Qu’est-ce qu’une mère ? Dire oui à l’avènement d’un nouveau vivant

6 octobre 2010

Séminaire Alençon : Qu’est-ce qu’une mère ?

Je continue donc cette année ce séminaire avec la participation de ceux qui m’ont fait l’amitié de répondre à mon invitation pour l’enrichir par leurs interventions : Emmanuel Lehoux, en tout premier, que vous connaissez bien puisque depuis le début il y a eu une part très active , non seulement dans les interventions qu’il y fait mais aussi par les échanges ,qui depuis de nombreuses années, se sont instaurés entre nous bien avant l’ouverture de ce séminaire et maintenant hors de la tenue de celui-ci. Dans ces temps nous interrogeons la clinique à la lumière des concepts psychanalytiques de ceux dont nous reconnaissons qu’ils sont nos pères, Freud en tout premier et Lacan dont l’association de psychanalyse à laquelle nous appartenons a accolé le nom. Temps aussi où nous inventons à la lumière de notre clinique, ou le « notre » est à entendre aussi bien dans cette clinique singulière qui est celle des sujets que nous sommes que celle de nos analysants qui nous enseignent. Avec beaucoup de patience, soutenu par l’amitié qui nous lie et notre intérêt commun pour la psychanalyse, il écoute, commente, interroge, éclaire mes élucubrations et réciproquement.

Ce que j’énonce ici pour lui est vrai aussi pour d’autres avec qui je travaille à faire avancer cette « œuvre humaine » qu’est la psychanalyse et dont il n’est pas vain de répéter encore, au risque de me redire et de rabâcher, qu’elle se présente aujourd’hui comme une œuvre de salut public, disons de salut pour le vivant de l’humain. Elle est la seule en effet à tenir un autre discours que ceux qui gouvernent notre monde, en particulier dans ces lieux où le mal être de l’homme s’expose et qui pour nombre d’entre vous sont aussi vos lieux de travail et où sa place est aujourd’hui très menacée .J’en profite pour remercier très chaleureusement le docteur Messaoud par l’intermédiaire de qui ce séminaire peut se tenir dans un de ces lieux, nommé Centre psychothérapique de l’Orne aujourd’hui, hôpital psychiatrique hier, asile il y a bien longtemps. Face au discours actuel marqué du sceau mortifère de la seule rentabilité au nom d’un capitaliste débridé que rien ne semble pouvoir arrêter même ses grandes crises et qui s’arme de haine pour assurer ses bases au risque de faire périr la civilisation qu’il entend soutenir, la psychanalyse offre aux sujets ce luxe inestimable, condition de la survie de l’humain, celle de pouvoir prendre la parole et de se faire entendre. Quelque soit le mode dont ce sujet humain est assujetti à la structure, celle du langage, déployant son symptôme dans un registre névrotique, pervers ou psychotique, elle accueille sa parole au lieu de la faire taire .Comme je vous l’ai déjà dit, elle tente de lui permettre de s’inventer une solution, de « bricoler » un symptôme ou de « savoir y faire » avec celui qu’il s’est lui-même bricolé sans trop de pathos associé. Avec celui-ci il pourra composer avec son mode d’assujettissement sans s’exclure de la communautés des hommes et non devenir ce que le discours capitaliste voudrait qu’il soit : un objet pour un maitre invisible qui se cache sur la place du marché aux esclaves qui lui produisent l’objet humain tel qu’il doit être pour assouvir sa jouissance. Si cet objet humain ne fait pas l’affaire il devient un objet de haine qu’on jette, qu’on expulse. Nos vacances, déjà lointaines, n’ont-elles pas été un peu perturbées par des manœuvres de ce genre au nom d’une politique sécuritaire ? Entre l’esclave que l’on doit être armé du savoir adéquat pour produire l’objet qui convient au maitre dont on ignore le nom ou bien l’objet produit pour la jouissance de celui-ci, le discours capitaliste ne nous laisse pas d’autre choix sinon d’être soi même celui qui jouit à en crever, ayant perdu son identité subjective et tout désir dans l’affaire, de quoi déprimer effectivement.

Donc, pour revenir à ce que je vous disais de mes échanges avec Emmanuel en tout premier, je voulais avant de me lancer dans ce que je voudrai élaborer cette année soutenir aussi qu’une œuvre humaine se fait, se construit avec d’autres et que cela ne se résume pas à un seul autre sinon à prendre le risque qui serait celui de délirer à deux, ce ne serait pas une nouveauté. On peut même délirer à plus que deux pourquoi pas, mais le nombre cependant reste deux. Il y a l’un du départ et les autres qui se rangent derrière, comme un seul homme dit-on dans ce cas à juste titre, ce qui fait bien deux, même s’il a foule à se ranger derrière l’un de départ. Mais déjà à trois cela s’annoncent plus difficile voire impossible puisqu’on le sait le troisième est celui par qui la zizanie arrive dans le couple. Je pourrai déblatérer la dessus encore un petit moment mais je passe pour tenter d’éviter l’ornière qui m’est familière de la digression où pourrait s’ouvrir la question qui surgit : délirer à deux est-ce être deux ? Sans doute non car pour être deux il faut être différent, ne pas être semblable, au moins pas entièrement.

J’ai donc invité aussi cette année deux autres personnes qui travaillent aussi en couple dans un groupe de travail qu’elles animent à Paris et qu’elles ont intitulé « les risques de l’enfance » : Patricia Léon et Laure Thibaudeau . Elles ont dit oui sans hésitation à mon invitation de venir ensemble partager avec nous les fruits de leur travail. Je ne le connais pas, si ce n’est par le contenu de l’argument qui le présente et qui fait écho à celui que j’ai ouvert ici en le prenant sous un autre angle que le mien, celui de l’enfant et non de la mère. Mais il est difficile de parler de l’un sans parler de l’autre, vous en conviendrez .Un enfant ne tombe pas du ciel, une femme dite mère est toujours mêlée à l’affaire même si cet enfant peut-être vécu par elle comme un cadeau qui lui vient du ciel ou inversement comme une charge à supporter en punition d’une faute dont elle ignore ce qu’elle est. « Qu’est ce que j’ai fait au bon Dieu … ». Donc leurs questions et avancées et les nôtres ont beaucoup de chance de s’éclairer mutuellement, de se recouper, voire, pourquoi pas, d’introduire de la zizanie dans ce séminaire que je vivrais ici dans le sens positif d’une remise au travail d’une question, connaissant la bienveillance de l’une et de l’autre.

