15 mars 2008
Qu’est-ce qu’une psychanalyse ? A cette question, Lacan répond : ce que l’on est en droit d’attendre d’un psychanalyste. Mais alors qu’est-ce alors qu’un psychanalyste ? Et bien on peut répondre que c’est le produit, éventuel, d’une psychanalyse menée à son terme et on n’a pas avancé d’un pouce. Par sa proposition fameuse, l’analyste ne s’autorise que de lui-même, Lacan a disqualifié les procédures bureaucratiques d’habilitation en vigueur chez les post freudiens. Il n’en a pas pour autant été soulagé de cette question. Qu’est-ce qui peut bien décider de l’émergence de ce désir qui pousse un analysant à vouloir occuper cette place singulière entre toutes ? C’est pour trouver des éléments de réponse qu’il lancé en 1967 sa proposition sur le psychanalyste de l’Ecole et inventé la procédure de la passe.
J’ai demandé à faire la passe à l’APJL. Je l’ai fait plusieurs années après la fin de mon analyse parce que j’espérais y trouver un cadre pour revisiter et réordonner mon trajet dans l’analyse. En cela, je n’ai pas été déçu. J’ai donc tiré au sort puis rencontré deux passeurs ce qui m’a confronté à deux surprises La première, c’est que je me suis trouvé incapable de me préparer d’aucune façon à ces rencontres, d’écrire, par exemple. La deuxième, c’est que contre toute attente et sans doute par la grâce de l’attention soutenue de mes passeurs, un récit étonnamment fluide et cohérent s’est déroulé, retraçant en quelques heures, deux décennies de travail et la logique d’une existence, ce qui l’a déterminée comme ce qui en a infléchi le cours.
C’est en soi une expérience qui vaut le coup et dont je me serais amplement contenté. Mais le cartel auprès duquel mes passants ont rapporté mon récit a validé ce que j’avais repéré comme un moment de passe en me nommant AE, Analyste de l’Ecole. Par cette décision, il a fait le pari de me compter parmi ceux qui peuvent « témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse, spécialement en tant qu’eux –même sont à la tâche ou du moins sur la brèche de les résoudre »1. Ce qui reste tout de même à vérifier.
Lors de la réunion de l’Assemblée de Paris du 26 janvier 2008, la discussion qui a suivi l’exposé des premiers travaux de l’atelier de topologie a rapidement amené la question : c’est bien beau, la clinique borroméenne, mais qu’en est il alors de la structure ? Comme je venais d’apprendre ma nomination d’AE, que la question de l’articulation entre clinique structuraliste et clinique borroméenne me travaille aussi et qu’elle trouve, à mes yeux tout au moins, sinon quelque éclairage dans ma passe, du moins matière à discussion, j’ai proposé d’intervenir ici.
Ce que j’identifie comme moment de passe finale est survenu à l’issue de deux tranches successives d’analyse d’une dizaine d’années chacune. Je le repère comme virage final parce qu’il a eu notamment pour conséquence l’évanouissement radical du savoir supposé à l’analyste. Corrélativement, ce moment amena un profond remaniement de mon rapport à une pratique engagée depuis plusieurs années. Pour le dire en deux mots, toute interférence entre l’acte et sa représentation a cessé. Ce n’était toutefois pas à proprement parler la fin de mon analyse, un temps supplémentaire s’étant avéré nécessaire pour que s’opère la séparation d’avec l’analyste.
Après de nombreux tours et détours centrés sur les problématiques oedipiennes classiques, pour dire vite mes démêlés avec l’insatisfaction maternelle et les carences paternelles, ma cure avait produit un allégement des symptômes qui m’avaient amené en analyse, la chute des identifications, la rencontre des limites du symbolique et une vacillation prononcée des semblants phalliques, corrélatives d’une proximité inédite du réel.
C’est donc dans ce contexte, qu’au cours de quelques semaines marquées par une intense tonalité anxio-dépressive, apparurent successivement diverses formations symptomatiques transitoires. Dans cette ronde du symptôme, j’ai choisi d’évoquer pour servir mon propos deux épisodes, isolés et introduisant une nette discontinuité de mon rapport au monde, caractérisés par un mouvement de localisation de la jouissance au lieu de l’Autre, c’est à dire portant la marque de la paranoïa. Le premier dura quelques jours et céda en présence de l’analyste. Le deuxième ne dura que quelques heures et se dissipa de lui même.
