pour vous parler, que nous nous trouvons donc tous ici dans une forme particulière de lien social, un lien social étant, toujours, un lien de parole. Un lien de parole a cette particularité qu’il distribue des places. Ceux qui suivent le séminaire de Marie-Claire Terrier doivent avoir une idée de l’importance des places dans ce qui se trouve mis en jeu dans un lien de parole. Pour le moment, je suis le seul à parler et nous verrons tout à l’heure comment opérer un renversement de ces places. Prendre la parole, c’est bien de ça dont il s’agit dans une psychanalyse, ce qu’une des première dames reçue par Freud avait bien situé, en nommant ce à quoi elle s’était astreinte : une talking cure. C’est tout à fait essentiel, cette dimension de la parole et il ne saurait être concevable de faire une psychanalyse par écrit. Il ne peut y avoir de writing cure. De ce fait, proposer des analyses par Internet est au mieux une galéjade, au pire une imposture.

Dans le cadre bien spécifié d’une analyse, là aussi, les places des protagonistes ne sont ni équivalentes ni symétriques. Dans une analyse, c’est plutôt le patient, l’analysant, qui parle. L’analyste lui, ce n’est pas qu’il ne parle pas, mais c’est tout de même moins fréquent. Aujourd’hui, c’est moi qui vous parle. De ce fait, à bien des égards, c’est moi qui me retrouve en position d’analysant dans l’effort que je fais, pour vous, de mettre en ordre et de transmettre un peu de ce qui fait qu’il arrive que j’occupe la fonction d’analyste. Mais vous, qui ? Vous, cet Autre qui est constitué de vous tous qui êtes venus m’écouter. Mais cet Autre, c’est aussi celui auquel je n’ai cessé de m’adresser lorsque j’ai préparé cette conférence, c’est à dire bien avant de vous rencontrer, avant même qu’aucun d’entre vous n’ait décidé de venir ici aujourd’hui. Cet Autre encore indéterminé, il a bien fallu que je l’anime pour me préparer à lui parler. En faisant cela, j’ai tiré les conséquences du fait qu’il n’y a pas de prise de parole possible sans un Autre qui constitue une adresse. Cela vous montre que l’on n’en est jamais quitte, de cette affaire de parole, puisqu’en venant vous parler, je poursuis par d’autres voies mon analyse, celle à laquelle j’ai mis un terme en cessant les rencontres avec mon analyste. Voilà donc un autre élément de réponse à la question de mon voisin.

De façon plus large, je dirai aussi que je suis venu ici parce que la pratique de la psychanalyse, ce dont se tisse une psychanalyse, fait l’objet d’attaques qui visent rien moins que son éradication. Comme je ne trouve pas cette perspective très réjouissante, je m’empare des occasions qui se présentent pour y faire obstacle. Nous vivons une époque marquée par le refus de la complexité, où tout doit être mesuré, quantifié et évalué en termes de rapidité, d’efficacité, de rentabilité au sens marchand du terme. Ce qui ne peut faire l’objet d’une évaluation comptable n’a tout simplement pas de possibilité d’être pris en considération. Ainsi, il a fallu faire de la pollution un marché, introduire la possibilité de faire entrer les droits à polluer dans le secteur des échanges marchand, pour commencer à seulement ébaucher la possibilité d’une régulation des émissions de carbone. Il en va désormais aussi de la biodiversité, c’est-à-dire du vivant. De récents accords internationaux ouvrent aux activités humaines le droit de détruire un écosystème à la condition que l’engagement soit pris d’en préserver un autre. Les firmes transnationales pourront désormais s’échanger en bourse un bout de forêt primaire contre une rivière ou un lac.

Mais revenons à la psychanalyse. Le raisonnement est d’une simplicité biblique : faire une psychanalyse, c’est réputé compliqué, long et coûteux. De plus, son efficacité, essentiellement évaluée en termes d’adaptation ou de ré adaptation au système de production-consommation en vigueur, ne s’avère pas favorable. Donc ça ne vaut pas. Le problème, vous devez bien en avoir quelque idée, c’est qu’un être humain, c’est bien loin d’être simple, et qu’à vouloir le réduire en éléments quantifiables et évaluables, et bien c’est l’humain comme tel qui se trouve menacé de passer à la trappe. La psychanalyse, la vraie, est structurellement rétive à ce mouvement de simplification et de marchandisation. C’est pourquoi faire une psychanalyse reste, dans notre modernité contemporaine, l’un des derniers refuges, sinon le dernier, où il est encore possible de se confronter à ce qu’il en est de notre condition humaine, à apprendre à s’y faire et à y faire face. Au risque de vous paraître outrancier, je dirai que dans la persistance et la vitalité de la psychanalyse, dans le fait donc que des personnes puissent entreprendre une psychanalyse, réside un enjeu que je tiens pour essentiel si l’on veut éviter un avenir de termites et ne pas voir nos organisations sociales se conformer au meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou à celui décrit par Georges Orwell dans 1984.

Vous pouvez à bon droit vous demander d’où je tire une pareille conviction. Et bien tout simplement de l’expérience. Tout d’abord de mon expérience d’analysant, depuis l’impasse que j’ai rencontrée dans le cours de mon existence et qui m’a amené à entrer en analyse jusqu’à la passe qui en a marqué la sortie. Puis ensuite de mon engagement dans une pratique à laquelle ma formation initiale d’ingénieur ne me prédisposait pourtant en rien.

Qu’est-ce donc qu’une psychanalyse ? Une première façon d’aborder cette question serait d’user de la méthode dite apophatique des théologiens qui, plutôt que de se hasarder à dire ce que Dieu est, s’efforcent de dire ce qu’il n’est pas. On pourrait ainsi dessiner les contours en creux de ce qu’est une psychanalyse à partir de ce qu’elle n’est pas. Ainsi, une psychanalyse n’est pas une psychothérapie. Qu’est-ce à dire ? Que dans une psychanalyse, ce qui est pris en considération, c’est un sujet, qu’il n’y a pas de focalisation sur son symptôme et pas de visée thérapeutique à proprement parler. Une psychanalyse n’est pas une psychothérapie parce qu’avoir une telle visée thérapeutique suppose un savoir a priori du praticien sur le bien du sujet qu’il reçoit. Dans une psychothérapie le savoir est du côté du psy, qui a à l’inculquer à son patient, au contraire d’une analyse, où le savoir est résolument du côté du patient, c’est un savoir inconscient qui doit être mis à jour et construit en écartant toute suggestion. Une psychanalyse n’est pas une psychothérapie parce qu’elle est toujours singulière, parce qu’elle ne relève pas de l’application de procédures prédéfinies ou standardisées. Une psychanalyse n’est pas une psychothérapie parce que la pièce essentielle de la formation à sa pratique, une analyse personnelle, ne relève en aucun cas de savoirs académiques et d’une formation de type universitaire.