Mais j’ajouterai cependant que face à ce que j’avance je suis seule, je suis seule car ce que j’ énonce de mon élaboration, m’ appuyant non seulement sur les dires de mes pères et /ou pairs mais aussi sur mon expérience d’analysante et d’analyste, c’est moi qui le dis et pas une ou un autre et je suis seule à assumer les conséquences de cet acte de dire même s’il m’ arrive plus souvent qu’ à mon tour de trembler de dire ce que l’ on appelle des conneries que d’ aucuns, armés d’ une bienveillance douteuse, pourraient se régaler de les relever pour dire mon incompétence. Mais l’incompétence étant une maladie qui frappe tout humain qui consent à être sujet du langage, il n’y a pas de raison que j’y échappe si ce n’est entièrement du moins partiellement. La solitude dont je parle n’est donc pas faite de certitudes qui me tomberaient du ciel sous la forme d’une révélation dont je serais l’unique détentrice et qui n’aurait besoin de personne sinon d’une foule pour faire un avec moi pour tenir, c’est une solitude accompagnée par ceux qui prennent aussi le risque de dire en leur nom. Compagnonnage donc en particulier avec ceux et celles que j’ai invité et qui ont accepté de prendre la parole dans ce séminaire mais aussi compagnonnage avec vous ici présents dont l’expérience des deux années passées m’a montré que vous n’hésitez pas à le faire.

Par ailleurs j’ai aussi invité à Alençon hors de ce séminaire, un autre de mes précieux compagnons de route, Jacques Podlejski de Marseille pour qu’il vienne parler à qui voudra l’entendre et éclairer cette question : « Qu’est-ce qu’une psychanalyse ? ». Est-il besoin de vous dire mes motivations face au déchainement actuel de la passion haineuse dont la psychanalyse fait l’objet par le biais aujourd’hui de l’attaque immonde de son inventeur, Freud. Elle se dit aujourd’hui par la voix d’un ressortissant de notre région qui confond idole et père et se fait sourd à toute conceptualisation qui ne serait pas dogmatique, c’est à dire détentrice d’une vérité absolue, tentant de débiliser sur le sujet ceux qui ne demandent que ça ? L’amour déçu pour un autre pris pour un Dieu tout sachant qui inscrit ici l’amour dans le registre de la passion s’inverse alors en haine dont on sait qu’elle rend débile même les plus brillants et entraine dans son sillage ceux pour qui penser semble trop fatiguant. Conforme aussi à notre temps comme réponse au discours capitaliste dont Lacan a donné les coordonnés et que je nomme quant à moi aussi discours de l’ignorance (discours du maitre avec l’inversion de S barré et S1).

Je vais saisir l’occasion que je me donne de tenter de vous redonner rapidement aujourd’hui quelques repères dans ce que j’ai appelé les discours de jouissance qui fondent les passions humaines : l’amour, la haine, l’ignorance et la science-connaissance, dont l’écriture découle des 4 discours qui font lien social écrit par Lacan. Pour vous éclairer, mieux que je ne saurais le faire, sur la façon d’utiliser ce très précieux outil forgé par Lacan pour transmettre et dont je me servirai, vous lirez, si ce n’est déjà fait, dans le remarquable ouvrage de Pierre Bruno dont je vous avais signalé la sortie en mai « Lacan passeur de Marx, la fabrique » les chapitres consacrés au discours capitaliste dont il a avec humour intitulé le premier UMHA et non « l’ huma ». Discours universitaire, du maître, de l’hystérique, de l’analyste et discours capitaliste qui s’écrit à partir du discours du maitre par l’inversion de S barré et de S1qui est le seul discours de jouissance dont Lacan a donné l’écriture, les trois autres je les ai déduits de son enseignement à partir des trois autres discours.

Donc dans le discours capitaliste rebaptisé par moi de façon plus générique discours de l’ignorance, le sujet(S barré), qui est toujours sujet de l’inconscient comme sujet supposé au savoir, est mis sur la scène en étant radicalement séparé du savoir (S2 savoir de l’esclave) qui serait celui de son inconscient. Donc pas dans ce discours de sujet supposé savoir. Il s’inscrit dans une volonté féroce de ne rien vouloir savoir de l’inconscient d’ où la passion de l’ignorance que met en jeu ce discours de jouissance comme identique structurellement à ce que met en jeu le discours capitaliste. Il serait d’ ailleurs peut être plus juste de le nommer discours de l’ignorant ou du capitaliste comme les autres discours de jouissance : discours de l’amoureux (discours de l’amour inversion du S2 et a du DA), du haineux (discours de la haine, inversion du S1 et S2 du DU) et du connaisseur (discours de la science, inversion du a et S barré du DH), ce dans le registre des passions.

voir PDF ; les discours

Rappelons que ce discours de jouissance, celui du capitaliste, n’est pas le fait de quelques uns, comme les autres d’ ailleurs, mais trouve son logis dans le cœur de chaque parlêtre et ajoutons depuis la nuit des temps ce qui n’est donc pas d’ hier et à notre corps défendant nous sommes complice de la possibilité de sa mise en acte. Mais rappelons aussi qu’il y a une différence entre un discours et sa mise en acte. Ce n’est pas tout à fait pareil de vouloir ignorer pour jouir de l’objet (a flèche S barré) que d’organiser l’ignorance pour imposer sa jouissance, mais sans ce féroce vouloir ignorer l’organisation de l’ignorance serait impossible n’ayant pas de répondant. De même ce n’est pas pareil de dire qu’on hait assez quelqu’un pour vouloir le faire disparaitre que d’organiser son meurtre. Je dirai pour reprendre des repérages lacaniens que les discours de jouissance relèvent, chacun de façon différente, de l’ acting- out soit de la mise sur la scène de ce qui était refoulé, de ce qu’il était interdit d’ y faire paraitre pour rendre possible le lien social entre humains, mais ce n’est qu’une mise en scène des passions humaines, du théâtre en quelque sorte. Et nous sommes encore malgré tout, mais pas toujours, dans une société où le théâtre fait maintenant culture .Qu’ on le veuille ou non, nous sommes tous convier à monter sur la scène d’une façon ou d’une autre, bien difficile de s’y soustraire. Par contre la mise en acte de ces discours relève lui du passage à l’acte, il ne s’agit plus ici de théâtre, on sort ici de la scène, versant alors du côté de l’obscène et tout lien social est alors rompu rayant de la carte la notion même de culture.

