« Quelques réflexions au sujet de « la communauté » – Quel signifiant ? ».Gabrielle Devallet-Gimpel.
Avec Elisabeth Rigal et José Guinart, nous avons voulu poser deux questions cette année :
Qu’est-ce ce signifiant que « la communauté » (Gemeinschaft) et Comment se cerne, se détache le savoir analytique dans les expériences rapportées dans les rencontres de travail ?
L’an dernier, nous avons proposé que quiconque le souhaite puisse exposer son travail, là où il en est de sa question, à condition qu’elle ait trait à la psychanalyse. Plusieurs groupes de travail de la région Toulousaine ont exposé leur recherche et leur cheminement ; des professionnels, psychologues, éducateurs, enseignants guidés par la psychanalyse, ont fait part de leurs questions concernant la rencontre avec des enfants, des adultes, leur rôle dans les institutions. Est apparue la question de la place de la psychanalyse dans la cité. Pourquoi avoir choisi « Le temps de la communauté » pour annoncer cette offre d’échange ?
Y présidait l’idée d’un moment où chacun va à la mesure commune autant qu’il le peut. Que les personnes désireuses d’échange se retrouvent et puis se dispersent – en un groupe aux limites variables. Dans l’échange s’inclut la contradiction. L’an dernier, il ya eu des moments où le travail des autres s’est déployé en trois dimensions, où la transmission de l’expérience des autres a débordé le registre abstrait et où un enthousiasme signalait un transfert de travail. Comment éviter la communauté basée sur un mythe fondateur ? Le mythe détient la force poétique d’un peuple, le héro fait communier la communauté. Cela s’interrompt quand nous savons que c’est du mythe (voir Claude Lévi-Strauss, « L’homme nu »). Relire les textes Freudiens sur la horde (« Totem et Tabou ») et sur la psychologie des foules ? Comment éviter le phénomène bien connu des réunions de service : « se tenir chaud » ?
Pour avancer, je me suis adressée à deux philosophes, Jean-Luc Nancy (« La Communauté désoeuvrée » ; Christian Bourgeois, 2004 (1983)) et à Maurice Blanchot, qui répond à Jean-Luc Nancy (« La communauté inavouable », Paris, Minuit, 1983). Ils sont philosophes et non pas psychanalystes. J’abrège leur pensée à ma façon.
Voyons d’abord Jean-Luc Nancy.
Le premier pas est la perte de l’intimité communautaire dans la société du 20ème siècle. Cette perte d’intimité produit le sujet solitaire. (Il en va également de la mort de Dieu sur le plan spirituel.) Cette perte d’intimité produit le citoyen d’une libre communauté souveraine. La communauté perdue (la famille, la fraternité, l’amour), le divin se retire de l’immanent (le frère devient dieu abscons), la communion est retirée de la communauté (Nancy, p. 29 et 33).
La perte est constitutive de la communauté elle-même. Par la mort, la communauté se révèle ( ibid, page 39). Jean-Luc Nancy retrace l’oeuvre de Georges Bataille. Sa mort est impossible à symboliser pour le sujet. La communauté base sur cette impossibilité en tant qu’elle consiste du « hors-de » des sujets qui la composent. La conscience de soi s’avère être hors du soi de la conscience ( ibid, page
52). Nous reconnaissons dans ces notions « l’ek-sistence » chère à Jacques Lacan. (Encore que Lacan situe la mort plutôt du côté du « trou » symbolique. Voyez le dessin topologique à la fin de « La Troisième », où Lacan inscrit la mort sur le champ du Symbolique, voisin de l’inconscient, hors sens, hors Jouissance phallique et hors « a ».) Ici, le discours philosophique ne fait pas de distinction entre le « moi » et le « sujet de l’inconscient ». Ce que la communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c’est mon existence hors de moi ( Nancy, p.68). L’impossibilité de faire oeuvre de la mort, veut dire dans ce contexte, qu’une communauté est la présentation à ses membres de leur vérité mortelle – on ne peut pas faire oeuvre de la mort – d’où la communauté « désoeuvrée »(p.43). Cette part non reconnue par le sujet, sa finitude, donne une identité négative mais spéculaire à l’objet, une extériorité sans altérité (p.62 ; des parts du « moi » projetées ? de l’objet « a » ?). Nous trouvons ici la distinction entre le « moi » qui est fait de méconnaissance, de dénégation et de projection (le moi d’essence paranoïaque) et le sujet de l’inconscient, notion lacanienne, lieu du savoir inconscient. L’individu est infini, sa limite ne le concerne pas, il rejette l’idée de sa finitude. Ce registre rejeté lui est révélé par la communauté, même s’il ne sait rien faire de la mort d’un autre. Chez Nancy, pour résumer, la mort est impossible à symboliser, la communauté base sur cette impossibilité en tant qu’elle consiste du « hors-de » des sujets qui la composent. C’est une expérience qui nous fait être. Ce que la communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c’est mon existence hors de moi (Nancy, p.68). Et c’est cet « hors de moi » qu’il s’agit de saisir.