Bon, je pourrais continuer encore un moment comme cela mais je vais m’arrêter sur un point essentiel : une psychanalyse n’est pas une psychothérapie parce qu’elle ne vise pas l’éradication du symptôme. Bien au contraire, elle considère que le symptôme est ce que le sujet a de plus précieux, qu’en lui réside ce qui lui permet de se faire à la condition d’être parlant. L’éliminer, si c’était possible, reviendrait à retirer à l’homme sa propre humanité. Le symptôme peut certes être un problème, mais c’est aussi une solution. Un symptôme, c’est tout simplement ce qui permet de vivre. Tout au plus une psychanalyse aura-t-elle pour effet de le réduire et de le rendre plus habitable.

Alors qu’est-ce donc qu’une psychanalyse ? Jacques Lacan, qui à la suite de Freud a puissamment contribué au renouveau de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, répond sans détour : une psychanalyse, c’est ce que l’on est en droit d’attendre d’un psychanalyste. On voit que du coup, la question se trouve déplacée d’une psychanalyse au psychanalyste. Mais Lacan indique par ailleurs qu’un psychanalyste, c’est ce qui se trouve produit à l’issue d’une psychanalyse conduite à son terme. C’est comme l’histoire de la poule et de l’œuf : qui vient en premier ? Cela conduit naturellement à remonter à la question des origines, au geste fondateur de Freud, et c’est pourquoi les attaques menées contre la psychanalyse se concentrent sur sa personne. Avec bien souvent des arguments confondants de bêtise. Par exemple de considérer sa vie privée et des histoires d’alcôves pour en conclure que sa théorie ne vaut rien. Mais je reviens aux réponses de Lacan. Elles peuvent passer pour une pirouette qui ne dit rien. Ce n’est pas le cas. Elles pointent au contraire une chose très précise, c’est que la question : qu’est-ce qu’une psychanalyse ? – est indissociable de cette autre question : qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Autrement dit, il n’y a pas de théorie psychanalytique qui puisse se dissocier de sa pratique. Il n’y a pas un corpus théorique d’un côté et des savoirs pratiques de l’autre. Il n’y a pas de théoricien de la psychanalyse qui vaille s’il ne se colle à la pratique. Inversement, il ne saurait y avoir de praticien qui n’ait à se faire aussi théoricien.

De plus, la théorie de la psychanalyse est une théorie qui ne se divise pas. Ça, c’est aussi quelque chose qui embarrasse le maître moderne, qui est avant tout un comptable, lequel envisage toujours la spécialisation des tâches comme une source inépuisable d’économies. On assiste donc à la promotion, par les pouvoirs publics, d’officines de soin mono symptomatiques dans lesquelles les patients sont censés être soumis à un traitement normalisé par des spécialistes, à la manière de ce qui se passe dans une chaîne de production industrielle. Dans ce type de lieu de soin, la psychanalyse n’a pas droit de cité, c’est un grain de sable, elle fait symptôme et c’est pourquoi les praticiens qui se référent à la psychanalyse en sont peu a peu évincés.

Pour rendre sensible cette particularité de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, on pourrait s’amuser à la transposer dans d’autres domaines. Prenons par exemple le bâtiment : il faudrait au praticien connaître et pratiquer tous les métiers, savoir tout faire, depuis l’architecte jusqu’au terrassier, l’électricien ou le carreleur. Vous voyez que c’est difficilement concevable mais vous noterez aussi que cela va de plus à l’opposé de la tendance actuelle à l’hyper spécialisation qu’impose l’exigence sans cesse accrue de gains de productivité, censée compenser la baisse tendancielle des taux de profit.

Dans le champ de la psychanalyse, rien de tout ça. Il n’y a pas le spécialiste du conflit conjugal, du pipi au lit, de l’impuissance ou de la boulimie. Non, dans le champ spécifique de l’analyse, théorie et pratique sont nouées, ce qui implique que toute réflexion sur les concepts de la psychanalyse conduite par quelqu’un qui ne s’est pas impliqué dans sa pratique, au moins à titre d’analysant, est immanquablement vouée à rester au mieux lacunaire, le plus souvent erronée.

Cette remarque préalable pose en quelque sorte les limites de ce que je vais pouvoir apporter comme réponse à la question qui nous occupe ce soir, étant entendu que je ne saurais prétendre traiter convenablement au fond ces deux questions liées. En fait, la question – qu’est un psychanalyste ? – est bien loin d’avoir une réponse univoque . C’est à vrai dire une question qui reste ouverte et en tout cas qui fait beaucoup parler les psychanalystes. Les pouvoirs publics aussi à l’occasion, qui tentent d’y appliquer leur passion de la réglementation avec le concours de l’Université. Mais bon, tenons-en nous là pour le moment avec cette définition lacanienne du psychanalyste : celui qui a mené sa propre analyse à son terme.

Lorsque un sujet va rencontrer un psychanalyste, pour lui parler de sa souffrance, il arrive qu’une psychanalyse s’engage. N’allez pas croire que c’est automatique. Il y faut ce que je considère comme une sorte de petit miracle, qui est que dans la contingence de la rencontre, émerge du psychanalyste, ce qui est bien différent d’un psychanalyste au sens ou un tel s’affiche ainsi dans la cité. Le petit miracle n’est jamais garanti. Pour qu’il se produise, il faut que chacun y mette du sien. Il faut que du côté du psychanalyste, une forme de désir très singulière, ce que l’on appelle du désir de l’analyste, se manifeste. Je vais vous donner un exemple de ce que j’appelle un petit miracle. Au moment où je préparais cette intervention, un homme a demandé à me rencontrer. Alors qu’il me parlait de son parcours professionnel et vantait sa réussite sociale, il a précisé qu’il a commencé son job actuel de dirigeant en 2001. Je m’étais tu jusqu’alors. Mais, allez savoir pourquoi, j’ai repris son propos. « Ah, bien, c’était donc en 2001 ». Et là, changement de position, ce Monsieur réalise non sans stupeur qu’il s’est trompé de date, que le job c’était en 2000, pas en 2001. En 2001 c’était l’année de son mariage, ce mariage qui va à vau l’eau et qui le confronte à la faillite de sa vie amoureuse et familiale. Le petit miracle se présente ici sous la forme très épurée de la conjonction d’un acte manqué et de sa reprise par le psychanalyste.