Donc le capitalisme tel qu’il sévit actuellement, sans garde-fou du fait de sa mondialisation, et de la virtualisation du capital met dans l’impuissance ce qu’il reste d’Etat de part le monde sinon à se mettre à son service. Il est une mise en acte du discours dont il se soutient, nous entrainant dans une jouissance mortifère sans l’ombre d’un semblant. Mettre des garde-fous consiste à ne pas faire sauter les barres entre S2 et a et/ou S barré et S1, c’est là à la réflexion là que je mettrai les « garde-fou » en question. C’est là qu’il faudrait peut-être situer « les comités d’éthiques » qui avaient, il y a déjà plus d’une dizaine d’années, fait l’objet d’un séminaire de Jacques Alain Miller avec Eric Laurent. Je pêche là dans mes souvenirs. Mais la multiplication des « comités d’éthiques » qu’ils relevaient à l’époque, fort justement, n’arrête rien du tout car le discours capitaliste et son enfant le capitalisme, n’est pas immoral, il est amoral. Ce qu’il en est du bien ou du mal pour le dire autrement ne le concerne pas, il y est radicalement étranger de structure. On peut bien sur le dire « menteur », comme les autres d’ ailleurs, dans le sens où il ne tient pas ses promesses mais quand il les tient c’est encore pire ! Vouloir le moraliser est un leurre si on ne consent pas à remettre en fonction le discours du maitre, qui est aussi celui de l’inconscient et thèse qui est chère à Marie-Jean Sauret, et que je partage, qui est aussi celui du politique dans le sens noble et large du terme qui disparait de notre horizon. Ceci a comme conséquences aujourd’hui qu’on légifère sur tout et n’importe quoi, du port du voile à la façon de se maintenir en bonne santé et j’en passe sans oublier bien sûr la loi sur l’usage du titre de psychothérapeute pour soigner sa psyché sans risque d’être autre chose que des esclaves bien portants. Ceci crée ce que j’appellerai un « sur-moi d’artifice » où finalement quoiqu’ on fasse on finit toujours par être hors la loi d’une façon où d’une autre, désigné alors comme empêcheur de tourner en rond de ce discours et férocement coupable de l’être si on tente d’y répondre. Et le politique étant absent de la scène ce qui y fait retour c’est la force policière pour tenter de faire appliquer des lois dont le capitalisme n’a strictement rien à faire sinon à s’en servir pour continuer de prospérer. Les issues en réponse à ce discours qui fait disparaitre le maitre (S1), « le masque », (cf. Pierre Bruno, Lacan, passeur de Marx) sont les autres discours de jouissance qui mettent en jeu les autres passions : ceux de la science-connaissance qui fait disparaitre le sujet du désir, de l’amour qui fait disparaitre l’objet qui cause le désir via les phénomènes sectaires, et la haine qui fait disparaitre le savoir. Destructrice elle balaye tout sur son passage, via la barbarie. Plus question aujourd’hui d’avoir des maîtres, ni de désirer, c’est à dire de consentir à être castré, il nous faut jouir, quels que soient les moyens à mettre en œuvre par les déçus du discours capitaliste ou du capitalisme lui-même qui en met réellement nombre sur la touche et l’on sait que la haine est un lien plus solide que l’amour, en attendant que la science prenne le relais qui fera définitivement disparaitre le sujet, ce qui est déjà en route de façon inquiétante.

Ce n’est pas dans ces registres qu’une psychanalyse opère, en tout cas tel que nous en soutenons les objectifs dans notre association et dans nombre qui nous sont proches. Comme toute pratique elle peut avoir ses déviances dont le risque est de la faire tomber toute chaude dans les bras ouvert des autres discours de la passion en réponse au totalitarisme tyrannique du discours capitaliste qui sévit actuellement, la condamnant à mort à brève échéance, si ce n’est dans les bras du discours capitalisme lui-même comme c’est quasiment le cas dans les pays nord américains où elle serait moribonde s’ils n’ y avait pas des ilots de résistance. Minuscule petits ilots où il faut un désir bien assuré aux quelques uns qui tente de résister « au rouleau compresseur » qu’est le capitaliste comme nous le disait il y a déjà plusieurs années Annick Passelande qui à Montréal a cependant ouvert cette année un séminaire de psychanalyse et ne baisse pas les bras. La question peut aussi se poser de savoir si la psychanalyse n’y a jamais eu sa place, étant née à un moment de l’histoire où le capitalisme triomphant y sévissait et subissait déjà, quelques années après, sa première crise et s’en est remis ! Les psychothérapies tous azimuts dont se réclament nombres de patriciens dans ces pays et qui nous arrivent en force, relèvent du coaching c’est à dire de la suggestion et n’ont rien à voir avec la psychanalyse, même si elles prennent le nom de psychanalytiques, pour les autres n’en parlons pas.

Après cette introduction, un peu vive, j’y consens, je vais donc commencer à entrer dans mon sujet et poursuivre mon élaboration. Mais la question des passions en jeu dans les discours de jouissance que je viens d’évoquer est centrale. Car si elles sont au cœur de l’homme et il faut bien qu’elles y soient sinon on ne voit pas comment tout cela serait possible comme fait de société, d’ où s’originent-elles pour chaque humain pris un par un ?