La communauté révèle à l’individu ce qu’il a à saisir. La communauté et la communication entre les individus jouent le rôle du langage chez le sujet Lacanien ( aliénation-séparation). Nous faisons l’expérience de la communauté comme expérience de la finitude , d’où le désoeuvrement (Nancy, p.78). La finitude comparaît, la finitude est exposée : telle est l’essence de la communauté (Nancy, p.78), est-elle castratrice ?
La reconnaissance de soi dans l’autre présuppose la reconnaissance de l’autre dans soi, mais dans la mort d’autrui, il n’y a rien de reconnaissable. Ce qui fait origine de la communauté, c’est le partage des singularités. Nous sommes des semblables parce que nous sommes, chacun, exposés au dehors que nous sommes pour nous-mêmes. (Nancy, p.83) Un état de « fusion », d’anéantissement de la subjectivité, de passion est le signe affreux auquel reconnaître notre impossible vérité, le « désastre ». Voilà ce qui nous rappelle la notion de la jouissance chez Lacan et son « réel ». (Les hordes barbares) (Voir le « Mitsein » chez Heidegger)
Maurice Blanchot témoigne de la communauté secrète « Acéphale » à laquelle Bataille participait. Nous savons peu de choses de cette société secrète, car ses membres ont en grande majorité tenu parole et se sont tus. (Bataille a sorti une revue « Acéphale » entre 1936 et 1939.) La recherche dans ce groupe tournait autour de cette intériorité-extériorité, extériorité que la pensée ne maîtrise pas : l’éros, la mort, la relation à autrui, la parole. C’est la communauté en tant qu’elle régit un hors de soi.
Dans « Acéphale », le dehors était l’intimité de la singularité du groupe (Blanchot, p.25 et 28/29). « Acéphale » fut l’expérience commune de ce qui ne pouvait être mis en commun, ni gardé en propre, ni réservé pour un abandon ultérieur (p.31, c’est moi qui souligne). La privation de la tête n’excluait donc pas seulement le primat de ce que la tête symbolisait : le chef, la raison raisonnable, le calcul, la mesure et le pouvoir, y compris le pouvoir du symbolique, mais l’exclusion elle-même entendue comme un acte délibéré et souverain qui eût restauré la primauté sous la forme de sa déchéance, donc sous sa forme négative. Nota bene : chez Freud, le meurtre du chef de la horde convertit celui-ci en père, la horde en groupe et les membres de la horde en fils et frères. (José Guinart et Inès Lassagne nous en diront plus à ce sujet) Dans « Acéphale », celui qui donne la mort, meurt en même temps, se substitue à la victime volontaire. La communication entre les individus se fait à travers la limite, la jouissance partagée, l’infini de l’altérité (voir le rôle de l’érotisme, de la mort « en direct » chez Bataille). Dans cette communauté « Acéphale », le lien n’est possible qu’entre singularités. (voir G.Agamben, « La communauté qui vient », cité par Elisabeth Rigal).
L’illusion d’Acéphale est donc celle de l’abandon vécu en commun – abandon de et à l’angoisse ultime qui donne l’extase (jouissance, toujours). La mort, mort de l’autre, de même que l’amitié ou l’amour, dégagent l’espace de l’intimité ou de l’intériorité qui n’est jamais (chez G.Bataille) celle d’un sujet, mais le glissement hors des limites (Blanchot, p.33). J’associerais à cette exigence de laisser fuir les choses et les rencontres à la nécessité en psychanalyse de ne rien formaliser durablement, de ne pas pouvoir capitaliser un savoir théorique ou même clinique. L’analysant s’en va avec son savoir, l’analyste est perdant. La théorie est en retard sur la cure. Le savoir de l’analyste ne se thésaurise pas.
La communauté ne se maintient que comme le lieu – le non lieu – où il n’y a rien à maintenir. A son principe préside l’inachèvement ou l’incomplétude de l’existence, la base de la communication entre les individus étant l’exposition à la mort (Blanchot, p.46). Vous voyez le lien avec le rôle vacuolaire de l’objet « a », la nécessité de la place vide.
Les formules de la sexuation ne sont pas loin : Le groupe humain ordinaire ferait prévaloir l’homogène, le répétitif. « La femme » (nous sommes dans la pensée de G.Bataille) représenterait l’hétérogène, le nouveau et l’acceptation de la faille. « La femme » ne connaitrait pas l’interdit. Elle a trait à « l’inavouable » (voyez le titre que Blanchot a donne à son livre « La Communauté inavouable »). Cette communauté se réalise sur le mode de la perte. Voyons la double face de la mort chez Freud : la pulsion de mort (homéostase absolue) d’un côté et l’intrication d’Eros et de Thanatos (la « mort dans la vie ») de l’autre.
