7 mai 2007
Je voudrais apporter une suite à ce que je vous ai dit la fois dernière et dont je récapitule le contenu : l’aimer auquel nous avons affaire dans l’émergence du moi réel originaire, ou le réel originaire du moi, c’est la signification en tant que vide. Je laisse pour l’heure à l’écart le deuxième point abordé.
Je précise : la signification (Bedeutung), en tant que vide, cela veut dire que la référence dite vide est vide, faute d’un objet qui puisse exister, avec la mise hors jeu, consécutivement, du principe de réalité. Cela veut dire aussi et surtout que quand je parle, même si je parle d’un objet qui peut exister, je rate le je d’où je parle. Vous savez bien sûr que Lacan a d’abord opposé à cette fatalité la parole dite pleine, celle qui relèverait du sens, et dans laquelle le mode de donation de l’objet correspondrait au point d’où le je parle, mais c’est pour déchanter assez vite, dans la mesure où il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire. C’est là la clé, la clé qui est dans la malle fermée par cette clé, du savoir psychanalytique. Saisissons bien ceci : au niveau de la référence vide : l’homme est un animal ; il n’y a pas d’homme. Cette phrase a la même structure que celle-ci, au niveau de la signification en tant que vide : l’homme est baiseur ; il n’y a pas de rapport sexuel.
Pouvons-nous en tirer une conséquence quant à la différence entre le savoir scientifique et celui du psychanalyste ? Oui. Le savoir du scientifique relève, c’est la dernière thèse de Lacan, du discours de l’hystérique. Vous trouvez ça, par exemple, dans « La note italienne » (qui est non de 1973, comme l’indique Jacques-Alain Miller, mais de 1974, comme l’a démontré Érik Porge dans un article à paraître incessamment dans le numéro 9 de PSYCHANALYSE). C’est un savoir dans le réel, qui n’implique aucune impossibilité, sinon que le réel est inépuisable. Il n’en va pas de même avec le savoir du psychanalyste, qui doit compter avec un réel irréductible propre au savoir inconscient. C’est cette ignorance docte (cf. de Cusa) qui fonde la psychanalyse, en tant que savoir, sur deux piliers : l’inexistence du rapport sexuel, l’existence de l’objet a. Ce dernier, un analyste peut en tenir l’emploi, à condition d’être produit comme rebut du savoir. Cela me permet d’affirmer que, au regard du savoir psychanalytique, science et religion sont dans le même couloir, celui du Nom-du-Père et non celui du symptôme. Ainsi, dans un livre qui vient de paraître, Le joie spacieuse, Essai sur la dilatation de Jean-Louis Chrétien, l’auteur situe l’expérience mystique « à l’inverse » d’un vers de Schiller : « Und das Dort ist niemals hier ! », vers assez extraordinaire, dont il faut louer Chrétien de l’avoir repéré et cité : « Et le là n’est jamais ici ! » Mais, le commentant de cette façon, il méconnaît que cette in-coïncidence du là (Dort) et de l’ici (Hier), à condition d’être acceptée (Bejahen), est ce qui révèle la liberté de l’humain, l’ouverture des « espaces infinis » qui ne l’effraient plus. Il y a cependant une distinction encore plus simple entre le savoir de la science et le savoir du psychanalyste. Le premier concerne des objets. Le second concerne le sujet de la science lui-même.