Quelle lecture faire de cette séquence ? C’est ce que je me propose d’examiner à partir des appareils conceptuels des deux cliniques, la clinique structuraliste des années 50 et la clinique borroméenne des années 70.
En 1958, considérant qu’il n’est « pas question d’oedipe s’il n’y a pas le père et (qu’) inversement, parler d’oedipe, c’est introduire comme essentielle la fonction du père » 2, Lacan introduit une distinction formelle entre le père comme sujet et le père comme fonction, pour aborder une autre dimension que la dimension réaliste du personnage paternel.
Cette autre dimension, il l’aborde par l’articulation des trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, ce qui l’amène à reprendre le tableau à trois étages qu’il avait introduit l’année précédente où il distingue :
• la castration, manque symbolique dont l’agent est réel et l’objet imaginaire ;
• la frustration, manque imaginaire dont l’agent est symbolique et l’objet réel ;
• et la privation, manque réel dont l’agent est imaginaire et l’objet symbolique.
C’est donc par l’articulation des trois catégories RSI que le père entre en fonction, comme métaphore. Par la métaphore paternelle, le Père entre en possession par voie métaphorique de l’objet du désir de la mère qui se présente sous la forme du phallus. Autrement dit, par l’opération métaphorique, le Nom du Père barre le désir de la mère et introduit le sujet à la signification phallique.
Le Nom du Père a ainsi « la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, de l’autoriser à exister, d’en faire la loi », il conditionne l’entrée en jeu du phallus dans le système signifiant comme « signifiant du signifié en général. »3 .
La psychose se caractérise alors comme le manque d’un signifiant dans l’appareil symbolique dont dispose le sujet. La forclusion du Nom-du-Père signe l’échec de la métaphore paternelle et constitue « le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la différencie de la névrose »4 .
Selon la conception de Lacan à cette époque, le psychotique, le sujet forclos ne peut tenir que pour autant que le point critique de son édifice symbolique ne soit pas touché. Que le Nomdu- Père « soit appelé en opposition symbolique au sujet »5 révèle le défaut du signifiant lui même, « un pur et simple trou, lequel par la carence de l’effet métaphorique provoquera un trou correspondant à la place de la signification phallique »6..
Lacan met donc au compte de l’absence du processus métaphorique l’effondrement psychotique, la régression au stade du miroir et les tentatives du sujet psychotique pour pallier par l’imaginaire l’élision du phallus. Sa démonstration repose sur l’analyse des mémoires du Président Schreber, notamment de sa vision de la fin du monde, de l’altération de l’identité et de l’image du corps, de la conviction de sa propre mort, de la stupeur catatonique rapportée par ses médecins jusqu’à la résolution dans la métaphore délirante d’être une femme en subissant l’éviration.
En dégageant l’opérateur logique du Nom du Père, Lacan pose les fondements de la clinique structurale en situant dans le rapport au signifiant, les deux processus qu’avait repéré Freud, refoulement pour la névrose, forclusion pour la psychose. On se situe dans une logique binaire rigoureuse, il y a ou il n’y a pas.
On pourrait être porté à assimiler le moment particulier ci-dessus évoqué, que je réfère à un moment de passe, à un déclenchement psychotique. Mais cela cadre mal avec l’expérience pour au moins trois raisons. D’une part ce moment ne peut être rapporté à une cause déclenchante type, mais plutôt à l’issue logique du processus analytique lui-même. D’autre part il y a la brièveté de l’épisode considéré, qui reste un moment isolé de discontinuité dans un vécu subjectif qui se trouve restauré à la fin. Enfin il ne conduit pas à l’instauration de cet Autre absolu dont Schreber fait son partenaire dans la figure de Dieu, mais au contraire, à la révélation de son inconsistance dans l’évanouissement du sujet supposé savoir.
La clinique structuraliste, à laquelle nous nous sommes tous formés, se trouve à certains égards subvertie par la clinique borroméenne construite par Lacan dans les années 70 que nous peinons encore à nous approprier. C’est que cela suppose d’abandonner la terre ferme et le confort des classifications bien tranchées pour des terrains moins assurés.