« L’impossible traitement de la mort et du sexe pour l’humain, quand on le regarde en face, rend la vie possible », voilà la variante de la même problématique en langage lacanien, exprimé ici par Marie-Annick Gobert dans « Retour à la passe » . C’est le désir qui en émerge, le désir de vivre. Le non-savoir, l’ignorance de chacun nous met au travail, encore faut-il le communiquer.
La cause analytique constitue un point de réel. Que peut retirer l’analysant de l’aboutissement de sa cure ? Un point de repère constitué du savoir que le signifiant est monnayable, que le désir et la jouissance se différencient, le vide de fantasme et de garantie symbolique. Il est « entamé » (ibidem, Marie-Annick Gobert, « L’a-privamour, un nom pour le transfert de travail ? », p.148). Dans une communauté de travail de psychanalysants/analystes, comment ces petits »a » éparses, singuliers , incomparables peuvent-ils faire « oeuvre commune » ? Ils ne le peuvent pas, il n’y a pas de généralisation ni d’idéalisation possibles, chacun se présente tout juste avec un trait, une lettre ou un nom propre. Le désir qui émerge base sur la privation et le deuil. Il reste des traces pulsionnelles, qui poussent à dire, qui poussent à faire entendre. Ce qui relève d’un savoir non-su vient de l’énonciation des signifiants transmis, passés, qui ont fait écho dans le corps de celui qui l’entend, stimuli du désir de travail. Ce côtoiement de la cause de l’autre implique la privation de savoir. Pas-tout ne peut se dire du réel. (Gobert, p. 151). On en repère les effets. On passe au transfert à la cause de l’autre. Il n’y a pas de « cause commune », nous faisons avec un objet vide.
Notes :
Jean-Luc Nancy « La Communauté désoeuvrée » ; Christian Bourgeois, 2004 (1983).
Maurice Blanchot « La communauté inavouable », Paris, Minuit, 1983.
Marie-Annick Gobert « Retour à la passe » , Forums du champ lacanien, 2000, p.139, 148, 151.
La horde primitive et le passage au concept de place vide . José Guinart
Freud, dans Totem et Tabou, évoque souvent le terme de communauté. En premier lieu, c’est la communauté humaine en tant qu’elle supporte un ou plusieurs traits d’identification dont se reconnaît chaque élément, traits communs à tous et qui définissent le fonctionnement de la réalité humaine. Il remarque que de cette communauté, le névrosé s’en exclut à être capté par sa singularité en tant que la réalité ne le satisfait pas.
Le lien communautaire, c’est aussi, dans les références de Freud, la persistance d’un caractère commun concernant des entités contradictoires, par exemple la crainte du contact envers ce qui est sacré mais aussi aussi ce qui est impur. Cette persistance laisse entendre que ces deux entités sont unies l’une à l’autre et que quelque chose résiste à la différentiation. C’est un paradoxe qui indexe un point de réel, un point qui ne se laisse pas saisir par la symbolisation. La communauté traite cela en l’inscrivant dans une répétition qui vient reconstituer, dans une mise en scène, l’origine de ce moment de différentiation, l’origine de ce premier trait d’identification. C’est la mise en place d’un rituel qui englobe la communauté entière – personne ne peut s’en exclure sans être exclu – et qui commémore l’événement constitutif de la communauté. A partir de là, la communauté devient ce qui a succédé à la horde primitive, le stade antérieur, et rassemble « un grand nombre d’hommes (qui) vivent paisiblement ensemble ».
La horde primitive est constituée d’un rassemblement d’animaux vivant sous la domination d’un mâle qui use et abuse de cette domination en s’accaparant toute la jouissance sexuelle (et très certainement d’autres prérogatives qui confortent le statut post langagier de père jouisseur). L’hyperactivité jointe aux effets de l’invidia créent un interventionnisme qui ne laisse aucune possibilité aux autres mâle d’avoir une relation sexuelle qui ne soit pas marquée par la précarité ou le chômage. Dans cette horde primitive, stade précédant celui de la communauté, on peut dire, dans l’après-coup de l’avènement du langage, que toute naissance de mâle sera frappé par l’empêchement à la jouissance sexuelle, sauf s’il est l’exception qui occupera la seule place du mâle dominant. Cette structure de horde se répète au fil des générations, l’animal qui remplit la fonction de mâle dominant est régulièrement tué ou meurt tout simplement, mais la fonction est immédiatement animée par un autre mâle.
