[Dans un premier temps, nous distinguerons communauté et communautarisme. Je tenterai de montrer comment l’expression « singularité quelconque » qui a retenu mon attention semble relever davantage d’une « métaphysique ». L’écart avec la psychanalyse semble se situer sur la conception du langage notamment dans les dimensions du symbolique et de l’imaginaire. J’essaierai de reprendre les choses autrement avec la question de l’articulation du dire (singulier/particulier ?) et de la communauté. ]
Deux aspects fondent classiquement une communauté : le sentiment d’appartenir à un groupe (identitaire), et la recherche d’intérêts communs. Il y a des deux chez Freud. D’abord l’intérêt (l’accès aux femmes) et dans un deuxième temps l’identité. C’est la base de constitution des groupes avec sa loi.
Communautarisme : C’est un terme qui est apparu en liaison avec les revendications de certaines communautés (indiens,noirs…). L’identité et les devoirs envers la communauté sont privilégiés. Le groupe est privilégié par rapport à l’individu, l’appartenance est forte. « Il s’agit donc d’un terme d’usage polémique, nettement péjoratif : nul ne s’affirme naïvement et fièrement « communautariste » (pas plus que « raciste »), et les « dérives communautaristes » dénoncées sont toujours celles d’un groupe autre que le groupe d’appartenance du dénonciateur. Le « communautariste », c’est l’autre ».(observatoire des communautarismes-internet).
Il est certain que la communauté dont parle Agamben (1) n’est pas identitaire. Il s’agit de cette identité négative que soulignait Gabrielle Devallet Gimpel à partir de JLNancy et de Bataille qu’Agamben déplace me semble-t-il, en introduisant la notion de « singulier quelconque ». Pour ces théoriciens, nous ne sommes pas comme pour la psychanalyse, en référence avec le stade du miroir, base de l’identité et qui pourra ensuite contribuer à constituer une certaine forme de communauté (cf les travaux de José Guinart ou d’Inès Lassagne). Nous savons que le spéculaire est toujours en défaut : il n’y a pas adéquation parfaite du sujet avec l’image du miroir. L’histoire du miroir est celle d’une rencontre, celle du petit autre porté par le grand. La dimension identitaire est nécessaire et embarrassante pour le sujet . La tentation va être de combler l’embarras par une illusion communautaire (politique, matrimonial, de village, familiale, économique…). Il s’agit de se reconnaitre à travers les autres. Faut-il parler du jeu des premières alliances liées à l’amour, dès la cour de récréation ?
La communauté du « singulier quelconque » refuse toute référence à l’identité donc à la comparaison : c’est le quelconque. Cette communauté ne fait pas un groupe (référence identitaire). C’est plutôt une collection (un + un etc.). Cet Un, il faut certainement l’entendre comme un tout seul, phallique. En psychanalyse, il n’y a pas d’un sans l’autre par lequel il se divise. Pour la psychanalyse, il y a à la fois la question de la rencontre et celle du langage qui introduit à la loi symbolique, celle qui implique la castration. A travers le singulier quelconque, Agamben propose une construction qui intègre le langage entre l’individu et le groupe. Le langage dans une conception philosophique.
Si nous n’avons pas d’autre, ni d’Autre, nous avons un être sui généris (de son propre genre) : c’est un terme lié à la propriété intellectuelle. Faut-il penser que d’entrée, l’Autre serait barré ? Ce qui reviendrait à dire que la castration n’est pas un fait lié au symbolique. Il ne peut s’agir davantage d’une forclusion. Nous ne sommes pas sur les mêmes bases théoriques. Alors, Il s’agirait alors plutôt d’une métaphysique (fait consister l’être). Mais, il semble qu’Agamben s’en dégage en liant au binaire de départ, un troisième terme, que Badiou appellera un procédé de « diagonalisation » . Ce troisième terme fait la jonction entre deux autres qui constituent « un système d’oppositions traditionnelles » (Badiou)
C’est un système difficile à penser. La communauté acéphale supposait des rencontres, mais d’individus dont il est difficile d’imaginer ce qu’ils avaient à partager. Une mystique peut-être ? « Nous sommes farouchement religieux. Et dans la mesure où notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui, une exigence intérieure veut que nous soyons également impérieux. Ce que nous entreprenons est une guerre. » (Bataille : la conjuration sacrée) Il s’agit avant tout d’une position éthique. Nous sommes pour une part hors du champ politique. Si le sujet rencontre le politico-social (les chars la place Tien an men), c’est parce qu’ils existent en-dehors de lui. Il me semble que comme Bataille, Nancy, Blanchot, Agamben fait ressortir la dimension asociale du sujet. C’est certainement un point avec lequel nous pouvons être en accord partiel avec lui, avec eux, mais en n’empruntant pas le même chemin.