En mai dernier je vous ai donc laissés avec la fameuse Médée d’Euripide vous annonçant que je poursuivrai cette nouvelle saison avec ce que je ne vous avais pas dit de ce que j’avais préparé pour ce dernier séminaire. Les annonces, comme les bonnes résolutions, ont une particularité, voire une fonction, jamais démentie, celle de ne pas être tenues, du moins telles quelles. Donc je ne vous dirai pas ce que j’avais écrit, non pas pour vous en priver parce que vous auriez été méchants, mais parce que le réchauffé ce n’est pas stimulant pour se remettre au travail. Or je voudrai mettre au travail une question qui me travaille depuis longtemps, qui n’est pas étrangère à la Médée d’ Euripide dont je me ressaisirai donc pour poser les données de ma question, qui est celle de la pré-nomination et de la nomination. Cela peut paraître très mignon pré- nomination et nomination après ce que je viens de vous raconter mais pas autant que cela en a l’air. Car n’est-ce pas à partir de la prise ou non du vivant humain par le signifiant que les passions se déchainent ? On n’a jamais vu des animaux armés d’une quelconque passion. Je vous ai présenté là c’est vrai les passions sous un jour très négatif mais elles sont aussi à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler le progrès pour le pire et le meilleur donc, en sachant que le meilleur à toujours une pente à virer au pire. La réciproque est-elle vraie ? Il y en a qui le soutienne.

La « prénomination » donc, aussi bien écrit en deux mots, comme je le ferrai, qu’en un seul, est un mot qui, à ma surprise, n’existe pas dans le dictionnaire (Grand Robert) si la nomination comme « action » de nommer bien sûr y figure et si par ailleurs le verbe prénommer y figure aussi qui signifie « appeler d’un prénom ». Pourtant le signifiant prénomination est d’un usage courant et signifie pour tout un chacun l’action de donner un prénom à un enfant qui vient de naitre voire très très souvent alors qu’il est encore en gestation dans le ventre d’une femme et parfois même avant qu’il soit conçu. On ne dit jamais par exemple qu’on prénomme un chat ou un chien. Le verbe prénommer et l’action qui y correspondrait, la prénomination, sont exclusivement réservés pour un vivant humain nouveau-né qui en est le destinataire. C’est un premier repérage. Alors l’inexistence dans nos dictionnaires du signifiant prénomination supposerait-elle que la dimension de « l’action » définit comme « le fait d’avoir des effets, de modifier des objets ou des personnes par son existence, sa présence, son fonctionnement.. »(Grand Robert) ne serait pas en jeu dans le fait d’appeler d’un prénom ? Non sans doute puisqu’ appeler suppose aussi une action qui est d’ « inviter formellement quelqu’un à venir, à aller quelque part, à faire quelque chose ». Invitation que le quelqu’un en question peut ou non entendre, comprendre ou vouloir y répondre. Mais cependant et ce sera une question, être prénommé est-il pour tout humain un appel ? Sans doute non aussi quand cela ne relève que d’une simple formalité administrative par exemple.

Si on se réfère à ce qui est en usage dans nos sociétés occidentales, chaque citoyen, confirmé ou en herbe, est affublé de deux noms propres, un prénom et d’un nom de famille. Quel que soit le mode dont cela se joue ailleurs pour repérer un humain parmi les autres il y a toujours du deux dans sa nomination, dans le fait qu’il soit représenté par un signifiant comprenant deux noms propres. Sans ce deux on patauge, on peut faire des confusions que cela soit du côté de l’omission du prénom que du nom de famille. Bien que cela puisse sans doute être très intéressant, mon sujet n’est donc pas de disserter sur la modalité de ce deux suivant les différents pays ou civilisations mais juste de constater qu’elle existe comme un minimum requis pour distinguer un citoyen d’un autre. Parmi ces deux noms propres de la nomination d’ un citoyen, c’est à dire d’un humain qui appartient à une cité, que l’on étendra comme constituant l’ensemble des humains, la cité humaine, l’un se réfère toujours au père mais c’ est toujours en deuxième qu’il figure. Quant au premier, dit aussi « le petit nom », où prend-t-il sa source en dehors des us et coutumes familiales voire culturelles, ce sera une question ?

Par ailleurs on pourra repérer, en référence à nos coutumes occidentales, que pour une femme si elle est appelé à changer de nom de famille quand elle se marie, en terme de noms propres elle ne perd pas tout, elle en garde un, son prénom. Par le biais des femmes, le prénom s’affiche donc ici comme ce qui ne se perd pas pour un humain dans le jeu des alliances et de la nomination. Mais faut-il en conclure pour autant que nommer quelqu’un par son prénom, comme j’ai le souvenir de l’avoir entendu dire, c’est le féminiser, en particulier bien sûr quand il s’agirait d’un homme ? Le « féminiser » en question était là à entendre de façon négative comme ravalement de la nomination valant quasiment d’injure si mes souvenirs sont bons. Je trouve, quant à moi, que le dire ainsi cela fait un court-circuit dans le montage de la nomination et ce qui est grillé dans l’affaire, disons le tout de suite, c’est la fonction de la mère dans la nomination et cela rend de fait impossible la lecture des passions humaines en terme de discours en particulier celui de l’amour et de la haine. Donc le moins que je puisse dire c’est que je n’adhère pas à une conclusion qui serait formulée de la sorte et qui supposerait en dernier ressort qu’il y ait rapport sexuel. Si c’ est tout à fait repérable, c’ est vrai, que les femmes sont plus souvent prénommés que les hommes et prénomment plus volontiers que ceux-ci en faisant abstraction du nom de famille, entre elles en particulier, on repèrera aussi que dans le discours amoureux entre un homme et une femme ou au sujet d’un homme ou d’une femme aimés, c’ est toujours avec son prénom ou surnom ( j’ en dirai aussi quelque chose ) que l’autre est évoqué, sauf de très rares exceptions qui peuvent interroger. Ne pourrait-on pas dire que cette plus grande facilité qu’ont les femmes de prénommer voire de surnommer serait en lien avec leur rapport moins distancié avec l’amour que les hommes ? Je le dirais plus volontiers que l’hypothétique féminisation de la prénomination, avec le « oui mais.. » qui suivra.

