Parfois on tombe

25 Mars 2015
Apprentis philosophes


Parfois on tombe. Commençons par le « parfois » que m’a proposé Noël. Parfois, ce n’est pas toujours ; ce n’est pas souvent non plus. Parfois, c’est quelque fois, voire une fois : une fois peut suffire pour faire parfois ! En terme mathématique, le parfois correspond au E majuscule inversé, que les amateurs de logique aristotélicienne connaissent,  c’est le quantificateur dit quantificateur d’existence « il existe au moins un ». Parfois c’est « au moins une fois ».

Parfois fait référence à un événement qui est en général du registre de la vicissitude, allez savoir pourquoi ! On ne dit pas : parfois je tombe amoureux, quoique on puisse dire je suis tombé amoureux. On ne dit pas parfois je suis heureux, sauf si l’on est particulièrement pessimiste, car dans ce cas il s’agirait d’une bonne nouvelle, un bonheur sur fond de malheur permanent. Non, on dit l’inverse : parfois je suis malheureux, sur fond de bonheur ou d’ennui. Le parfois rompt le quotidien, mais le moins souvent est le mieux. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois à peine ma bougie éteinte… » Vous connaissez la fameuse introduction proustienne…

Donc le parfois est rare et annonciateur de nuages noirs,  mais le parfois fait également référence à une habitude, tout du moins une récurrence, un retour, un retour possible des événements : parfois ça peut être plusieurs fois. Et entre temps ? Parfois implique un intervalle, une sortie des événements puis un retour, une récurrence voire une périodicité. Il introduit une suite, courte, d’événements qui peuvent se reproduire.

Du coup le parfois indique, en fonction de ce sur quoi il porte, à la fois un événement et son contraire : un coup il est là, un coup il n’est plus là. Autrement dit, lorsqu’il porte sur le tomber, le parfois nous indique-t-il illico le relever : parfois on tombe, donc c’est qu’on peut se relever. Le parfois n’est pas du registre de la permanence, ce qui ne veut pas dire que l’état qu’il qualifie ne peut pas durer plus ou moins longtemps… Toujours-est-il qu’il nous glisse qu’il y a une temporalité à l’événement : il y a un temps pour tomber, donc il y a un temps pour se relever.

En même temps, ce que nous montre  le parfois immédiatement, c’est d’abord une potentialité, ce qui veut dire que l’événement n’est pas obligatoire : on peut tomber, on peut ne pas tomber. Tomber n’est pas obligatoire, tomber n’est pas interdit non plus. C’est une possibilité mais comme chacun le sait depuis Hegel, il nous faut dans tout événement distinguer sa potentialité de sa réalité. Et d’ailleurs dans sa dialectique Hegel nous montre aussi qu’en définissant un événement, on définit son négatif : tomber, se relever.

Tomber, le verbe, d’après le dictionnaire étymologique de Bloch et Von Wartburg, celui de Lacan, a pris depuis longtemps en français la place du verbe choir. Une originalité à ce propos, qui n’est pas sans lien avec le sujet de ce soir : mal tomber a pris la place de mal choir, c’est-à-dire méchoir du préfixe mes et de choir,  qui signifiait avoir mauvaise chance, être misérable, sans valeur. Méchoir a donné malchance et l’adjectif méchant. Celui qui chute n’est-il pas toujours le méchant, celui qui tombe mal, celui qui peut être l’objet (ou le sujet ?) d’un reproche, d’une faute ? Tu l’as bien cherché, dit la mère à l’enfant qui lui échappe et s’étale sur le trottoir… quand ce n’est pas : le bon Dieu t’a bien puni !

Certes la faute n’est pas toujours au rendez-vous de la chute : il en est autrement en effet sur le champ de bataille où le terme tomber est référé au champ d’honneur, au don de sa vie, au combat, à la patrie qui a désigné le soldat pour la défendre et lui rend honneur d’avoir fait don de sa vie. Ma pratique médico-militaire m’a cependant montré que la culpabilité n’était jamais absente, même si la légitimation de la violence est, dans ce contexte exceptionnel, officialisée. Rien n’absout le guerrier de l’usage de la violence. Je fais le choix cependant, bien que j’aurais beaucoup de choses à dire, de ne pas développer cet aspect ce soir.