Y a-t-il une utilité à parler dans ce contexte, c’est à se poser la question de ce qui relève l‘échange ? A viser le « singulier quelconque » de chacun, n’est-ce pas le sens qui se perd ? Classiquement « le caractère ineffable de l’individualité » s’oppose « à l’intelligence de l’universel » (Badiou). Pour Agamben, ce qui s’expose, ce qui fait communauté, c’est le quelconque. (diagonalisation) Et entre quelconques, il n’y a pas identité. Là, nous sommes sur quelque chose de plus difficile. (Quelconque / couple traditionnel : individualité-universalité) « La singularité renonce ainsi au faux dilemme qui contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel. » p10.
S’il s’agit d’une diagonalisation, il faut peut-être poser que le singulier quelconque est ce qui permet la rencontre classiquement impossible des deux termes individualité et universalité ? Mais comment ? « L’antinomie de l’individuel et de l’universel tire son origine du langage…..Il transforme, autrement dit, les singularités (un arbre) en membres d’une classe (les arbres). » p15. Cela nous renvoie au syllogisme : tout homme.
Pour s’en dégager , Agamben se référe au paradoxe de Russel : l’ensemble qui contiendrait tous les ensembles n’existe pas en logique. Pour Agamben, le paradoxe c’est la langue elle-même. « Les paradoxes définissent, en effet, le lieu de l’être linguistique ». p16 Ce qui « échappe à l’antinomie » un et tous (un arbre et tous les arbres), c’est l’exemple. L’exemple inverse la donne : un vaut pour tous. L’exemple permet de se passer de toute identité puisqu’il en est en quelque sorte le porteur.
« L’être exemplaire est l’être purement linguistique. Exemplaire est ce qui n’est défini par aucune propriété sauf l’être-dit ». Si nous pouvons distinguer deux classes être et non-étant, c’est un autre couple dont Badiou dit qu’Agamben le résout par la diagonalisation en logeant l’être y compris dans la pierre. Il s’agit de « l’être pierre de la pierre ». Je l’entend comme la nature même de la pierre (être pierre) (immanence/transcendance- Archi-transcendantal (p69) d’Agemben : « divin est l’être pierre de la pierre »). L’idée, c’est « l’avoir eu lieu de la chose ». P107 il précise : « une chose est (dite) rouge et, en cela, en tant qu’elle est dite telle et se réfère à soi comme telle (non pas simplement comme rouge), est exposée. L’existence comme exposition est l’être-tel d’un quel. ». « Quelconque est la figure de la singularité pure. La singularité quelconque n’a pas d‘identité, n’est pas déterminée par rapport à un concept….. ; elle est plutôt déterminée uniquement à travers sa relation à une idée, c’est-à-dire à la totalité de ses possibilités. » p68.
C’est une pensée difficile parce qu’elle refuse l’enfermement . Agamben insiste à partir de Guy Debord sur la société du spectacle : « …c’est cette puissance même de communication, cette essence générique même (c’est-à-dire le langage), qui se voit séparée dans une sphère autonome. Ce qui entrave la communication, c’est la communicabilité même ; les hommes sont séparés par ce qui les unit. » p84. Refus de tout système, pensée qui se construit dans une « radicalité politique ». Cette radicalité s’inscrit contre « l’état des choses » plus que contre l’Etat (Badiou qui lui est très engagé politiquement). Mais au final, le « singulier quelconque » ne peut rencontrer que les chars de la place Tien an men. Agamben introduit un rapport à la vérité dans l’opposition à la « non-vérité , c’est à dire en tant qu’avoir lieu du faux, en tant qu’exposition de son intime propriété. » p19 La psychanalyse depuis Lacan pose deux dimensions à la vérité : la première liée à la signification, c’est-à-dire qui fait consister l’Autre et celle qui se dégage des discours qui renvoie à une position du sujet dans l’inconscient. Agamben, en se référant aux Cathares (faire le bien parce qu’ils avaient la connaissance, mais non la pratique du mal) construit avec l’avoir-lieu le pont qui au final défait le binaire vrai-faux.