Donc le prénom serait ce qui ne se perd pas. On pourrait dire que c’est un signifiant qui colle à la peau du parlêtre que nous sommes ou plus justement un signifiant qui, pour un sujet humain, lui fait peau. Et je m’autoriserais à jouer avec le signifiant, puisque notre langue s’y prête, en effet on peut dire qu’il y a manque de pot quand il y a manque de peau. On pourra alors décliner toute la clinique du manque de pot, du pas de veine, pas de chance quand ce signifiant qui fait la peau du sujet ne remplit pas sa fonction voire fait défaut. Mais ici encore la langue française vole à mon secours car faire la peau c’est aussi faire disparaitre en dehors de la valeur de contenant que la peau peut avoir où la haine rentre alors en scène. Donc, voici le « oui mais.. » promis, si comme je l’avançais les femmes ont peut-être moins de distance avec l’amour que les hommes peut-être en ont-elles aussi moins avec la haine. Si comme je tenterai de le soutenir l’amour est engagé dans la pré-nomination, la haine n’en est pas aussi exclue car elle a comme effet de vider l’humain de sa substance, de sa chair et de le priver de sa jouissance, en le rangeant sous un signifiant .Ce qui reste de jouissance, d’un certain réel de jouissance de la chair n’est pas vers la jouissance féminine que cela nous oriente justement ? Et on pourrait ajouter que les si les femmes on peut les aimer passionnément on peut les haïr de même mais n’est-ce pas alors la question de la mère qui est engagée dans l’affaire ?

Par ailleurs j’ai fait le choix, pour plusieurs raisons, d’écrire pré-nomination en détachant le suffixe pré, comme il serait bien venu de le faire pour le prénom en l’écrivant pré-nom. La première raison est de donner un peu de distance à la pré-nomination d’avec le prénom même s’il en sera bien sûr question et qu’il est en prise directe avec le « Qu’est qu’une mère ? » qui fait l’objet de ce séminaire. Mais le pré-nom en question peut ne rien avoir à faire avec le prénom de l’état civil pour un sujet qui n’est en dernier ressort qu’un paradigme de ce dont il va s’agir ici. La deuxième raison c’est pour introduire une temporalité dans l’action de nommer, où le suffixe pré vient marquer la place d’une nomination qui serait première dont je tenterai de dégager la fonction dans l’économie subjective des passions. Quand je dis « passion » il ne faut pas confondre avec l’intérêt, même soutenu, que l’on peut avoir pour quelque chose. Par exemple, l’absence d’intérêt pour quoique ce soit ou qui touche parfois un seul domaine bien répertorié, qui entraine une débilité subjective dans celui-ci chez un sujet qui par ailleurs ne l’est pas, ou parfois généralisée pour d’autres, met en jeu une passion la haine pour ne pas la citer et à l’inverse la passion amoureuse met en jeu un désintérêt total qui touche l’objet (a) qui entraîne ce que l’on pourrait appelé une débilité fantasmatique. L’idée est quand même d’en sortir de cette scène des passions sans se sortir soi même de la scène du monde mais au contraire de pouvoir y faire son entrée en y trouvant une place. Le chemin de la sortie de la scène des passions, que celles ci soient jugées positives ou négatives, mais toujours marquées du sceau du ravage, n’est-il pas celui du désir qui induit la castration ? Mais si la castration passe par l’entrée en fonction du père, celui –ci ne peut-il s’avérer tout aussi ravageant quand la mère n’a pas trouvé sa place auparavant ? Voilà les grandes lignes de ce que j’ai dans la tête à l’ouverture de ce séminaire.

Alors puisque j’ai parlé de ravage nous pouvons maintenant à nouveau évoquer la Médée d’ Euripide. Pour celle-ci le ravage de sa passion amoureuse pour un homme, Jason, lui a fait dans un premier temps renier son père, qu’elle dit être son « père bien aimé » dans ses lamentations redites par la nourrice de ses enfants au début de la pièce, mais aussi tuer son frère en le découpant en morceaux et l’oncle de Jason usurpateur de son trône en le faisant, à leur insu, empoisonner par ses filles. Cette passion amoureuse sans bornes vire en haine absolue quand il la laisse tomber pour une autre. Elle la rend sourde à tout discours de la raison, bornée pourrions nous dire, débile. Mais c’est là le paradoxe cette haine, marquée du sceau de la fureur lui donne une extrême lucidité. Fureur lucide pourrions nous dire. Elle se retourne d’abord contre elle au début de la pièce où elle pense mettre fin à ses jours et se solde en final par un massacre, celui de sa rivale et de son père suivi de celui de ses enfants. Nous ne sommes pas là face à un mouvement de colère où il y aurait eu un désastreux dérapage d’un sujet débordé par ses émotions et effondré devant l’ acte qu’il a commis , un tel acte nous pourrions à la limite le comprendre sans pour autant le justifier. Mais nous sommes là face à ce que je viens d’appeler une fureur lucide où tout est pensé, organisé et c’est cela qui nous saisi et nous laisse sans voix et nous fait détourner le regard d’une Médée qui personnifie la folie absolue. Je n’en dirai pas plus ce soir sur Médée mais vous reparlerez d’elle la prochaine fois .Car je vais faire un détour qui est loin d’être ici une digression mais qui est dans le plus grand rapport avec elle, ce qui vous apparaîtra peut-être.

