27 octobre 2008
Ce titre, emprunté à Charles Trenet, m’a semblé finalement littéralement moins prosaïque et donc plus poétique que celui primitivement annoncé : « Les amours ». Le pluriel permet de rappeler l’étymologie, puisqu’il en garde le féminin, qui cède la place au masculin en passant au singulier – depuis le XVIIème siècle. En fait, le mot « amour » porte la marque de la « fine amor » des troubadours « courtois », laquelle s’imposera sur l’idéologie féodale marquée, elle, par les mœurs franques phallocrates. En ancien français, le mot hérite de « l’amour de Dieu », et exprime toutes les nuances fortes de l’affection portée à Dieu et aux êtres humains. Sa signification d’amitié (du 13ème au 15ème siècle) « s’applique, sous l’influence de l’occitan, à la passion sentimentale à composante érotique et hétérosexuelle » [1].
Le mot se distingue donc à la fois de l’éros grec, surtout homosexuel, et de « l’amour » latin. Cette valeur érotique et hétérosexuelle finira par s’imposer, tandis que le mot amitié se chargera de la dimension idéale. Mais, au moins jusqu’au 15ème siècle, l’amour entre un homme et une femme est à la fois sexualisé et idéalisé ; l’hésitation entre les deux registres est différemment pondérée selon les époques, les milieux et les rhétoriques. En un sens, l’amour est pluriel. C’est une première contribution pour élucider le « Deux » de l’intitulé du séminaire. Relevons encore, au passage, que l’invention de l’amour courtois modifiera les rapports entre les siècles pour des siècles, et que, ainsi que le remarque Lacan, cette « influence » a pris fin : preuve que les discours concrets informent et non reflètent « l’existence » des sujets qui en procèdent.
En fait les raisons pour lesquelles j’ai proposé à Pierre Bruno de travailler sur ce thème sont multiples. Elles se trouvent déjà dans les diverses occurrences de la thématique de l’amour au cours de nos rencontres passées. Que reste-t-il des occurrences de l’amour dont nous avons parlées ? Je vous en rappelle quelques unes. J’ai pensé que, cette séance se situant le premier jour des vacances scolaires, nous serions peu nombreux, et qu’une énumération plus ou moins commémorative (« Que reste-t-il… ») garderait un côté léger à notre soirée.
a) Il y a d’abord « l’aimer » freudien, que Pierre Bruno a extrait de Freud à l’occasion de « Ego et moi », comme caractérisant l’accueil de l’Autre à l’enfant (« les choses de l’enfant aimé », avance Lacan [2]) aussi bien que le rapport de l’enfant à lui-même : sans cet « aimer » adressé au réel, il se pourrait que ce dernier ne répond pas et que le sujet se fasse attendre. En tout cas, ce dernier est pris entre « laisser tomber », désinvestissement, abandon à la jouissance de l’Autre, réduction à l’objet d’un supposé savoir ou d’un éducateur…
b) Cette occurrence implique que l’amour soit bien don de ce que l’aimant n’a pas (seconde occurrence) : le trou constitué d’un manque à avoir, le sujet n’en veut certes pas, mais il lui permet de vérifier son manque à être et de consentir à y courir le risque de l’existence – sous l’être fabriqué de mots qu’il lui est offert de prendre (Problème de psychanalyse – 2002-2003 – ; Une autre psychanalyse – 2004-2005 –).
c) Inutile d’insister sur l’identité freudienne du transfert et de l’amour authentique – au destin près respectivement en et hors cure. Pierre Bruno a expliqué la fois dernière comment l’amour de transfert est ce qui réveille le sujet et le met sur la voie, disons, approximativement, du « réel de son existence », qui transcende la réalité. L’amour était déjà la preuve de l’existence de Dieu inventée par le kérygme chrétien (évoqué au cours du séminaire Divan, divin).
d) Nous savons la métaphore de l’amour avec laquelle Lacan situe la relation dialectique entre l’amour et le désir – dialectique rompu, avait déjà noté Freud, dans la névrose, où l’amour et le désir semblent ne pas pouvoir tenir ensemble.
e) Lacan situe l’amour et le discours analytique au même endroit dans sa théorie du lien social : l’amour est le signe que l’on change de discours, tandis qu’il y aurait une émergence du Discours Analytique à chaque changement de discours.