Par là, nous sommes ramenés à la question du moi, et à une interrogation simple : cette ouverture de l’espace, cette libération, implique-t-elle la dissolution du moi (c’est plutôt la pente de Catherine Millot) ou son élargissement, le moi devenant l’espace dans un mouvement peut-être maniaque (mais ce n’est pas sûr du tout) et certainement pas mégalo, puisque la métrique, qui reste dans l’ordre des quantités, en est absente. J’y reviendrai. En attendant, je voudrais reprendre ce que j’ai amorcé dans notre dernier débat : « l’aimer » (das Lieben) comme constituant du moi-sujet (l’expression, un hapax me semble-t-il, est de Freud). Ce das Lieben ne vient pas de l’Autre. Venant de l’Autre, l’amour ne va pas sans la haine. Ici, il s’agit d’un amour comme effet de la structure, qui est fait d’un vide, celui qui émerge dans le ça parle de lui, pour autant que ce ça parle de lui est, foncièrement, une parole vide, le lui ratant le je, pour une raison que la grammaire rend visible en distinguant les deux personnes. C’est pourquoi d’ailleurs, outre le je et le il, il y a du tu, dont on espère une médiation entre ces deux espèces antipodiques. Il m’a été rapporté un fragment de vie : une jeune femme veut se noyer, obéissant à ce qu’on peut ici à juste titre appeler la double contrainte de l’Autre. Elle ne peut exister sans disparaître. Or, au dernier moment, sur le point de couler, elle se reprend. Il me semble qu’on peut discerner d’un côté un effet d’hainamoration venant de l’Autre, de l’autre côté, quand elle se reprend, quoi, sinon un élan de la fée libido. Cette libido, c’est un terme impersonnel. C’est un effet de la structure, qui a certes l’Autre comme condition, mais l’effet ne vient pas de l’Autre. Cette remarque me ferait pencher pour distinguer amour de libido et considérer que, par ce das Lieben, Freud dénote l’émergence inchoactive de la libido.
J’en arrive à un dernier développement, qui me paraît nécessaire avant de réexaminer la question de l’expérience mystique et le statut du moi. Je vais m’appuyer sur le dernier article, inachevé, de Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense » (« Die Ichspaltung in Abwehrvorgang », 1938). Cet article est le référentiel de Lacan quant à la division du sujet (cf. « La science et la vérité »). Freud commence par dresser l’épure d’une situation de conflit, dans laquelle le moi est dans l’incapacité de choisir. Le conflit est « entre la revendication (Anspsuch) de la pulsion et l’objection (Einspruch) faite par la réalité ». Comment le moi répond-il ? D’une part, il ne se laisse rien interdire et maintient la satisfaction pulsionnelle. D’autre part, il tient compte de l’objection faite par la réalité en formant un symptôme. Le résultat est que, conclut Freud, « le succès a été atteint au prix d’une déchirure (Entzweiung) dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus mais grandira avec le temps ». Avec cette découverte « nouvelle et déconcertante », exit la fonction de synthèse du moi, qui continue à faire la bonne soupe de l’IPA. C’est d’ailleurs un des points d’appui de Lacan dans sa critique féroce du moi fort.
Freud, dans la suite, propose un cas clinique concret (un garçon entre 3 et 4 ans face à la menace de castration). Je ne vais pas m’en saisir en détail, mais pointer seulement que la réponse du garçonnet tient dans un « fétiche » : « Il s’est créé un substitut au pénis de la femme, en vain cherché (vermissten). » Solution perverse donc, mais ce n’est pas tout. Certes, il poursuit sa masturbation mais, simultanément, un symptôme apparaît, qui témoigne que, fétiche ou pas, il crédibilise la castration. Nulle part ailleurs chez Freud on ne pourrait trouver une aussi limpide répartition entre le fantasme, dont la clé de voûte est le fétiche, et le symptôme (dans ce cas, angoisse d’être dévoré par le père et surtout sensibilité pathologique de deux petits orteils). On voit bien que la reconnaissance de la castration (il n’y a pas de rapport sexuel) est du côté du symptôme. On peut apercevoir aussi que la forgerie du fétiche pose inconsciemment le père comme celui devant lequel il faut se tenir à carreau pour éviter qu’il ouvre les yeux. Cela étant, il ne me paraît en rien abusif de poser que cette déchirure (Entzweiung) est originaire. D’emblée, sous l’action de la structure, le moi se divise en deux. D’une part, il donne lieu à une formation imaginaire, le stade du miroir, dans laquelle j’aimerais dire qu’il fait fonction de fétiche, au sens où l’instance imaginaire du moi fait l’impasse sur le non-spécularisable. D’autre part, il se fait symptôme. Peut-être, ce qu’il faudrait ajouter pour achever l’article de Freud, mais en prélevant dans son œuvre antérieure, la pièce manquante du puzzle, c’est qu’il y a une relation articulable (sinon ce n’est pas un symptôme) entre la satisfaction pulsionnelle (la masturbation dans le cas du garçonnet de Freud) et la face défensive du symptôme, déplacement du pénis aux deux orteils (je vous laisse apprécier le deux) et changement du plaisir en déplaisir. Touche finale : plaisir d’un côté, déplaisir de l’autre, mais même jouissance.