Pour qu’une psychanalyse s’engage, il faut aussi que le sujet qui consulte parvienne, en prenant appui sur le désir de l’analyste, à se dégager de la plainte à laquelle pourtant tout l’invite dans un monde passionné par le statut de victime. Pour que s’engage une psychanalyse, il faut que dans ce mouvement inaugural d’adresse au psychanalyste et dans la rencontre du désir du psychanalyste, émerge, au delà de la plainte une demande. Mais attention, pas n’importe quelle demande ! Ce n’est pas une demande qui irait dans le sens de la revendication d’un droit, comme on prétend construire actuellement cet espèce de monstre que serait le droit à la santé. Après tout, on pourrait tout aussi bien revendiquer le droit d’être malade et contester le dressage comportementaliste auquel nous sommes exposés au nom de ce droit à la santé : ne mangez pas ceci, buvez cela, ne fumez pas, etc. C’est d’ailleurs une façon de lire ce qui se passe, puisqu’en dépit des messages choc imprimés sur les paquets de tabac, on observe que la consommation progresse. Notez qu’il n’y a que les pouvoirs publics pour croire à cette fable du choix rationnel dans leurs messages de prévention. Dans le business, on reste freudiens, on croit à l’inconscient parce qu’on en vérifie les effets dans le chiffre d’affaire. C’est pourquoi on vend toujours des voitures avec des images de pin-up ou du parfum avec des éclaboussures sortant de flacons à la forme suggestive. Dans ma bonne ville de Marseille, il y a une maison de couture qui a eu l’idée de lancer une collection de lingerie féminine du nom de « Maison Close ». Je ne sais pas si c’est connu à Alençon, mais il paraît que ça fait un tabac. Evidemment, ça marche parce que ça évoque les dames qui travaillaient dans ces lieux. Mais pas question de vendre quoi que ce soit avec le signifiant putain, il doit rester dans les dessous, c’est le cas de le dire.

Quelle demande faut-il donc pour que s’engage une psychanalyse ? Ce n’est pas une demande du même type de celle que l’on adresse par exemple à un garagiste ou à un chirurgien. C’est une demande, vous devez bien en avoir l’intuition, qui n’est pas du même ordre qu’une demande de changer la batterie d’une voiture rétive au démarrage, ou que la pose d’une prothèse à la place d’une articulation abîmée par l’arthrose. Ce n’est donc pas ce type de demande qui permet l’engagement d’une psychanalyse, même si c’est bien souvent la forme qu’elle prend d’emblée : débarrassez-moi de cette difficulté à vivre qui me cause une telle souffrance et dont je ne veux rien savoir.

Il faut que sur cette demande de départ, si proche de la plainte et de la revendication, opère une sorte de mutation. Cette mutation ressortit à la responsabilité de l’analyste, précisément à son acte, celui par lequel se trouvera manifestée cette forme de désir particulier entre tous que j’évoquais tout à l’heure. C’est une condition qui est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Après tout, un sujet peut tenir à sa plainte ou à sa revendication plus qu’à tout autre chose et n’en rien vouloir céder. Dans ce cas, les choses ne peuvent qu’en rester là et, si le psychanalyste tient sur son désir, eh bien les partenaires se séparent. Ou alors cette mutation opère et un travail effectif s’engage. Ce travail produit toujours des effets. Souvent un allégement de la souffrance vient mettre fin au travail. Dans d’autres cas, l’analysant veut comprendre quelque chose à ce qui lui arrive. Il ne se contente alors pas d’en éprouver les effets, il veut poursuivre, éventuellement jusqu’au terme. Certains, parmi les psychanalystes, considèrent les sorties thérapeutiques de la cure analytique comme un échec. Ce n’est pas ma position qui est plus conforme à celle de Lacan qui considérait qu’une analyse n’a pas à être poussée trop loin et que quand l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est assez.

Comment caractériser cette mutation de la demande qui détermine une entrée en analyse ? Cela reste toujours une demande que cesse la souffrance mais elle est accompagnée d’un consentement et d’une croyance. Cela n’a l’air de rien, mais il n’est pas si facile à quiconque d’y d’accéder, tant c’est contraire à l’idéologie de l’époque. Le consentement requis, c’est à l’idée que l’on puisse être responsable de son symptôme. C’est un consentement qui a pour corollaire logique un renoncement à une solution infiniment plus commode a priori, mais par ailleurs bien coûteuse, qui est d’en rapporter la cause à l’influence néfaste de je ne sais quelle mauvaise étoile, à de la malchance, à de la malveillance, aux accidents de mon histoire ou encore, c’est très tendance, à des causes biologiques ou génétiques. Pour reprendre une formule tirée non de la psychanalyse mais de l’existentialisme, il s’agit d’un consentement à se faire responsable de ce que l’on fait de ce que l’on a fait de nous, c’est à dire des heurs et malheurs de notre propre histoire. Comme je ne saurais me faire responsable de quoi que ce soit sans avoir au moins l’idée que sur cela je puisse avoir quelque prise, ce consentement implique nécessairement la croyance qu’il y a un savoir sur ce dont je souffre, disons mon symptôme, sur son origine, sur son histoire, sur son sens – qu’est-ce qu’il veut dire ? -, voire sur sa fonction – à quoi il me sert ? – et que ce savoir m’échappe. Cette croyance, indispensable à l’engagement d’une analyse, c’est la croyance dans l’inconscient freudien.

Endosser la responsabilité de son symptôme, position éthique s’il en est, et croire en l’existence d’un savoir sur son symptôme, permettent donc l’engagement effectif d’une analyse. Car finalement, ce savoir, à qui mieux qu’à l’analyste le supposer ? C’est précisément, là, ce que Lacan a théorisé comme mise en place du sujet supposé savoir, c’est-à-dire ce que Freud avant lui avait appelé amour de transfert. En effet, c’est comme ça, celui à qui on suppose le savoir, on l’aime. Remarquez bien que le savoir en question n’est que supposé à l’analyste qui, après tout, lors de l’entrée en analyse, ne sait strictement rien de celui qui devient son analysant.