Si les chars représentent l’état des choses plus que l’Etat (Badiou), ce que l’individu rencontre, c’est du dur ! Peut-on alors penser que les chars sont une figure du réel ? Mais déconnecté du lien social (les discours) pour une identité indépendante (solo Uno) est-ce que le singulier quelconque n’aboutit pas à un idéalisme sacrificiel ? Ou ne faut-il pas supposer un individu sans souffrance, sans pulsion de mort ? Badiou relève d’autres diagonales encore entre le commun et le propre, le bien/le mal, le nommé et l’innommable. « A ce propos, la méthode d’Agamben montre qu’est toujours requis un 3° terme….pas seulement supplément des deux autres et encore moins leur résultat dialectique, c’est le laisser être tel….ou le ainsi de toute saisie. ».
A propos du ainsi : « Telle serait la façon d’entendre la théologie négative : ni celui-ci, ni celui-là ni ainsi ni même ainsi – mais ainsi tel qu’il est, avec tous ses prédicats (tous les prédicats ne constituent pas un prédicat). Pas autrement nie chaque prédicat comme propriété (sur le plan de l’essence) mais il les reprend tous comme im-propriétés (sur le plan de l’existence). Un tel être serait une existence pure, singulière et toutefois parfaitement quelconque. » p102-103.
J’espère mieux vous faire cerner la difficulté (et ma prétention lorsque j’ai introduit Agamben !). Comme psychanalyste, je vais garder l’axe du langage et de ses conséquences dans le social. Il s’agit de se dégager d’un débat philosophique. Axons la fin de notre travail sur le langage. P 110 : « sens et référence n’épuisent pas la signification linguistique. Un troisième terme est nécessaire : la chose même, l’être tel quel, qui n’est lui ni la référence ni le sens » J’entendrais là ce qui échappe. Agamben le tire du côté de l’être, l’état des choses, l’ainsi, là où Lacan introduit la résistance à la signification. L’être tel quel relève certainement de l’intelligible, d’un savoir déjà là ou possible. A cette place, Lacan loge le réel. Nous glissons d’Agamben avec l’ainsi à Lacan avec l’insu.
Pour pousser les choses plus loin, la question de l’être, n’est pas la même non plus. Pour l’un, on pourrait peut-être dire qu’il s’agit du saisissable de l’insaisissable, pour l’autre d’une consistance impossible. « ce qui est soustrait à l’autorité de la langue, ce n’est que l’être dans le langage » p79 « l’avoir lieu des choses n’a pas lieu dans le monde »p110 et comme le souligne Badiou, la boucle se boucle avec p119 « comment est le monde, -cela est en dehors du monde ». C’est « l’irréparable ». Dans ce contexte, il est peut-être possible d’entrevoir ce qu’est le singulier quelconque ; je résumerai en disant c’est celui qui compte pour Un.
Le lien avec la communauté est beaucoup plus difficile à entrevoir. Il s’agit du lien entre l’ETAT (état des choses) et le non-état (l’humanité). Dans la logique d’Agamben, l’appartenance qui marque classiquement l’identité devient l’appartenance elle-même, c’est-à-dire au sens de la communauté inavouable de Blanchot une communauté négative (le non-état).
Je n’irai pas plus loin : je ne suis pas du tout philosophe et je n’en ai pas la prétention. Je tente de puiser quelque chose d’une lecture et d’une expression « singulier quelconque » qui m’a accrochée. Mes collègues ont rappelé que nous avons ouvert cet espace pour que chacun puisse s’exprimer, de sa position, dans le rapport à la psychanalyse. Les premiers travaux ont rencontré la question : Est-ce la psychanalyse ? Je déplacerai la question : qu’est-ce que la psychanalyse ? Et là où la question de la communauté nous intéresse au plus haut point, c’est dans le lien de cette question avec une autre : qu’est-ce qu’une psychanalyse ? Comment opère le lien entre le particulier de la cure et la théorie : c’est une question que je pense fondamentale si nous voulons nous dégager d’un rapport figé à la théorie. C’est la question de la théorie et de l’invention, du renouvellement théorique qui garde au vif cette remarque de Freud que le cas (le particulier) doit permettre de renouveler la théorie. Ce qui suppose l’accueil du nouveau. Mais pas tout : le même Freud était intraitable sur certains points.(l’inconscient collectif, la protestation virile…). Un impossible ? C’est le point où Agamben a pu m’intéresser : dans la tentative de construire quelque chose (l’exemple) dans l’espace vide entre l’individuel et le collectif. « Ce que le quelconque ajoute à la singularité n’est qu’un vide, une limite ; le quelconque est une singularité plus un espace vide, une singularité finie et, toutefois, indéterminable selon un concept. » p69.
1 – AGAMBEN : La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. La librairie du 20° siècle – 1990
2 – BADIOU : Intervention dans le cadre du collège international de philosophie sur le livre de Giorgio Agamben (transcription)
3 – BATAILLE : La conjuration sacrée