Je prépare actuellement avec Anne Volumard le prochain Midi-Minuit des écrits de psychanalyse de l’APJL. Parmi tous les ouvrages récents qui nous ont été proposés par le membres de cette association pour y figurer, il y a celui de ce très grand écrivain hongrois, dont le génie littéraire, et Dieu sait qu’il en a, fut couronné par le prix Nobel de littérature en 2002, Imre Kertesz, il s’intitule : « L’holocauste comme culture ». Cet auteur étant passé à la trappe de mon ignorance j’ai profité de mes vacances pour pallier cela et lire une partie de ses ouvrages, traduit en français bien sûr. Ignorante du hongrois, je ne peux donc pas dire si la traduction trahie le texte mais elle laisse en tout cas passer le génie littéraire de l’auteur. Je dois dire que si l’émotion a été au rendez vous dans un premier temps, me ramenant au temps qui a fondé ma propre histoire, dans un deuxième temps c’est un immense malaise qui m’a envahi, plombant. J’invoquerai plusieurs raisons : l’une en lien avec le réel de l’holocauste où se pose la question du pourquoi, du comment cela a-t-il été possible et qui met en jeu quelque chose qui nous dépasse ouvrant à la possibilité de ce que j’appellerais une « transcendance négative » en lien avec ce qui gît au cœur de l’humain, la haine et l’autre en lien avec la subjectivité de l’auteur lui même.

M’est revenu au fil de la préparation de ce travail ce qu’a soutenu Lacan hors de son séminaire que l’on trouve sous l’intitulé « Réponse de Jacques Lacan à une question de Marcel Ritter le 26 janvier 1975 », texte que m’a fait connaitre Jacques Podlejski, et qui a mobilisé toute mon attention, il y est question du refoulement originaire et la question de la fonction maternelle y est présente. La chute de sa réponse, dont il dit que c’est la première fois qu’il le dit ne s’étant jamais risqué à le dire dans son séminaire, est celle-ci : « le désir de l’homme c’est l’enfer ». Kertesz le jour où il revient, à 15ans, à Budapest, après avoir passé un an dans les camps d’extermination nazi, rencontre un homme, qui se trouvera être un journaliste, qui apprenant d’où il vient lui demande de raconter. « Raconter quoi ? » lui demande l’adolescent, « l’enfer des camps » lui dit l’homme. Ce à quoi il lui fait une réponse, qu’on ne peut qualifier d’ironique, nous sommes là dans un au-delà de l’ironie même, me semble-t-il. Il répond « je ne pourrais absolument rien dire puisque je ne connais pas l’enfer et que je serais même incapable de l’imaginer. ». Et il ajoute « je pouvais en tout cas m’imaginer un camp de concentration puisque j’en avais une certaine connaissance, mais l’enfer non ». (« Etre sans destin », page 340, Actes sud). On sent bien ici comment quelque chose de métaphorique ne fonctionne pas, ne peut pas fonctionner pour Kertesz.

Donc au regard du dire de Lacan et de la réponse de Kertesz, ne pourrait-on pas dire que la condition première pour que le désir de l’homme soit l’enfer, comme il l’affirme, n’est-elle pas de pouvoir imaginariser ce qu’est l’enfer, « d’en avoir une certaine connaissance » dont la condition est de s’en extraire, de ne plus être pris dedans ? N’est-elle pas la condition pour ce que j’ai appelé une « transcendance négative » trouve sa place dans la psyché humaine. Si « transcendance négative » il y a, ce que j’appellerai alors « transcendance positive » qui serait, elle, en lien avec un amour absolu, ne suppose-t-elle pas une imaginarisation de ce que serait le paradis pour qu’elle aussi trouve sa place ? Ce qui ouvre un chemin, que je n’avais fait à ce jour qu’entrevoir, vers deux formes de « mysticisme » d’allure bien différente. Mais ceci suppose aussi deux possibles appels à lancer à l’Autre qui pourrait sembler en opposition radicale l’un de l’autre, dont l’un serait : donne-moi la vie en m’aimant et l’autre : donne-moi la mort en me haïssant , deux façons aussi de faire exister l’ Autre en l’ aimant ou en le haïssant mais aussi deux façons de répondre à sa demande en se faisant aimable ou haïssable, faut-il encore trouver un mode d’ emploi pour ce faire. Le désir de l’homme, son désir inconscient, ne serait-il pas divisé sur le fond de ces deux demandes adressées à l’Autre quand elles trouvent à se loger dans l’histoire dont il se fait le sujet sur un mode que Lacan appellera l’« hainamoration » tel qu’on pourrait en faire la lecture dans le discours du Maitre ?

Car et c’ est bien ce que montre l’écriture des discours des passions tels que je les écris, c’est que la haine a comme agent le signifiant maître et l’ amour le savoir, le signifiant « esclave », et ne sont pas des passions dont l’ une serait l’ envers de l’ autre, même si l’ on dit, je dis, souvent l’amour s’inverse en haine et réciproquement. Pour le dire autrement on peut ne pas aimer quelqu’un sans pour autant le haïr, il peut nous être tout simplement indifférent et inversement on peut ne pas haïr quelqu’un sans pour autant l’aimer. Donc l’amour n’est pas l’envers de la haine et réciproquement ou encore l’amour n’est pas ce qui s’oppose à la haine dans une inversion de symétrie. Ils vont de pairs dans le discours de l’inconscient. On peut dire aussi en suivant Lacan la vie n’est pas le contraire de la mort puisqu’elle l’inclut. Pour vous éclairez sur le sujet vous lirez l’analyse que fait Pierre Bruno, dans l’ouvrage auquel je faisais référence tout à l’heure, du roman de Stevenson : « L’ étrange affaire du docteur Jekyll et de monsieur Hyde » et de « Sainte Jeanne des abattoirs » de Brecht. Je ne vous en dis pas plus pour l’instant mais j’introduis là une réponse à Emmanuel qui a tiqué sur ma formulation « transcendance négative » et « transcendance positive » c’est la formulation qui m’est venue dans la mesure où la haine est connotée, en terme de morale, de mal soit négativement et l’amour, de bien soit positivement, où l’on suppose à tord que le bien s’oppose au mal. Au nom de quoi on justifie les guerres les plus impérialistes qui soient où les forces du bien sont supposées s’opposées aux force du mal. Donc ma formulation n’est pas ce qu’il y a de mieux, j’en conviens, on s’en contentera pour l’ instant avant d’en proposer d’autres pour ne pas s’embarquer trop loin.