f) Il faudrait encore distinguer amour narcissique, autoérotisme et « pur amour ». On se souvient « mythe de la mue de l’aimée », homogène avec ce que nous savons de l’amour et de son rapport au transcendant. « Ce qui amorce le mouvement dont il s’agit dans l’accès à l’autre que nous donne l’amour, c’est ce désir pour l’objet aimé, que je comparerais, si je voulais l’imager, à la main qui s’avance pour atteindre le fruit quand il est mûr, pour attirer la rose qui s’est ouverte, pour attiser la bûche qui s’allume soudain. (…) Avec cette image qui n’ira pas plus loin, j’ébauche devant vous ce que l’on appelle un mythe. Vous allez le voir au caractère miraculeux de la suite. (…) Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la votre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour » [3]. A quel compte le mettre ? Lacan s’appuie sur le Banquet pour en faire « une manifestation du réel ». Mais il précise au même endroit, sans doute pour nous prémunir contre son mythe, que « tout passage de cette manifestation à un ordre symbolique nous éloigne de la révélation du réel ».
A dire vrai, il y a une foule d’autres références dans l’œuvre de Freud et dans l’enseignement de Lacan qui mériteraient notre attention. J’en énumère encore quelques unes et lance un appel à les compléter : si l’une ou l’autre inspire l’un d’entre vous, sa contribution est la bienvenue. En vrac, « l’amour est une forme de suicide » (I), il permet à la jouissance de condescendre au désir (X), il est le prix du désir sur le marché (X), il est trompeur (XI) ; il n’a rien à faire avec le savoir (quoique les questions se touchent), il supplée au non rapport sexuel, il a à voir avec la poésie et s’adresse au semblant ; la jouissance du corps de l’autre n’est pas la preuve de l’amour (XX). L’amour ne se confond pas avec le rapport sexuel (XXII). C’est quand il est femme que l’homme aime (XXV). Et, ce qui n’est pas immédiatement homogène avec tout ce qui précède, « l’amour n’est qu’une signification » (XIV, 13 mars 1977)…
J’ai gardé pour la fin une thèse de Lacan qui, mise en tension avec les propositions énumérées pourrait donner un petit peu le vertige – elle constitue pour moi la véritable raison qui depuis un moment m’avait donné envie de ce séminaire. Je l’ai rappelé plusieurs fois au cours des séminaires écoulés, Lacan caractérise le Discours Capitaliste par la forclusion de la castration et le rejet des choses de l’amour : comment lire ce syntagme (égoïsme, compétition, sexualité de consommation, utilitarisme des relations, etc.) ? Mais surtout, quelles en sont les conséquences subjectives ? Si l’amour est bien ce qui assure la survie de l’enfant, qui met le sujet sur la voie du transcendant, de l’autre réel, qui permet à la jouissance de condescendre au désir, qui supplée au non rapport sexuel, qui témoigne de l’existence du discours analytique et du lien social lui-même (comme permutation possible des discours), etc., alors mesure-t-on concrètement ce que peut signifier ce rejet des « choses de l’amour » ?
Faisons résonner un instant ce syntagme – à partir de la logique déployée par Pierre Bruno la fois dernière.. La vérité endort, écrit Lacan, tandis qu’on s’habitue au réel [4]. Le sujet est réponse du réel au signifiant. Accepter la représentation par le S1 de l’Autre qui l’interpelle le confronte aussitôt à l’énigme de ce qu’il est « en vérité » et à l’indisponibilité du « réel de son être ». Il y a, entre le sujet et l’Autre, du non dénombrable, du transcendant, nous a rappelé Pierre Bruno. Supposer un sujet au savoir qui se dérobe entre le sujet et l’Autre mobilise l’amour de transfert – y « saisit » le transcendant. C’est cet amour qui permet au sujet de s’avancer vers le S2 dans un acte de parole dont il est l’effet. C’est le même amour que le chrétien adresse à Dieu, nom qui indexe le transcendant auquel parler confronte. Sans doute l’athéisme dénude ce transcendant, et l’on devine la nécessité d’un homme de paille du sujet supposé savoir pour continuer à mobiliser l’amour de transfert – dans une cure. Mais cela suppose que « les choses de l’amour » ne soient pas rejetées.
Soulignons, pour enfoncer le clou, la mutation qui s’observe de la nature du savoir : lequel tient désormais de la technique, au mieux de l’explication, indisponible pour le sens. De sorte que c’est la possibilité même du transfert qui est affectée. Il est jusqu’à la crise actuelle du capitalisme financier, dont l’on nous répète qu’il s’agit d’une crise de confiance, pour nous le rappeler !
