Passe non zen

12 novembre 2007

Séminaire Toulouse « Science et ascience »

L’intervention de Marie-Jean Sauret, intitulée « Chamboulement », au singulier, est d’une grande densité et achève la mise en place du chantier qui va nous permettre, espérons-le, d’avancer dans notre questionnement sur science et ascience.

Je m’étais cependant engagé à dire quelques mots de ce que Lacan appelle, dans ce texte fondateur (« La science et la vérité »), la paranoïa réussie.

Un peu avant, dans ce même texte, Lacan écrit – c’est un paragraphe qui n’est pas souvent cité : « Je crois pouvoir dire que c’est dans la mesure où Claude Lévi-Strauss conçoit le bouddhisme comme une religion du sujet généralisé, c’est-à-dire comportant une diaphragmatisation de la vérité comme cause, indéfiniment variable, qu’il flatte cette utopie de la voir s’accorder avec le règne universel du marxisme dans la société » (Écrits, Paris, Le Seuil, p. 874). Le diaphragme est un dispositif, naturel ou artificiel, qui permet de régler l’ouverture d’un corps à l’air, à la lumière, voire au sperme. Ici, sa fonction de diaphragmatisation est appliquée à la vérité comme cause dont l’entrée est réglée par le sujet. Pourquoi Lacan nous dit-il que cette considération de Lévi-Strauss fait « trop peu de cas des exigences du sujet de la science » ? Il me semble que la réponse est dans le sujet cartésien, autrement dit dans cette exigence première d’une révocation de tout savoir et, secondement, dans la réécriture par Lacan du je pense donc je suis, avec ces guillemets qui font du « donc je suis » une parole, c’est-à-dire ce par quoi va pouvoir être prouvé que la vérité, qu’elle dit toujours, n’est jamais dite de telle sorte qu’un savoir absolu serait définitivement constitué, ni surtout potentiellement constituable. Ce savoir absolu là, que j’évoque, ce serait bien, s’il existait, « la paranoïa réussie » dont Lacan fait mention quelques lignes plus bas. Ce qu’il nous en dit est ceci : il y a, entre la science et la psychanalyse, un chiasme, c’est-à-dire un croisement dans lequel chacun des termes se retrouve dans le pôle opposé à celui de son pôle de départ.

Faisons le schéma de ce chiasme.

Niveau de départ :

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Ce chiasme est une impasse, puisque la psychanalyse se transformerait en paranoïa, au contraire de ce qui fait son enjeu, tandis que la science se réaliserait comme clôture grâce à la psychanalyse qui va pourtant à l’encontre de sa volonté de suturer le sujet.

On sait la solution, que propose Lacan pour sortir de l’impasse : la distinction entre la cause formelle (science) et la cause matérielle (psychanalyse).

Examinons brièvement ce qui s’ensuit de cette distinction. Pour la science, la mathématisation du langage qu’est censé parler le réel aboutit, par la logique mathématique, à démontrer, c’est ce que Marie-Jean Sauret rappelait à propos de Gödel, qu’il y a, structuralement, de l’indicible – la clôture est impossible et l’idée d’une langue universelle dénotative qui constituerait le réel en univers un leurre.

Dans la psychanalyse, les choses se présentent autrement, mais aboutissent au même constat. Je suis retombé, en poursuivant d’autres fins que celle de ce séminaire, sur un article de Freud de 1914, intitulé « De la fausse reconnaissance (“déjà raconté”) pendant le travail analytique ». De quoi s’agit-il ? Pendant la cure analytique, il arrive qu’un analysant raconte à son analyste un événement dont il dit avoir déjà parlé, alors que ce n’est pas le cas (« il est absolument impossible qu’elles [ces personnes] puissent avoir raison »). Freud nous propose deux exemples cliniques. Le premier est celui de l’Homme aux loups. Celui-ci, à un moment de sa cure, parle à Freud de son hallucination du doigt coupé – il a cru qu’il était tranché –, et ajoute : « Mais cela, je l’ai déjà raconté. » Or, c’est la première fois qu’il en parle. L’analyse de Freud est d’une subtilité confondante. Selon lui, le fait pour l’analysant de reconnaître dans son propre énoncé quelque chose qu’il aurait déjà dit est un moyen de ne pas reconnaître la castration. Remarquons deux choses : d’une part, la castration est bien évoquée, mais sous la forme d’une hallucination, d’autre part, elle est évoquée sous cette clause, fausse, du « je vous en ai déjà parlé ». Ces deux caractères sont solidaires : le « je vous en ai déjà parlé » s’inscrit dans un adresse transférentielle où l’analyste reçoit un message mensonger ; quant à l’hallucination, c’est un message mensonger que l’Homme aux loups dit s’être adressé à lui-même au moment de l’événement : « J’ai seulement cru qu’il était tranché. » Rien de psychotique a priori là. Je ne veux pas réanimer le débat névrose/psychose de l’Homme aux loups, car c’est un débat qui masque le problème essentiel, même s’il a son intérêt. Un de nos collègues, qui a vivement critiqué l’article de Marie-Jean Sauret, « Les hommes aux loups », ne s’est pas rendu compte, dans son élan, que le vrai problème posé dans cet article était celui que je préciserai comme étant celui de la fausseté structurale du souvenir, fausseté fondée sur ceci qu’il y a la castration, c’est-à-dire l’antipathie entre le réel et le symbolique. Ce qui m’intéresse particulièrement, dans cet article de Freud, c’est que cette levée de la fausse reconnaissance, l’admission par l’analysant de son erreur, équivaut selon Freud au fait que « la tâche analytique est résolue ». Je vous cite la fin de l’article : « Après qu’on a réussi à imposer l’acceptation de l’événement refoulé, qu’il soit de nature réelle ou psychique, en dépit de toutes les résistances, et pour ainsi dire à la réhabiliter, le patient dit : Maintenant j’ai la sensation de l’avoir toujours su. Par là, la tâche analysante est résolue » (Œuvres complètes, XII, p. 325).