Freud, à partir de ce stade vraisemblable (observé chez des animaux), va élaborer une révolution en créant son mythe du passage à l’humain, passage qui implique un changement complet de positionnement par rapport à c’est amalgame entre fonction du mâle dominant et l’individu qui anime cette fonction. Que le mâle soit tué, nous avons vu que c’était inscrit dans la génération, que les autres mâles présents participent à ce déchiquetage, c’est aussi dans l’ordre des choses. On peut penser raisonnablement que le meurtre collectif ne l’est devenu qu’après coup et qu’il n’a été validé comme intention, comme accord, et donc comme acte qu’après la seconde partie du mythe, celle qui nous intéresse ici car elle nécessite un accord entre les mâles survivants, elle nécessite un pacte qui va bouleverser la répartition de la probabilité de jouissance. Un premier temps concerne le constat que ce qui détermine la jouissance impossible des mâles et qui prend figure de mâle dominant. Deuxième temps, meurtre de la cause de l’impossible et constat du risque de retomber dans la non jouissance non plus par naissance, mais par automatisme de répétition. Une pensée émerge qui concerne le concept de place vide, place qui soudainement, si elle pouvait demeurer vide, n’empêcherait nullement la possibilité de jouissance de tout mâle. Il y a là une transformation de la formule de sexuation qui concerne le mâle, l’idée d’une féminisation de la probabilité de jouissance sexuelle, puisque nous passerions de « pour tout mâle pas de jouissance sexuelle » à « pour tout mâle il peut y avoir de la jouissance, mais pas toute ». La condition d’un changement positif de la probabilité est l’acceptation de l’abandon d’une visée hégémonique.
C’est là le temps du pacte. Chaque mâle, si l’intelligence est bien répartie, va avoir cette idée au même moment, et s’il n’y a pas simultanéité, l’intelligence va se partager dans une tentative de concevoir ensemble ce que peut être une place vide. Cela pourrait renvoyer au concept d’ensemble vide et au concept de zéro qui ont étés utilisés opérationnellement sans que les concepts soient totalement cernés. Ce temps du pacte passe par un second meurtre que chacun doit accomplir intérieurement puisque après avoir tué celui qui remplissait la fonction de mâle dominant, il s’agit de tuer le futur mâle dominant qui se niche à l’intérieur de tout mâle, de tuer la prétention à l’exception. Ce second meurtre, personnel, correspond à l’acceptation d’avoir une jouissance pas toute. Le sujet naissant pari sur la communauté, naissante elle aussi, en laissant sur le tapis une mise non récupérable et qui prend la forme collective de Totem. Le Totem est donc cette tentative de représenter la place vide propice à accueillir une image qui s’est d’abord décollé du continuum du réel pour accéder à une certaine autonomie, ne serait ce que par le biais de la nature propre du totem, généralement un animal et non la représentation d’un humain.
La singularité du mâle, singularité qui se condensait dans l’exception d’un seul d’avoir toute la jouissance, en passant par son annulation – le meurtre – renvoie cette singularité à une dimension d’intime tout en rendant le sujet comptable et cohérent avec la dimension de communauté humaine. Le sujet se constitue de cette place vide, de cet acte d’abandon de la jouissance à un jeu collectif. Le pacte est donc un acte individuel qui compte sur tous les autres actes individuels, sans garantie de résultat mais pas sans espoir.
Comme il s’origine sur une place vide, tout comme la communauté, tout comme les autres, il peut être également représenté par le totem qui a cette propriété d’être un représentant multiple : il représente le mâle qui s’est sacrifié malgré lui pour donner naissance à une dimension non biologique, le totem représente également la communauté, et, a travers la communauté il représente chaque membre de la communauté. En cela il devient un signifiant très primitif, générateur d’autres signifiants plus différentiés. La définition du signifiant est respecté : « un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant » ce qui est le cas du totem en se dédoublant logiquement : le même signifiant représente les deux sujets concernés. De même l’arbitraire du signifiant dans la mesure où, représentant la place vide, il se doit d’avoir une distance suffisante pour pour ne pas être confondue avec tout argument qui pourrait remplir venir cette place. Quant au glissement du signifiant sur le signifié, c’est l’avantage des mots primitifs de désigner, d’emblée, plusieurs choses par ailleurs distinctes.
Tout cela institue une dimension de langage sans laquelle la perception, même intelligente de ces mystères de transmutation, seraient resté dans l’intimité du psychisme sans parvenir à cette entité nécessaire à sa réalisation : la communauté humaine. Le mythe de totem et tabou, par la misse en relief – après coup – du père comme place vide, par l’effet différenciateur que cette place vide procure tout en réalisant un lien renvoie à la fonction paternelle de Lacan, dont une des fonction est de réaliser une coupure qui fait lien.