Mon voisin, il considère que pour faire ce que je fais, c’est-à-dire d’accueillir la demande de personnes en souffrance et ne leur proposer rien d’autre que de leur donner la parole, il faut être bien fou. Et bien, avec sa sagesse paysanne, il n’a pas tort, même s’il ne sait pas pourquoi. Jacques Lacan, s’est beaucoup intéressé à cette question. Qu’est-ce qui peut bien amener quelqu’un, à l’issue de sa propre psychanalyse, à vouloir occuper, pour d’autres, la place qu’occupait pour lui son psychanalyste ? Il considérait en effet que cette décision relève, je le cite, d’un choix fou. Alors il a inventé un dispositif compliqué pour tenter d’éclairer cette question, qu’il a appelé la passe.

Mais pourquoi un choix fou, me direz-vous ? C’est un choix fou parce qu’un analysant qui finit son analyse est instruit du sort qui attend l’analyste à la fin d’une analyse. Ce sort, c’est d’être tout simplement rejeté comme un déchet. « Je l’ai laissé tomber comme une vieille chaussette » disait une de mes collègues de son analyste. Cela permet de se faire une idée de cette particularité du désir qui anime l’analyste en tant qu’il emporte, dans son mouvement même, la visée de sa propre destitution. On est donc bien loin de l’infatuation et du prestige dont le psychanalyste pourrait se parer et des séductions qui peuvent motiver la vocation de vouloir être analyste.

Qu’est ce donc qu’une psychanalyse ? A force de tourner autour de cette question, je vais hasarder une réponse de mon cru. Une psychanalyse, c’est un moyen, particulièrement efficace, de poursuivre une tâche à laquelle seule la mort vient mettre un terme, une tâche qui incombe à chaque femme et à chaque homme et qui est celle de sa propre humanisation. Cette tâche, toujours à poursuivre, jamais achevée, c’est celle de se faire à cette bizarrerie qui découle du fait que l’on parle et que l’on a à se faire aux conséquences du fait que l’on parle.

Avant de reprendre cette proposition de façon plus explicite, je vais me livrer à un petit excursus. Parce que la question de ce qu’est l’humanité, de ce qui la spécifie, de ce qui la différencie de l’animalité est une affaire compliquée, et d’une sorte de complexité dont précisément part la psychanalyse.

Cela tient donc à cette particularité, sans équivalent dans le règne animal, qui est le fait que l’homme parle, et qu’il parle un langage articulé. Notez bien que cela n’a rien à voir avec l’instinct et ce que l’on peut observer chez d’autres espèces. Prenons les abeilles, par exemple, chez lesquelles on a pu repérer l’usage de divers signes leur permettant de communiquer à leurs congénères certaines informations, sur la localisation et la nature des ressources de nourriture, par exemple. On a appelé ça le langage des abeilles. Vous vous doutez bien que ce langage des abeilles, dont disposent tous ces insectes, qui naissent d’emblée avec des comportements innés codant ces signes n’a pas grand-chose à voir avec les langues pratiquées par les humains. Elles ne sont pas non plus du même registre que ce que l’on peut observer chez les primates, bien que cela s’en rapproche sur un point. Cela s’en rapproche parce que chez ces cousins éloignés, il y a transmission effective d’un individu à un autre de savoir-faire techniques, utiliser des outils, une pierre pour casser une noix, voire la tête de son congénère, par exemple. Il s’agit donc là de savoirs qui ne sont pas innés mais acquis, c’est ce qui fait notre parenté ; on le constate en observant le comportement au sein d’un groupe de primates, mais c’est démontré de façon incontestable par l’observation d’une différenciation des savoir-faire d’un groupe d’une même espèce à un autre. Il y donc là quelque chose qui se révèle tout de même très proche de ce que l’on appelle, dans les sociétés humaines, la culture. Mais c’est une donnée fondamentale que le fait que cette acquisition se fasse exclusivement par imitation. Les singes peuvent se montrer des savoirs, mais ne sont pas en mesure de les transmettre au moyen d’un langage articulé. Ce n’est pas du tout assimilable à la diversité des apprentissages auxquels est astreint un petit d’homme. Et tout particulièrement l’apprentissage du maniement de la langue, de ce que l’on appelle communément la langue maternelle. Notez que cet apprentissage là n’est pas automatique et qu’il y a un temps pour cela. Si le coche est raté, ce n’est difficilement rattrapable, confère les quelques cas d’enfants sauvages – maintenant on dirait des autistes – qui ont passionné l’opinion publique, mobilisé les travaux des scientifiques et suscité de nombreuses œuvres littéraires et cinématographiques. Ces cas ont démontré que l’on ne nait pas humain, mais qu’on le devient. On le devient en apprenant à se faire à cette greffe de la langue sur le vivant qui caractérise notre espèce. Parfois la greffe a du mal à prendre et d’une certaine façon, on peut considérer que le sujet autiste se maintient sur le seuil de la parole. Parfois, il se met à parler, ils sort de l’autisme, en quelque sorte.

Mais à quoi finalement rapporter cet écart majeur qui différencie homo sapiens des autres espèces animales ? C’est une question qui ramène à la question des origines de la langue, qui est aussi bien la question des origines de l’homme, tant du point de vue de l’espèce que de chacun de ses représentants. Haeckel, le fondateur de l’écologie avait énoncé un principe évolutif selon lequel l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, c’est à dire que le développement individuel d’un organisme se fait en reproduisant les étapes de l’évolution de l’espèce. C’est une thèse qui est en partie réfutée par la biologie moderne, mais qui, par analogie, pourrait s’appliquer au chemin que l’homme doit accomplir pour accéder à son humanité en apprenant à parler. J’y reviendrai.