Cet événement refoulé, quel est-il ? Sans aucun doute la reconnaissance et l’acceptation, sans désaveu, de la castration maternelle. On a là une première conception de la fin de l’analyse. Le problème est que cet « événement refoulé » n’est jamais articulable dans sa totalité parce qu’il y a un point d’impensable dans la castration maternelle. Freud lui-même va mettre en cause et récuser cette première conception de la fin d’analyse dans l’année 1937, avec son article « Analyse avec fin et analyse sans fin », et dans l’année 1938, avec son article « Le clivage (Spaltung) du moi dans le processus de défense ». Dans le premier, il expose ce qu’il en est du roc de la castration : refus de la position passive de l’homme vis-à-vis de l’homme, penisneid, envie du pénis, chez la femme. Dans le second, il pose le clivage entre reconnaissance et désaveu de la castration maternelle comme constituant du moi.

Ce n’est pas immédiatement que Lacan sera en mesure de proposer, pour ces deux articles, une lecture qui permettra de forger une nouvelle conception de la fin, contemporaine, à un an près, de l’invention de la passe. Il faut attendre « L’acte psychanalytique » pour trouver la distinction entre acceptation de la division et castration. Ce n’est pas aujourd’hui mon propos de développer cette opposition, il me suffira de dire que la première concerne l’extériorisation de l’objet a, c’est-à-dire non pas le fait de savoir quel objet je suis pour l’Autre (cette lecture est un contresens) mais le fait d’accepter qu’il y a du a irréductible à tout savoir, incarné par l’analyste (alors qu’une conception idéalisée ou totalitaire de la castration voudrait que cet a soit su – et non seulement sucé si vous me permettez). Quant à la castration, elle présentifie le manque-à-être, et son mode de présence est soit le refoulement, soit le désaveu, soit la forclusion et rien d’autre.

Aussi bien, comme le signale Marie-Jean Sauret, le déterminisme du sujet n’est jamais contesté. Il n’y a que des sujets déterminés, pas des sujets libres, la liberté soi-disant n’est à cet égard qu’un des noms de la folie. En revanche, et c’est pour cette raison que Lacan identifie le temps au réel, le présent dans lequel je parle n’est jamais objectivable, en tant que présent, dans ce dont je parle au présent et qui, dans la cure, concerne ma détermination de sujet. Peut-on alors parler de liberté ? Peut-être vaut-il mieux ici introduire le terme d’acte, pour le contraposer au terme de résistance. Tout est écrit bien sûr, sauf le futur (c’est d’ailleurs cette réserve que Freud oppose à l’occultisme). C’est dans ce « sauf » que l’émergence de l’acte a lieu. Mais il a lieu à une condition : de surmonter la résistance, c’est-à-dire cette force, je serais presque tenté de dire « naturelle » comme la force gravitationnelle, qui s’appuie sur le déterminisme, qui instrumentalise le déterminisme pour neutraliser l’acte. Mais il y a un problème supplémentaire : pour que l’acte ne soit pas passage à l’acte où le sujet se perd ou acting out où il se met en scène, il faut que la cause du désir qui me pousse à l’acte ne soit plus dépendante du gain de jouissance. La jouissance de la cause du désir doit être dévalorisée pour que nous puissions parler d’acte, au sens psychanalytique. Voilà la clé, et elle n’est pas dans une sorte de phénoménologie déontologique de l’acte, dans la mesure où tout acte quand il a lieu dépasse le sujet. On le vérifie au moment des fins d’analyse, où l’analysant se retrouve l’instant d’après. « J’ai fini », dit-il avec un certain étonnement. Il vient de constater que son assiette est vide.

Peut-être voit-on mieux, à partir de ces considérations, qu’il n’y a pas de garantie scientifique à la psychanalyse, à la passe, encore moins à la fabrication des analystes, sinon dans cet entonnoir de la paranoïa réussie. Comme vous le savez, toutes les associations de psychanalyse qui se réfèrent à Lacan n’ont pas, tant s’en faut, retenu le principe de la passe. Mais le problème n’est pas réglé pour autant dans celles qui l’ont retenu, car s’il s’agit de faire en sorte, par une réglementation de plus en plus sophistiquée, que la procédure devienne infaillible, le verso de cette volonté sera de rendre la passe incapable de capter aucun hasard, soit aucun réel. La passe échouerait définitivement à devenir ce diaphragme que j’évoquais tout à l’heure avec la citation de Lacan, diaphragme qui, pour ne pas laisser passer de « mauvais sujet », pour reprendre volontairement cette expression d’Althusser dont il a voulu faire, à tort, un concept, se fermerait définitivement pour se fixer en un moyen de contraception ou en un eugénisme qui essaierait de s’en tenir au tri des parfaits. Ce manichéisme, ou ce zen, ce n’est pas la psychanalyse. La prochaine fois, j’essaierai de partir du point 10 de Marie-Jean Sauret, sur l’optique, mais je ne vous promets rien.