Un propos tardif de Lacan [5] me paraît prendre acte de cette mutation et l’éclairer latéralement. « Il y a quelque chose dont je voudrais désigner l’incidence. Parce que c’est le biais d’un moment qui est celui que nous vivons dans l’histoire. (…) ce que nous vivons est très précisément ceci : que, (…) à ce Nom du Père se substitue une fonction qui n’est autre que celle du nommer à. Etre nommé-à quelque chose, voilà ce qui point dans un ordre qui se trouve effectivement se substituer au Nom du Père ». Cette substitution prend acte de l’échec de la psychanalyse à restituer la considération du Nom du Père dans le discours de la science. Dès lors, c’est le discours technique, celui qui fait de chacun un expert, qui prend le dessus au détriment de la possibilité du sens disqualifié.
Lacan enchaîne : « A ceci près qu’ici la mère suffit généralement à elle toute seule à en désigner le projet, à en faire la trace, à en indiquer le chemin. (…) Il est tout à fait étrange que là, le social prenne une prévalence de nœud, et qui littéralement fait la trame de tant d’existences, c’est qu’il détient ce pouvoir de nommer-à au point qu’après tout, s’en restitue au sujet un ordre, un ordre qui est de fer ». Est-ce que nous n’y sommes pas ? C’est cet « ordre de fer » restitué au sujet dont l’existence est noué par le social, où le « nommé à » a pris le pas sur le Nom-du-Père, qui me paraît mériter le syntagme de « subjectivité de notre époque ».
Je profite de l’occasion pour revenir sur l’article que Pierre Bruno a publié dans le dernier numéro de Psychanalyse [6]. Dans cet article, P. Bruno commence par rappeler que le père réel jouisseur, construit dans Totem et Tabou, tient le coup, malgré la faiblesse des données préhistoriques utilisées par Freud, parce que c’est un mythe de l’enfant. Ce mythe permet d’ailleurs d’interroger la jouissance de la mère. Sans le mythe œdipien, la jouissance est impossible pour tous – et réservée à Un. Il faut donc la jouissance phallique (le père mort, etc.) pour que puisse être posée la question de la limite de cette jouissance – et donc la jouissance de la mère. A supposer que celle-ci soit antérieure à la jouissance du père réel, elle n’est déductible que de l’après coup œdipien. La jouissance « pas-toute phallique » relève, selon la formule de Pierre Bruno de « l’écart entre la sexuation, qui inscrit un être comme masculin ou féminin, et le mode de jouissance de cet être qui ne se décalque pas forcément sur ladite sexuation. Ni une ni deux, comme le dit Lacan à propos de la jouissance » (p. 7).
Je saute au passage où P. Bruno rappelle que la cure permet au sujet de déplier les différentes strates où s’inscrit son histoire. Le problème posé par la fin : « comment le sujet cesse de se lire comme un personnage de roman pour se découvrir comme l’écrivain, dès le début, du récit qui faisait pour elle ou lui « « destin « « et non ‘’vie‘’ ». Pierre Bruno indique que la cure amène à relire la division maternelle, dont la castration est recouverte, dans la névrose, par un démenti. La question est celle de « l’externalisation de l’objet a » : le sujet vérifie, à terme, que l’objet est prélevé sur l’Autre « au moyen du manque dont l’Autre le fait émerger ». Cela nous l’avons rappelé en commençant (point 1 a et b). Dans cet objet, le sujet approche le plus réel de ce qu’il est. Il découvre pourtant que cet objet « s’avère n’être ni de l’Autre, ni du sujet, ce qui le fonde comme réel ». Ces coordonnées structurales de l’inscription du sujet dans le langage créées à partir de l’usage de la parole en même temps que se crée (pour le sujet) le réel, aucun Dieu et aucune déesse ne peut le savoir. Cela n’empêche pas de supposer la mère savoir !