La question des origines de l’homme et ce qui le caractérise focalise l’attention de multiples disciplines scientifiques. En préparant mon intervention d’aujourd’hui, je suis tombé fortuitement sur plusieurs publications concernant des découvertes récentes sur l’homme de Néandertal. Je ne fais pas ici référence à l’inculture du Président de notre république lequel à fait un saut de plusieurs dizaines de milliers d’années en lui attribuant les peintures rupestres de Lascaux. Non, ce qui au départ a retenu mon attention, c’est un article du Daily Mail paru en octobre sous le titre suivant : « On s’en est tous douté, maintenant c’est officiel, Ozzy Osbourne est un homme de Néandertal ». Ce thème a été repris dès le lendemain par la revue Scientific American, avec un titre un peu moins racoleur : « le génome d’Ozzy Osbourne révèle un certain lignage avec Néandertal. Je ne connaissais pas alors ce monsieur, qui s’avère être le chanteur d’un célèbre groupe de musique heavy metal du nom de Black Sabbath. Ces articles relèvent pour l’essentiel d’une forme inédite de promotion des entreprises high tech qui ont procédé au séquençage du code génétique du chanteur et qui partent hardiment à la conquête d’un nouveau marché. Elles proposent en effet à tout un chacun de faire le séquençage de son génome, avec en ligne d’horizon le dépistage de vulnérabilités génétiques et la mise en évidence d’ascendants prestigieux. La visée mercantile de l’affaire, c’est de parvenir à terme à faire un tri des humains, bien commode pour les assurances de santé privées, un tri autrement plus objectif et performant que celui au nom duquel on a exterminé des millions de personnes au siècle dernier. La science fiction a déjà traité cette question, on y arrive dans la réalité.

L’intérêt de ces articles, c’est qu’ils m’ont mis sur la piste de découvertes plus sérieuses qui éclairent d’un jour nouveau l’une des plus passionnantes énigmes de l’histoire de l’humanité. Qu’est-ce qui a bien pu causer la disparition de homo neanderthalensis et l’expansion concomitante d’homo sapiens alors que le premier avait occupé la planète pendant près de 250 000 ans et que les deux espèces ont cohabité pendant plusieurs dizaines de milliers d’années. Le nouveau dans cette affaire tient tout d’abord dans la remise en cause d’une thèse qui prévalait jusqu’à présent et qui consistait à récuser toute possibilité d’hybridation entre les deux espèces. C’est ainsi que de récents travaux de séquençage génétique effectués sur l’ADN mitochondrial prélevé sur des os par l’Institut Max Planck ont réfuté cette thèse. On savait déjà que les deux espèces avaient en commun environ 99,5 % de leur patrimoine génétique, ce qui atteste d’une ascendance commune. Mais il est désormais démontré qu’entre 1 et 4 % des gènes des sapiens, à l’exception notable des africains, sont issus d’homo néanderthalensis. Je suppose, non sans plaisir, que ces résultats vont embarrasser encore un peu plus les tenants de la pureté du sang et de la race ou les créationnistes de tout poil, puisqu’ils démontrent chez l’homme moderne, des traces d’une hybridation avec d’autres humains plus archaïques. D’une certaine façon et comme on dit dans les cités par chez moi, « c’est tous des bâtards ».

Deux autres séries de travaux ont été publiés en novembre sur le même sujet.

Les premiers ont consisté dans l’analyse comparée, au moyen de rayons X de haute énergie, des dents des deux espèces. Ils montrent que sapiens avait un développement plus lent que son parent néandertalien lequel atteignait donc plus vite la maturité physiologique et donc ses capacités de reproduction. Les anthropologues se perdent en conjectures sur ce paradoxe, la rapidité de la maturation étant plutôt de nature à conférer un avantage évolutif à Neandertal aux dépens de sapiens dans l’hypothétique compétition interspécifique qui a été favorable à ce dernier.

Et les deuxièmes, toujours impliquant l’Institut Max Planck, ont consisté dans la comparaison de la boîte crânienne de bébés néandertaliens à celle de nouveaux nés modernes. Les plaques osseuses n’étant pas soudées à la naissance dans le genre homo, ce n’est en effet pas le crâne qui définit la forme du cerveau, c’est au contraire sa forme interne qui porte l’empreinte du cerveau qui s’y est développé. Ce travail montre que, si les cerveaux des deux espèces sont bien de volumes équivalents, leur développement s’avère très différent, et ce, dès les premières années de la vie. Ces différences sont considérés par les auteurs comme le produit d’un écart dans l’établissement des circuits et branchements cérébraux internes qui comptent le plus pour les capacités cognitives et l’émotion.

Les auteurs concluent prudemment de ces études que les néandertaliens ne percevaient pas le monde comme les humains.

Alors je ne vais pas spéculer ici sur les rapports de Néandertal au langage ni ajouter ma version de l’énigme au foisonnement d’hypothèses qui ont été proposées pour expliquer sa disparition. En revanche, je vais me saisir de cette affaire de développement et de la durée de maturation pour essayer d’aborder par un autre bout, celui de la biologie, ce qui caractérise l’espèce humaine.

Pour les biologistes du développement, diverses caractéristiques de l’espèce humaine, sa boîte crânienne non soudée à la naissance mais aussi sa pilosité limitée ou la faiblesse de son appareil musculaire sont des marques de néoténie, c’est-à-dire de la persistance de caractéristiques juvéniles et par voie de conséquence de sa sensibilité et de sa perméabilité aux excitations tant internes qu’externes. Ainsi, le paradoxe de la supériorité évolutive de l’homme au regard de sa débilité naturelle trouverait à se résoudre dans son caractère inachevé et dans l’accroissement des capacités adaptatives qui en résulte.

Pour la psychanalyse aussi, la prématuration du petit d’homme revêt une importance déterminante. Elle considère que c’est cette prématuration qui conditionne l’accès au langage et, de manière plus générale, à tout ce qui relève de la faculté de symbolisation. L’accès au langage se fait d’abord dans les relations précoces qui s’établissent entre la mère et son enfant. Ce dernier, rejeté prématurément hors de la matrice, se trouve dans une dépendance absolue des soins maternels. C’est la mère, ou toute autre personne qui s’y substitue, qui en interprétant les cris du nouveau né, en leur donnant un sens et en lui délivrant ce sens par la parole, introduit peu à peu le nouveau né à l’ordre symbolique et transforme son cri de détresse inarticulé en appel. Elle engage ainsi son enfant sur la voie d’un apprentissage, celui de l’usage de la parole, qui prend finalement pas mal du temps d’une vie, si on considère qu’être adulte, c’est être capable de soutenir sa parole. C’est en tout cas rarement moins que le quart de l’existence d’un individu. Cela prend du temps parce que cela n’est pas tout à fait simple, mais aussi, et peut-être surtout, parce que cela emporte toutes sortes de conséquences. En effet, parler ne se fait pas sans perte.