Donc la faute, la faute originelle. C’est bien ainsi que de tout temps le terme de chute est employé pour désigner la sortie de l’homme du paradis terrestre : avoir croqué la pomme a bien selon la Bible condamné Adam et Eve à chuter du paradis, là où ils devront redevenir poussière, sur terre. Celui qui tombe a fauté… et nous voilà dès lors projetés dans l’Univers de la faute… Je suis tombée enceinte ! C’est troublant de voir que cette annonce, plus souvent heureuse que malheureuse, en tous cas du côté de la vie, fait toujours référence à la chute que les temps anciens annonçaient pour un certain nombre de femmes qui avaient fauté. Tomber amoureux serait moins grave, mais indique quand même  que ce n’est pas forcément une partie de plaisir à tous les coups dès lors que la passion s’en mêle. Tomber malade enfin serait le comble : je tombe, je suis à terre, je m’alite, c’est d’ailleurs  de ce terme que dérive le terme de clinique, à savoir ce  que fait le médecin au lit du malade, il examine un homme couché,un malade atteint de clinophilie, comme le déprimé qui se couche, en attente.

Ceci dit on peut aussi bien tomber: on dit cela du sauveur qui tombe à pic, un peu comme la cavalerie au far-west. Mais il en est de la chute comme de toute rencontre : il y en a des bonnes et il y en a des mauvaises… Néanmoins, on peut tirer un enseignement d’une chute, et c’est probablement là l’essentiel, en tous cas chez l’homme : éviter de recommencer deux fois la même erreur. Comprendre pourquoi on a chuté est essentiel si l’on ne veut pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets. C’est assez élémentaire, en tous cas ça devrait l’être de mon point de vue,  pour ce qu’il en est de la dépression : la base du travail psychothérapique du psychiatre, face à un patient déprimé,  qu’il lui donne des médicaments ou non, est de l’aider à comprendre pourquoi il est tombé. C’est la meilleure garantie pour une prévention des rechutes, comme disent les vendeurs de médicaments ; bon, parfois il faut des injections de rappel, l’être humain a souvent tendance à répéter, et il faut qu’il tombe plusieurs fois au même endroit pour arrêter d’accuser l’autre, le hasard ou le destin, et venir enfin se poser la question chez un psy. Aider le sujet qui est tombé à se relever peut alors commencer.

Dépression : s’il y a bien un  terme qui évoque la chute, c’est celui-là. Dépression évoque la chute de pression, pas seulement atmosphérique. On voit bien d’ailleurs comment une personne déprimée est vidée de son énergie vitale, comment elle a l’impression d’une chute sans fin, comment son corps ralentit et ne lui obéit plus, lui laissant cette sensation de chute. Face à cette perte d’énergie, qui lui indique une chute possible, le sujet commence par se démener pour trouver un sens : est-il fatigué ? Auquel cas il reprochera à son corps de le lâcher, imputant qui le manque de soleil, qui son patron, qui son conjoint, qui le surmenage, les enfants, etc. Il est rare que le sujet tienne compte de ce signal d’alarme que lui envoie son corps, un signal d’alarme qui peut aller de la fatigue, des troubles du sommeil, de l’appétit ou de la libido, jusqu’à des troubles plus graves comme la douleur, qu’elle soit morale ou physique. Quoiqu’il en soit, le sujet déprimé ou angoissé pour la première fois de sa vie est toujours d’abord confronté à une chute de ses fonctions corporelles. Il a parfois besoin qu’on lui dise qu’il est déprimé car il ne peut pas le reconnaitre par lui-même, que ce soit par ignorance, banalisation ou déni. Un sujet angoissé croit véritablement que son coeur le lâche et qu’il va mourir sur le champ, la respiration coupée. Un sujet déprimé qui n’a plus envie de rien se sent tomber dans un tunnel dont il ne voit pas le bout. Le reconnaitre, le connaitre plutôt lorsqu’il s’agit d’une première fois, est difficile car bien souvent recouvert du masque de la faute, de l’insuffisance, de la culpabilité. Tomber implique alors une perte, perte immédiate des capacités, perte plus ancienne à chercher du côté d’une cause. C’est pour moi une bonne manière d’interroger un sujet dépressif, afin qu’il s’interroge à son tour bien entendu, je lui demande : qu’avez-vous perdu ?