Si dans un texte de 1948, il martelait que « ne devient pas fou qui veut »7 il manifestait 25 ans plus tard une conception beaucoup plus extensive de la psychose, n’hésitant pas à ironiser sur lui-même lors de son passage à l’Université de Yale : « je dirais que je suis psychotique en ce sens que j’ai toujours essayé d’être rigoureux »8 ou en constatant la même année dans son séminaire que finalement, « ce n’est pas un privilège que d’être fou »9
Dans les années 1970 Lacan reprend donc ses catégories RSI, non plus dans le cadre d’une combinatoire des catégories du manque mais dans une approche topologique. Dans cette approche, le privilège accordé précédemment au symbolique se perd, le sujet ne se supporte plus d’un signifiant privilégié mais d’une forme particulière de nouage opéré entre les trois catégories RSI figurées par autant de ronds de ficelle.
Les noeuds borroméens résultent d’un entrecroisement de ronds tels que la rupture d’un seul libère tous les autres. On peut en réaliser avec autant de ronds que l’on veut, mais il en faut au moins trois.
La solution parfaite consisterait dans le nouage borroméen des trois ronds de l’imaginaire du symbolique et du réel. Mais Lacan nous indique qu’il n’en est pas ainsi et que, dans le cas le plus général, les trois ronds RSI sont simplement empilés les uns sur les autres et que leur nouage en nécessite un quatrième.
Partant de la lecture des textes de James Joyce, il reprend alors la question « qu’est-ce qu’un père ? ». Sa réponse n’est plus alors référée à la structure du langage, il ne dit plus que c’est une métaphore. Ce qu’il indique, c’est qu’un père , c’est un élément topologique, je cite : « le père est cet élément quart sans lequel rien n’est possible dans le noeud de l’imaginaire, du symbolique et du réel ». Mais il ajoute, qu’ « il y a une autre façon de l’appeler et c’est là que je coiffe aujourd’hui ce qu’il en est du Nom-du-Père au degré où Joyce en témoigne – de ce qu’il convient d’appeler le sinthome. »10
Avec le sinthome, Lacan introduit une nouvelle catégorie qui coiffe, qui englobe ce qu’il avait jusqu’alors référé au Nom du Père. Le privilège accordé à ce signifiant tombe et le Nom Du Père devient une forme symptomatique parmi d’autres permettant d’assurer un nouage convenable RSI.
On remarque que d’une époque à l’autre se produit une sorte de retournement. Dans les années 50, c’est par la mise en fonction de l’articulation structurale des trois catégories du manque, réel, symbolique et imaginaire, que le sujet accède à la plénitude de l’ordre symbolique et au signifiant du Nom du Père, alors que dans les années 70, c’est le sinthome, Nom Du Père ou symptôme, qui vient nouer les trois registres RSI.
Remarquons que les noeuds borroméens ne sont pas des noeuds à proprement parler mais des chaînes. Un noeud, c’est un entrecroisement d’une même ficelle. Les noeuds sont caractérisés par le nombre de croisements de la ficelle. Ainsi, le noeud que chacun fait en attachant ses chaussures est un noeud à trois. Il peut-être ouvert, mais on peut aussi le refermer et c’est alors le noeud dit de trèfle.
Mais revenons sur la nécessité postulée par Lacan d’un 4° rond pour assurer un nouageborroméen de R, S et I. Sinon que se passe-t-il ? Soit les trois ronds partent à la dérive et l’on assiste au déchainement d’une psychose clinique. Soit le noeud se réduit au noeud de trèfle par la mise en continuité des trois ronds RSI.
« En tant qu’un sujet noue à trois l’imaginaire, le symbolique et le réel, il n’est supporté que de leur continuité. L’imaginaire, le symbolique et le réel sont une seule et même consistance, et c’est en cela que consiste la psychose paranoïaque »11.
Alors ajoute Lacan, « s’il est vrai que chez la plupart le symbolique l’imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se continuer les uns dans les autres, à défaut d’opération qui les distingue comme dans la chaîne du noeud borroméen [ … ] pourquoi ne pas saisir que chacune des boucles se continue dans l’autre d’une façon strictement non distinguée , [et que] du même coup, ce n’est pas un privilège que d’être fou ? »12
On a donc là les indications qui permettent une autre lecture du moment de passe que j’ai présenté. Le travail analytique a amené une rupture, ou un suspens, de la fonction nouante du quatrième rond, Nom du Père, symptôme ou sinthome. Du fait de ce dénouement, imaginaire, symbolique et réel se sont trouvés mis en continuité pour constituer un noeud à trois, le dit noeud de trèfle, support d’un sujet paranoïaque. Dans un troisième temps, un nouage borroméen est restauré par un quatrième rond, tressage composite d’éléments disparates réagencés.