Parler, c’est à dire nommer les choses et les personnes, c’est en soi perdre la capacité d’un hypothétique rapport naturel primitif avec la chose nommée. Le mot est le meurtre de la chose, il y a toujours inadéquation de l’un à l’autre. Dans le mouvement de sa nomination, la chose nommée s’élide et disparaît de la réalité sensible. C’est une première façon de concevoir la perte en question. Cette perte irrémédiable n’est pas toutefois sans contrepartie. Ainsi, à un certain niveau de son apprentissage de la langue, le petit d’homme pourra parvenir à symboliser l’absence de sa mère, c’est-à-dire se représenter sa présence dans son absence, voire son absence dans sa présence.

Mais il y a bien d’autres façons d’évoquer cette perte qui découle de l’usage de la parole.

On peut, par exemple, considérer l’écart entre la réalité sensible à laquelle nous avons tous affaire et celle qui résulte de la structure du langage. La réalité sensible est continue alors que le langage, qui est une articulation de mots, de signifiants, est par essence discontinu. Dans ce passage du continu au discontinu, il y a une perte à laquelle je dois consentir pour pouvoir soutenir ma parole.

On peut aussi considérer l’écart irrésorbable entre le sujet des énoncés, celui dont il est dit quelque chose, et le sujet de l’énonciation, soit celui qui parle. C’est à dire que je ne peux pas me saisir moi-même dans ma parole, c’est impossible. Qui, en effet, pourrait soutenir qu’il connaît avec certitude son être et son désir sans passer pour un plaisantin ou un fou ?

On peut enfin considérer le constat auquel, comme tout petit d’homme, je suis précocement introduit, que cette perte qui me frappe du fait que je parle, elle frappe tout aussi bien l’Autre, qui lui aussi parle, et tout particulièrement cet Autre primordial maternel. Car cet Autre, le petit d’homme qui est toujours un logicien ne s’y trompe pas : pourquoi donc prend-il soin de moi ? pourquoi me donne-t-il son attention et son amour ? – si ce n’est parce qu’il est en proie au manque et à la perte dont ce manque est le témoin ? Cet Autre là, il me faudra renoncer à le compléter pour pouvoir m’en séparer, devenir sujet et entrer dans l’ordre des discours. Ces opérations successives, aliénation à l’Autre du langage puis séparation, constituent ce que Freud à appelé castration symbolique. Un opérateur logique sera à ma disposition pour cela, celui que Lacan a référé au signifiant du Nom-du-Père. Ce que je ferai de ce signifiant particulier entre tous déterminera ce que l’on appelle ma structure : névrose, psychose ou perversion.

Au delà du symbolique, il y a une autre dimension qui se trouve fortement déterminée par la prématuration congénitale du petit d’homme déjà précocement introduit à l’ordre du symbole, c’est celle de l’imaginaire. Ce n’est pas que celle-ci ne soit présente dans le règne animal. La pleine maturation sexuelle de la pigeonne, par exemple, est subordonnée à la vue d’un congénère, ou même de sa simple image. Mais pour l’homme cette dimension de l’imaginaire prend une origine et un relief très particulier. C’est ce que Lacan a pu mettre en évidence avec son stade du miroir. Il est repérable dans un moment très précis du développement, entre 6 et 18 mois. C’est un moment où l’enfant, du fait de l’inachèvement de son système nerveux ne peut pas encore appréhender son corps comme un tout. La manifestation de ce stade du miroir tient dans une scène que ceux d’entre vous qui ont élevé un enfant ont pu remarquer. L’enfant, encore largement dépendant de cet Autre maternel déjà symbolisé que j’évoquais tout à l’heure, regarde tour à tour son image dans le miroir, puis l’adulte qui le tient dans ses bras et qui authentifie son constat : oui, je te reconnais, c’est bien toi, là. Dans ce moment, avec un plaisir tout à fait saisissant, l’enfant anticipe sur sa future maturation en appréhendant son unité corporelle par l’identification à l’image du semblable. De cette dépendance à l’égard de la reconnaissance de l’autre, il restera marqué d’une question, qui ne le lâchera pas facilement : l’autre veut-il bien me reconnaître, ou pas ? Et sa demande de reconnaissance à lui, j’y consens, ou pas ? Ce qu’il fera de cette question, la manière dont il s’en débrouillera, son consentement à reconnaître ou pas l’altérité de l’autre, déterminera dans une large mesure les modalités et l’intensité de cette agressivité sans limite pour son prochain qui est une autre caractéristique de l’homme.

J’ai évoqué la dimension symbolique et la dimension imaginaire en tant qu’elles sont spécifiques de la condition humaine. Il en est une troisième, que Lacan a appelé le réel. Cela n’a rien à voir avec le sens commun de ce terme et c’est difficile a appréhender. On ne peut l’attraper que par la logique. On peut la définir comme étant ce qui échappe à la fois à toute représentation imaginaire et à toute prise dans le symbolique. D’une part, il n’y a pas de limite à l’imagination, mais il reste un écart, toujours sensible, entre la chose et sa représentation imaginaire. D’autre part, il est manifeste que tout ne peut se dire, qu’il y a de l’indicible. C’est cette part qui échappe, le réel lacanien.

Une erreur serait d’assimiler le réel à une hypothétique réalité primitive naturelle d’avant le langage, celle à laquelle on pourrait supposer qu’ont affaire les animaux. C’est là qu’est la difficulté. Le langage est en effet déjà là, il est là de toujours, il est là d’avant même la naissance où, déjà, l’enfant à naître est parlé, ses parents parlent de son être à venir. De sorte que le réel, le réel lacanien, est en soi une conséquence de la greffe du langage sur le vivant.

Vers la fin de son enseignement, Lacan considérait que ce qui fait un sujet parlant, il disait alors un parlêtre, c’est ce qui résulte du nouage, toujours singulier, qui s’opère entre ces trois dimensions, réel, symbolique et imaginaire. Dans ce nouage, ce que l’on appelle communément symptôme a sa part, c’est ce qui fait sa nécessité. C’est ce qui fait que par essence, comme le symptôme lui-même, ce nouage est unique, singulier, propre à chacun et toujours mal fichu. Parfois, il est tellement mal fichu, que cela en devient intenable et c’est ce qui amène certains à vouloir faire une psychanalyse.