Il convient même que l’analysant renoue avec celle que Pierre Bruno désigne du terme de « maman de l’amour », suppléante du rapport sexuel qui n’existe pas. Elle a été supposé savoir. Par la suite, elle a été critiqué et refoulée comme agent de la castration (la problématique est différente pour les filles et les garçons, les hystériques et les obsessionnels). Elle est parfois retrouvée, au terme d’une cure – c’est ce moment décisif que P. Bruno isole – « comme ayant été la maman de l’amour » : à ceci près, que, cette fois, elle peut être désupposée savoir. N’est-ce pas là ce que visait Freud, quand il notait qu’à la fin d’une analyse, la crainte de coucher avec la mère tombait – non pas parce que l’inceste deviendrait possible sans honte, mais parce que s’y lirait en clair l’inexistence du rapport sexuel ? Cet amour détaché du savoir, voilà l’expérience que le rejet des choses de l’amour rejetterait hors de la communauté humaine. Que reste-t-il du savoir sans cette confrontation à l’amour ?
Une dernière remarque pour conclure. Il m’est revenu presque comme une objection à ce que j’avance le fait que Lacan salue la lecture que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont réalisée de « L’instance de la lettre » et publiée sous l’intitulé : Le Titre et la lettre[7]. Lacan présente ce travail comme « un modèle de bonne lecture » qui retrouve l’impasse à laquelle conduit la subordination du signe à l’égard du signifiant, quitte à la retenir contre lui. Il regrette de ne pas avoir obtenu l’équivalent de son entourage. Du fait même que Lacan dénonce la présence d’une évidente intention de le déconsidérer lisible dans les trente dernières pages, la haine est parfois évoquée par les commentateurs ultérieurs de Lacan comme une condition de bonne lecture. Or la thèse de Lacan est explicitement le contraire : « Je peux dire d’une certaine façon que, s’il s’agit de lire, je n’ai jamais été si bien lu – avec tellement d’amour »[8]. Ce passage est oublié au profit d’un autre où Lacan corrèle la haine à la désupposition du savoir : « Après tout, puis-je présumer de ce que savait Aristote ? Peut-être le lirais-je mieux à mesure que ce savoir, je le lui supposerai moins » (64).
Si l’amour est la condition pour s’avancer vers le sujet supposer (est-ce identique à « supposé » ?) savoir, la lecture trouve sa pertinence dans la scission accomplie de l’amour et du savoir [9]. Lacan en déduit que ce qu’il nous est offert de lire existe du fait du langage : l’écrit se définit comme « ce qui vient à se tramer d’effet de son ravinement ». Il faudrait évoquer ici la « lettre d’amour ». Mais c’est pour conclure de façon étonnante pour moi qu’il serait dédaigneux « de ne pas au moins faire écho à ce qui au cours des âges, s’est élaboré sur l’amour, d’une pensée qui s’est appelée – je dois dire improprement – philosophique » (souligné par moi, 64). Etonnante définition de la philosophie : une élaboration de savoir sur l’amour. Ainsi se vérifie un propos de Lacan déjà rapporté dans ce séminaire – et qui somme toute est susceptible de nous orienter dans cet exercice. Après avoir indiqué que le commentaire vise à mettre en valeur ce qui ne se comprend pas, il conclut : « Commenter un texte, c’est comme faire une psychanalyse » [10].
[1] Cf. l’article « amour » in Alain Rey (sous la direction de), Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française, Tome 1 (A/E), Paris, Editions Le Robert, 2000, pp. 119-121.
[2] Jacques Lacan, Séminaire VIII : Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, pp. 66.
[3] Idem pp. 66-67.
[4] – Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 521.
[5] Jacques Lacan, Séminaire XXI : Les non dupes errent, séance du 19 mars 1974.
[6] Jacques Lacan, Séminaire XX : Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p. 62 (63, 93).
[7] Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le Titre et la lettre : une lecture de Lacan, Paris, Galilée, 1973.
[8] Jacques Lacan, Séminaire XX : Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p. 62 (63, 93).
[9] Dans la discussion, Dimitris Sakellariou a rappelé que Lacan faisait de la psychologie la scission inaccomplie de S(A barré) et de a (Séminaire XX, 13 mars 1973) : en effet, la psychologie prétend attraper par les moyens du savoir le réel du sujet sans reste – ne réussissant qu’à le rabattre, au mieux, sur ce que l’individualité doit à la nature. Il n’y a pas à s’étonner que, pour le coup, elle soit incapable du moindre savoir sur l’amour.
[10] Jacques Lacan, Séminaire 1 : Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Seuil, 1975. Cf. Marie-Jean Sauret, « L’horreur de l’anonymat », in Pierre Bruno, Marie-Jean Sauret, Une autre psychanalyse (2004-2005), Paris, APJL, 2007, p. 8.