La mise en continuité des catégories du symbolique du réel et de l’imaginaire pointée par Lacan implique-t-elle la mise en continuité des catégories clinques ? C’est un point très controversé, il y a plusieurs écoles. Certains en tiennent pour une clinique globalement continuiste, qui n’est pas caractérisée par le oui ou non mais par le plus ou moins. Pour d’autres, cette continuité serait restreinte aux formes cliniques de la psychose. D’autres encore refusent catégoriquement toute idée de continuité.
Comme je suis sensé être en mesure de témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse, je vais y aller de ma conception des choses.
D’abord pour réfuter, si j’en réfère à mon expérience, toute idée de continuité. Le moment du virage final de mon analyse a bien été marqué au contraire par une solution de continuité, par un moment de rupture plutôt radical.
Ensuite pour former l’hypothèse que le 4° rond, celui qui noue les trois autres, appelons le symptôme pour simplifier, n’est pas constitué d’un trait unique ; je dirai plutôt que c’est un appareillage hétéroclite de composants divers qui supporte le sujet. Ce peuvent être toutes sortes de choses : une femme, une activité professionnelle, l’exercice d’une compétence, la création littéraire ou artistique, une compulsion ou l’insatisfaction, une angoisse hypochondriaque ou un délire, etc. Cela peut même être un psychanalyste. Plus c’est élaboré, plus c’est diversifié, plus c’est pris dans un lien social et plus l’ensemble est robuste.
Dans cet appareillage, nul doute que le complexe d’Oedipe ou le Père jouent, comme symptômes, un rôle prééminent. Mais faut-il pour autant les considérer comme inaltérables, notamment dans ce temps de la culture qui voit se parachever le déclin des figures de l’autorité relevé par Lacan. ?13
Le symptôme, c’est un problème, c’est ce qui amène à l’analyse. Mais sur un autre versant c’est aussi une solution. C’est patent dans les cas de psychose avérés où l’expérience comme la prudence commandent de ne pas toucher au symptôme avant que des formes alternatives et plus élaborées ne se soient mises en place. Comment alors concevoir et manier l’interprétation ? Lacan donne une indication dans le séminaire le sinthome en rappelant que si c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère, c’est que l’équivoque n’est pas seulement une « arme contre le sinthome », mais que c’est « jouer de cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome »14.
Par cette notation, Lacan résume bien, dans son équivoque même, le fil où a à se situer le psychanalyste dont l’interprétation en acte vise autant à libérer le sujet du symptôme dont il pâtit qu’à libérer du sinthome, pris au sens de libérer un champ nouveau à l’expression du sinthome comme support essentiel du sujet. Le symptôme n’est plus à aborder uniquement sur le versant de son sens – qu’est-ce que ça veut dire ? – mais doit aussi l’être sur le versant de sa fonction – à quoi ça sert ?
Je le soulignais tout à l’heure, il ne saurait être question, dans les cas de psychose avérés, c’est à dire où le nouage par le père est inopérant, de porter l’arme de l’interprétation jusqu’à la rupture du symptôme et la catastrophe subjective qu’elle emporte.
Mais qu’en est-il de la névrose, si l’on considère que l’ancrage par le Père n’est pas inamovible ?
Peut-être y aurait-il une piste à explorer qui ferait de la rencontre de ce point de rupture, d’un temps, fut-il fugace, de déliaison RSI, un autre mode de vérification de la solution de continuité que constitue la passe, aux côtés de la sempiternelle traversée du fantasme.
1 LACAN J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole, Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 244.
2 LACAN J., Le séminaire livre V, Les formations de l’Inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 166.
3 Ibid., p. 240.
4 LACAN J. , Du traitement possible de la psychose, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 575. 5 Ibid., p. 577. 6 Ibid., p. 558.
7 LACAN J., Propos sur la causalité psychique, Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 176.
8 LACAN J., Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines, Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 9.
9 LACAN J., Le séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 87.
10 Ibid., p. 167.
11 Ibid., p. 53.
12 Ibid., p. 87.
13 Lacan J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Autres Ecrits, Paris Le Seuil, 2001, p. 60.
14 Lacan J., Le séminaire livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 17.