Une psychanalyse, c’est donc une expérience par laquelle on apprend à se faire à l’usage du langage, à composer avec l’Autre qui se trouve toujours impliqué dans le fait que l’on parle. Je vous en ai donné une illustration lorsque j’ai indiqué, tout à l’heure, que j’avais dû animer un Autre à qui m’adresser pour pouvoir préparer cette conférence. Cet Autre que vous constituez par votre rassemblement, j’ai dû l’imaginer, puisqu’il n’était pas constitué. Mais en l’imaginant, je l’ai institué comme lieu d’adresse et ce faisant je lui ai conféré un statut symbolique. J’aurais pu l’imaginer de plusieurs façons, lui donner diverses formes, à cet Autre, qui a déterminé le style de mon intervention. Le style, c’est l’homme même disait Buffon, assertion que Lacan, qui en savait un bout sur ce que parler veut dire, a complété de la manière suivante : le style c’est l’homme, à qui l’on s’adresse. Alors cet Autre que j’ai constitué comme adresse, j’aurais pu l’imaginer très savant ou au contraire tout à fait stupide et alors mon propos aurait été fort différent. Cet Autre, je l’ai imaginé curieux, ouvert, relativement peu averti des choses de la psychanalyse et intéressé à entendre autre chose que les dénigrements habituels que propagent les médias sur la psychanalyse.

Arrivé en ce point, et comme il ne saurait y avoir une définition univoque de ce qu’est une psychanalyse en général, puisque toute psychanalyse est par excellence singulière, je vais vous présenter une petite illustration tirée de ma pratique clinique.

Il s’agit d’une jeune femme qui m’a été adressée sans ménagements par un psychiatre surbooké. La surprise s’inscrit d’emblée : “ Comment, il n’y a pas de médicaments ? Ni de feuilles de maladies ? …. ”. Très déterminée, elle se saisit pourtant de l’écoute qui lui est offerte. Elle se dit au bout du rouleau et en proie à une angoisse massive. C’est pour ça qu’elle aurait voulu des médicaments. Aînée des quatre enfants d’une famille d’agriculteurs, elle a réussi des études supérieures, maîtrise de lettre puis IUFM, tout en contribuant activement à la marche de l’exploitation et du foyer familiaux. En dépit de ses disputes fréquentes, le couple parental lui paraît un modèle de probité, de fidélité et de ténacité. Le père est décrit comme une personne pas vraiment sévère mais très exigeante et culpabilisante, passant beaucoup de temps à pester contre l’ingratitude du monde. Elle vit depuis quatre ans avec un homme qu’elle a connu alors qu’il était dépressif, qu’elle a secouru, qu’elle soutient encore et qui s’est progressivement intégré dans son environnement social et familial.

Mais depuis qu’elle a pris son premier poste d’institutrice, rien ne va plus. Elle se sent étouffée par la perspective d’une union éternisée et lassée de son rôle de consolatrice. Elle doit se faire violence pour continuer à consacrer ses congés aux travaux agricoles. Pire, elle a noué une relation semi-clandestine avec un autre homme, qu’elle qualifie de très indépendant, qui lui permet d’entrevoir la possibilité de relations moins dévorantes. Ecartelée entre son sens du devoir et des aspirations encore confuses, elle balance entre sentiment d’indignité et indignation. Elle était venue chercher des médicaments pour calmer son angoisse et pouvoir tenir. Elle quémande un conseil qui ne viendra pas non plus. A l’issue de ce premier entretien, il est convenu d’un nouveau rendez-vous trois semaines plus tard.

Elle arrive à la séance suivante détendue et volontaire. Elle dit peiner pour retrouver la logique de l’enfermement où elle était confinée ; pour un peu elle pourrait en rire. En effet, dans l’intervalle, elle a rompu avec son ami, résisté à ses menaces de suicide ainsi qu’aux pressions insistantes de son entourage, décidé d’officialiser sa nouvelle liaison et longuement parlé de son passé et de ses projets avec ses parents. Elle s’étonne de l’allégement qu’elle éprouve, de la tendresse retrouvée pour ses parents, du sentiment inédit d’être devenue capable de trouver ce qu’elle pense être “ la bonne distance ” avec son nouveau partenaire et de s’orienter dans la vie sans décider en fonction de l’intérêt supposé des autres. Tout cela, elle veut le mettre à l’épreuve avant d’envisager de revenir.

J’ai choisi ce fragment pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il vient contredire les poncifs habituels des détracteurs de la psychanalyse. Tout de même, en matière d’efficacité, en deux séances, cela paraît difficile de faire mieux. Je l’ai choisi aussi parce qu’il vient bien illustrer la subversion induite par le cadre analytique. C’est la neutralité de cet Autre indéterminé qu’est venu incarner l’analyste qui a radicalement subverti le système de l’Autre auquel cette femme avait affaire dans son milieu familial. C’est dans ce moment que s’est produit, si vite dans ce cas, ce petit miracle qui consiste à être entendu au delà de ce que l’on échoue à dire et à soutenir.

Il s’agit bien sûr d’une sortie thérapeutique et cette jeune femme le dit très bien. Elle ne comprend pas ce qui s’est passé comme elle ne comprend pas, dans l’après-coup, comment elle avait bien pu ainsi se laisser enfermer. Elle a pu reconnaître son désir et l’assumer en sortant de son assujettissement à un Autre bien exigeant. Elle veut en faire l’épreuve et sa position est tout à fait recevable. Rien ne permet pour autant de supposer qu’elle ne s’y retrouvera pas prise à nouveau. Mais rien ne permet non plus de prédire le contraire. Cela dépendra essentiellement des aléas de son existence.