Dans l’holocauste, donc, nous sommes bien face à cette haine absolue dont je parlais pour Médée et qui est mit en acte avec une « fureur lucide » par les nazis sous l’emprise du délire d’un tyran nommé Adolf Hitler auquel les SS s’identifient, au moins le plus grand nombre, sinon Hitler ce serait retrouvé directement à l’HP. On peut constater au passage que le prénom d’Adolf a depuis disparu de la circulation. Qui aujourd’hui oserait prénommer son enfant Adolf sinon dans une provocation cynique ? Ceci a donc eu lieu, ce n’est pas un fantasme. Ceci a eu lieu avec la collaboration de l’ensemble du monde occidental où « le détournement de son regard » de ce qui se passait quasiment sous ses yeux, dans un féroce rien ne vouloir en savoir afin que chacun puisse continuer à vaquer tranquillement à ses petites affaires. L’on retrouve là la même logique structurelle de ce qui est mis en scène, comme « fait divers » dans la pièce d’Euripide, à l’échelle non pas d’une seule nation qui serait l’Allemagne mais bien à l’échelle de l’ensemble du monde occidental, complice à son corps défendant de la possibilité que cela ait eu lieu.

La thèse d’Imre Kertesz est que notre culture actuelle prend ses racines dans l’holocauste. Il n’est pas une erreur, un raté de l’histoire, mais une conséquence de l’antisémitisme ambiant bien sûr mais bien au-delà de la haine qui est ce qu’il y a de plus puissant dans le cœur des hommes mais aussi de leur « passion de l’ignorance », de leur potentialité à se faire esclave sans haine même. Ne pas vouloir le savoir en prépare d’autres, qui ont par ailleurs déjà eut lieu. S’il y a une leçon « positive » à en tirer, je traduis à ma manière, c’est d’en comprendre les mécanismes pour désamorcer la bombe sur laquelle notre culture se fonde. Ne pas oublier en est la condition. Je ne suis pas tout à fait d’ accord avec son analyse non pas parce qu’elle fait l’impasse sur le discours capitalisme mais qu’elle ne le situe pas à la bonne place, me semble-t-il, tout en l’y mettant quand même, il y a une espèce de syncope dans l’analyse qui prend les deux discours ensemble, celui de l’ignorance et de la haine, sans les distinguer l’un de l’autre, tout en les distinguant. C’est ce qui est un peu difficile où l’on pourrait dire que le oui et le non figure parfois à la même place. Mais c’est aussi cette syncope qui est le fait de l’holocauste. Par ailleurs et c’est là le gros point noir, tout ce qui serait de l’ordre de la castration symbolique dans son analyse y est fondamentalement absent ce qui peut tout à fait satisfaire le névrosé, obsessionnel en particulier.

Mais ceci dit son discours est extrêmement brillant, on pourrait prendre chacune des pages en citation car on est d’ accord avec le contenu des énoncés, très éclairant donc, malgré ses impasses cependant. Car la proposition d’IK en finale est que l’ensemble des nations crée un code de valeurs à respecter obligatoirement, « Forger des idéaux pour lesquels la vie vaudrait le coup d’être vécus », de quoi satisfaire les hystériques, mais l’on retomberait alors dans le même système qu’il dénonce brillamment pour le communisme. Tournage en rond donc dans le registre des passions. Il m’a amené à réfléchir mais je récuse que l’holocauste soit une culture, c’est un acte de folie absolue, un acte qui va contre la culture, anti-culturel s’il en est. Peut-être pourrait-on y voir « une cruelle ironie » de la part de Kertesz m’a dit Jacques Polejski en référence au titre de l’ouvrage : « l’Holocauste comme culture », peut-être ai-je avancé, qu’il le pense vraiment. « .. sachez que ce n’est pas moi qui fait de l’ironie, c’est la vérité qui est ironique » dit-il quand il parle de ce qu’il doit à la Hongrie (page 146).

Il me semble qu’il n’est pas sujet de l’ ironie qu’on lui attribue et Dieu sait que l’on peut penser qu’il en a en lisant certain passage de ses romans où l’on serait prêt à sourire si quelque chose ne nous arrêtait devant l’indécence à le faire. Il a un art incomparable du portrait, des descriptions, de mettre en scène les situations les plus cocasses avec une virtuosité incroyables, qui frappe au plus juste, qui n’épargne pas, où il ne s’épargne pas, où il ne nous épargne pas. Alors dans le dire de Kertesz on pourrait bien sur entendre le « Moi la vérité je parle » énoncé puis dénoncé par Lacan …

Je dirai donc que le discours capitaliste est celui qui a créé une nouvelle « culture » où je mets culture entre guillemets quand même, fondée sur la seule loi du marché et qui dans un deuxième temps à rendu l’Holocauste possible, cette horreur absolue qui a été possible dans ce vingtième siècle marqué par l’avènement d’un capitalisme triomphant en occident. L’Holocauste est l’enfant monstrueux du discours capitaliste, de l’ignorance, même si l’antisémitisme était présent dans le fantasme de l’ensemble du monde occidental, il a permis sa mise en acte. Il a permis que soient livrés réellement les juifs (comme objet a de son discours) pour satisfaire la jouissance d’un sujet(S barré) dont il voulait ignorer le nom, Hitler, le maître qu’il était, (S1) tout en s’en faisant l’esclave (S2) .Il lui a permis de réaliser le fantasme de haine dont les juifs étaient l’objet sur fond de crise économique qui les désignaient comme coupables donc haïssable. Emmanuel, j’espère, nous entretiendra d’un enfant qui reprend aujourd’hui à son compte ce discours, ce qui veut dire qu’il a bien du l’entendre quelque part.