Il en est toujours ainsi et pour chacun : dès lors que l’on se met à parler, un Autre, qui est l’Autre du langage, est mis en jeu sans qu’il ait de lien évident avec la personne à laquelle on s’adresse. Cet Autre, il peut être bien ou malveillant, gentil et étouffant ou bien cruel et exigeant, par exemple. Faire une analyse, cela revient à élucider ce qu’il en est de mon rapport à l’Autre, à cet Autre qui s’est constitué tout au long de l’apprentissage de mon métier d’homme, au gré des bonnes et des mauvaises rencontres. Ce que faire une psychanalyse enseigne, c’est que la figure si souvent grimaçante, écrasante, totalitaire, voire terrorisante sous laquelle cet Autre se présente n’est rien de plus qu’un épouvantail que j’anime à mes dépens et à mon insu. Je peux en plaquer la figure sur toutes sortes de personnages, mon professeur, mon confesseur, mon directeur, mon président, etc. Mais ce n’est qu’à mettre en jeu cet Autre dans une psychanalyse que j’arriverai à élucider l’affaire et produire un savoir, un savoir essentiel, qui est toujours singulier, qui ne peut être que produit par chacun, au un par un, et qui peut se résumer en ceci : cet Autre auquel j’ai à faire est fondamentalement inconsistant, il est troué, il ne tient pas. Là est le secret mais aussi la voie de sortie de cette servitude volontaire dont La Boétie faisait le constat étonné au XVI° siècle.

Vous comprendrez dès lors et quelle que soit leur nature, politique, économique, religieuse ou autre, le peu d’appétence des appareils de pouvoir pour la psychanalyse et les raisons qui les amènent à lâcher leurs chiens contre sa pratique.

Je disais avoir choisi de faire de l’adresse de mon propos un Autre curieux, ouvert et relativement peu averti des choses de la psychanalyse. Notez bien qu’il s’agit d’un parti pris, d’un choix tout à fait arbitraire. Si pour pouvoir vous parler, il n’y avait pas moyen de faire autrement que de donner un peu de consistance à l’Autre, c’est bien d’en avoir affronté l’inconsistance radicale, dans ma propre analyse, qui me permet la latitude de ce choix.

Qu’il soit roi ou serf, le sujet analysé sait que le roi est toujours nu, sans pour autant qu’il ait à le clamer. Il sait ce que sont les semblants, il en connaît l’incontournable nécessité pour que subsiste un lien social, il consent à s’en faire la dupe, mais en connaissance de cause. Accéder à ce jeu dans le rapport à l’Autre, au sens que le mot jeu prend en mécanique, ne se fait pas sans revisiter, pour les assumer, les différentes facettes de la perte qu’implique l’entrée dans l’ordre du langage. C’est en ce sens que je me suis hasardé à faire une homologie entre le processus biologique par lequel le maturation de l’individu, l’ontogenèse, récapitule les différentes phases de l’évolution de l’espèce, la phylogenèse, en l’appliquant à cette greffe du langage sur le vivant qui caractérise l’espèce humaine.

Pour terminer, je vais commenter un autre fragment clinique. Il présente beaucoup de similitudes avec celui que je viens d’évoquer. Il lui est également tout à fait opposé. Il s’agit du rêve d’un homme, survenu après deux analyses successives de dix ans chacune. Vingt ans d’analyse, trois séances par semaine, ça n’est pas rien. Là aussi, mon voisin ne manquerait pas de dire que pour s’astreindre à ça, faut bien être fada. Personne n’y est tenu, notez bien, quiconque s’engage dans une psychanalyse peut bien faire le choix de la jeune fille de tout à l’heure et prendre son envol dès que l’allègement symptomatique lui paraît suffisant. Mais, bon, celui là, il a voulu aller jusqu’au bout. Voilà donc le rêve en question :

Le rêveur marche paisiblement en compagnie de son père dans une lande. Son père est vieux, il lui donne le bras. Le sentier conduit à une faille sans fond qui barre le paysage des deux côtés, à l’infini. Deux structures étroites, parallèles au bord de la faille, divisent sa largeur en trois parties. Le rêveur veut aller au delà. Premier temps : il abandonne son père et se saisit d’une planche trouvée là, la jette sur le premier intervalle, qu’il franchit. En équilibre sur le premier support, il retire la planche et la place sur le second intervalle qu’il traverse à son tour. Deuxième étape. Pour la troisième étape, il recommence l’opération afin de franchir le dernier intervalle, mais alors qu’il est engagé, la planche glisse et c’est en courrant littéralement dans le vide qu’il parvient en un instant, de l’autre côté de la faille. Là, il ne découvre rien de particulier. Juste un départ de sentier, qu’il suit, et qui le ramène, au terme du cheminement de ce quatrième temps, aux côtés de son père.

Les deux premiers franchissements figurent les deux tranches d’analyse successives qui ont déterminé le contexte du rêve. C’est dans ce contexte que se situe le pas suivant, le troisième du rêve. Deux caractéristiques le distinguent des précédents. Il y a d’abord sa temporalité : les deux premiers franchissements ont une durée sensible alors que celui de la course dans le vide est un temps sans épaisseur ni pensée. Il y a le fait que, dans l’opération, un objet – que la planche vient figurer – se perd, un objet que le rêveur n’avait pas avec lui mais qu’il avait trouvé là. Il y a aussi qu’il y a une séparation, une coupure sans retour d’avec l’Autre, figuré ici par le père – mais qui est aussi bien l’analyste – la chute de la planche interdisant toute retraite, c’est à dire tout retour et donc tout recours à l’Autre. Le rêveur arrive alors à la dernière étape, celle du retour vers le père. A la différence de celle qui précède, elle a une durée et comporte un travail, assimilable au temps et au travail nécessaires à la séparation d’avec l’analyste et l’assomption de la perte de l’objet qui en est le corrélat.

Au terme de ce parcours et de sa figuration topologique dans le rêve, le franchissement d’une discontinuité s’est opéré, l’analysant est revenu à son point de départ, mais pour lui, rien ne sera plus jamais comme avant. Ce rêve a marqué la fin d’une psychanalyse. De cette psychanalyse là.

Finalement, pour la jeune femme comme pour cet homme, une analyse a produit un changement dans leur rapport à l’Autre, cet Autre qui est avant tout l’Autre du langage. L’Autre aux exigences étouffantes de la première s’est éclipsé subitement pour prendre une figure plus apaisée mais l’analysante n’y a vu que du feu. Le deuxième en revanche a poursuivi. Il a eu à la fois la ténacité et la hardiesse requises pour faire et refaire le pas, celui de se séparer de l’Autre en s’affrontant au fait que cet Autre est inconsistant, qu’il est troué, que le recours qu’on peut en attendre est vain. Bref, qu’il y a le réel, celui dont rien ne peut ni s’imaginer ni se dire.