Pour ne pas trop vous embrouiller pour l’instant mais cela fera peut être écho à ce que je vous disais l’an dernier, on repéra juste que nous avons là deux incarnations du signifiant S1 qui fonctionne en miroir, Hitler et Juif, qui peuvent l’un comme l’autre prendre leur place dans le discours de l’ignorance et dans le discours de la haine et sont équivalents, me semble-t-il, dans le délire hitlérien qui pose une équivalence entre victime et bourreau. Et l’on peut dire je crois qu’après l’holocauste Hitler aurait pu dire « Juif, maintenant je suis », ce qu’il a fait réellement en se suicidant voire en disparaissant dans les flammes des bombardements. Quand on sait que, contre toute vraisemblance semble-t-il à ce que j’ai lu, l’historiographie nazie d’Hitler, faite de son vivant donc qui avait son assentiment voire qui s’inventait avec ce que lui-même racontait, donnait à son père une origine juive du fait du viol de la mère de celui-ci (donc la grand-mère paternelle d’Hitler) par un riche juif chez qui elle était servante, on boucle ici la boucle. Tout cela c’est ce que je me suis dit quand je suis sortie du plombage angoissant où la lecture de Kertesz m’avait mise et que j’ai remis mes méninges au travail. Ce fut le troisième temps. Car ce qui m’a plombé dans la lecture de ses romans c’est de constater comment cette « fureur lucide » dont il fut l’objet et dont il sort vivant, il la retourne contre lui-même, dans « être sans destin » bien sûr, dont je ne dirai rien de plus. Face à ce vécu indicible et qui dépasse notre entendement, dont la seule pensée me fige, que fut celle des camps d’extermination des juifs et fut le sien, on ne peut qu’écouter et se taire. Dans « le Refus » avec une ironie caustique, glaçante, mais est-ce de l’ironie, la question reste ouverte, et un style parfois époustouflant digne des chefs d’œuvre, il nous décrit le vautrage de son personnage dans la certitude de sa propre nullité sous le régime communiste hongrois. Cet autre totalitarisme, non pas tyrannique mais dictatorial aura aussi marqué notre vingtième siècle de ces forfaits qui cassent l’humain des hommes et en a amené nombre dans des camps. Au nom, disons le dans mon jargon, d’ un amour passionné pour les prolétaires dont il veut le bien malgré eux donc contre eux ,il conduit l’ anti -héros du « refus » à n’ être plus que le signifiant qui l’ étiquette et qui peut varier , journaliste , ouvrier , écrivain pour lui , pianiste , paysan pour un autre au nom d’ un savoir qu’il lui est impossible d’ avoir en réponse à cette l’idéologie qui veut son bien. Assez ravageant dans sa lucidité de non-dupe Kertesz ! Alors comment s’en sort-il après « la liquidation », chef d’œuvre littéraire incontestable, où le personnage central est absent puisqu’il s’est suicidé, imposant que disparaisse avec lui les traces de son histoire, son autobiographie ? En dehors de l’écriture dont la fonction est centrale pour Kertesz, une sortie s’amorce par l’amour, qui dans ce roman vire à la dérision d’une bataille de polochons. Dans sa vie c’est l’amour dit-il qui l’a sauvé, l’amour d’une femme qui le métamorphose. Son sourire qui l’accueille, sa main qui se pose sur son genoux, accompagne sans discours son errance et le fond devenir un autre (Un autre, Chronique d’une métamorphose, Actes sud) et lui ouvre parfois les portes du bonheur qui pourrait interrogeait à sa façon le mysticisme qui met en jeu la transcendance négative dont je vous parlais tout à l’heure.

Nous sommes avec Kertesz au cœur des passions humaines, qui non seulement peuvent gouverner les hommes au un par un mais aussi des groupes d’humains. Elles ont gouverné notre 20ième siècle qui témoignera, si on ne l’oublie, de la barbarie où cela nous entraine de la mise en acte des discours dont elles se soutiennent. Elles sont là comme des bombes à l’aube de notre 21ième siècle pour faire sauter le monde ce qui n’est pas seulement une métaphore puisque la science nous en donne les moyens comme elle les a donnés au nazisme pour mettre en œuvre son immonde tâche. Le registre des passions en dernier ressort conduit toujours au désespoir et à la fin d’un monde et ce n’est pas la Médée d’ Euripide qui nous dira le contraire qui, gouvernée, par ses passions fait s’écrouler le monde civilisé qui l’avait accueilli et le laisse en flamme. J’y reviendrai la prochaine fois après ce petit détour où j’ai voulu partager avec vous le fruit de mes lectures estivales. Sortant de la torpeur désespérante qu’elles ont pu provoquer, je me suis dit : il y a un dire « non » qui s’impose qui passe aussi par un tenter de comprendre en élaborant et en transmettant, voire de rentrer en résistance, non pas pour prendre à son tour le pouvoir pour faire briller son nom au firmament Elyséen, (royaume des morts dans la mythologie grecque) ou soutenir une idéologie quel qu’elle soit, psychanalytique en particulier dans le champ qui est le mien. Cela permet d’agir au lieu de se laisser engloutir par un désespoir ou un espoir impuissant et oriente vers un dire « oui » à l’avènement d’un nouveau vivant en lui faisant confiance sur la capacité qu’il aura de rendre son monde habitable. C’est la fonction de la psychanalyse dans la cité. C’est aussi la fonction des femmes, sinon il faudrait que celles-ci arrêtent de faire naître des enfants, ce qui est le choix de Imre Kertesz, (Kaddish pour l’enfant qui ne naitra pas) avec cette aporie qui est que pour ne pas les faire souffrir dans l’avenir il faudrait ne plus les faire exister ce qui signerait alors la fin de l’avenir pour l’humanité. Ce à quoi les femmes, dans leur folie, peut-être, mais aussi dans leur capacité, toujours renouvelée, d’inventer l’amour, ne renoncent pas et les hommes qui les accompagnent non plus.

J’arrêterai donc là ce soir en espérant ne pas vous avoir, à votre tour, plombé. Il m’arrive parfois d’avoir envie de prendre le large et de m’en aller tranquillement regarder mes fleurs pousser, ce que par ailleurs je ne me prive pas de faire quand je m’arrache de devant mon ordinateur. Heureusement les fleurs continuent encore à pousser. Heureusement les enfants continuent à naitre et nous font encore la grâce de leurs rires.