Ainsi je reçois il y quelques jours une jeune femme de 32 ans, manager dans la grande distribution; c’est son médecin généraliste qui l’a déjà mise sous antidépresseur, et qui lui en a redonné un nouveau, tout aussi inefficace il y a un mois,  qui lui a dit de venir me voir. Elle n’a jamais été dans cet état, ce n’est pas son genre de se plaindre, et dans la grande distribution, ça ne se fait pas ; d’ailleurs ce matin pour la première fois de sa jeune vie professionnelle, elle a téléphoné à son chef pour lui dire qu’elle ne viendrait pas travailler, ce qui lui a couté, elle qui justement veut faire carrière. Mais là elle ne peut plus. Une première raison  lui vient à l’esprit : elle a perdu son père l’an dernier, de manière brutale. Cependant elle ne vivait plus avec lui depuis longtemps et ne s’entendait pas du tout avec lui, ayant toujours été en conflit avec lui depuis la séparation de ses parents. D’ailleurs elle m’affirme, je cite, qu’il ne lui manque même pas. De fil en aiguille, elle m’apprend qu’elle vit en couple depuis 7 ans, mais que son conjoint ne pense pas trop à évoluer dans leur relation, qu’ils sont de milieux différents, que ça ne va pas fort en fait… Elle pense même parfois à une séparation mais elle est incapable de prendre cette décision au vu de leurs années de bonheur.

C’est alors qu’elle prend conscience qu’elle est déprimée depuis un événement presque oublié, qu’elle tente d’oublier en fait, une IVG subie il y a 3 ans. Elle ne pensait pas l’avoir si mal vécue mais se rend compte en m’en parlant que celle-ci est présente à son esprit tout le temps entre elle et son conjoint. Les circonstances de cette IVG semblent assez futiles et terribles à la fois. Il s’agissait d’un accident, comme on le dit,  d’un imprévu. En fait se sentant mal, voire malade, et ayant fait part de son inquiétude à son ami, elle se fait faire un bilan médical auquel  elle ajoute in extremis un test de grossesse. Le test se révélant positif, elle en est spontanément heureuse et appelle immédiatement son conjoint, qui lui dit au téléphone : c’est une bonne nouvelle. C’est le soir qu’elle comprend que, pour lui, il s’agissait d’une bonne nouvelle qu’elle ne soit pas malade mais d’une mauvaise nouvelle qu’elle soit enceinte ! Devant son absence de désir, il ne veut pas d’enfant, en tous cas pas à l’époque (pas maintenant non plus d’ailleurs…) elle décide de se faire avorter.

Ce premier entretien ouvre effectivement une perspective : elle est bloquée, coincée, inhibée car il y a une décision à prendre et des choses à dire, un acte à poser qui aura des conséquences : se retrouver seule, recommencer, reconstruire, trouver un garçon, avec qui avoir un enfant. La fonction immédiate de la dépression, son sens immédiat, c’est l’arrêt, le blocage, la chute : c’est pour cela que l’on va se coucher au lieu de décider, c’est en tous cas bien souvent vers la couette que le sujet déprimé se réfugie, bien que le sommeil ne soit pas forcément réparateur. Mais ce que cette vignette montre, c’est qu’il y a d’abord perte de sens, c’est souvent ce que les gens disent : ma vie n’a plus de sens, plus de direction, littéralement elle n’est plus sensée, sans but, à quoi bon ? Ma vie n’a plus de sens et, en même temps, il y a une exigence de sens, un sens caché, devant quoi le sujet recule. En l’absence de réponse, il se couche… Cette jeune femme est tombée… Mais en quoi ? Est-elle tombée là, ici et maintenant, ou est-elle tombée il y a 3 ans, sans s’en rendre vraiment compte ? Il y a souvent, pour ne pas dire toujours, un sens caché, pas si loin en fait, un élément qui signale que la dépression a commencé bien avant que le sujet s’en aperçoive. C’est à son insu qu’il a été travaillé par quelque chose, une chose qu’il a tenté de refouler mais qui l’a consumé comme une braise mal éteinte. La dépression n’est pas un dysfonctionnement ni une erreur  ni un trouble cognitif, elle est d’abord un symptôme, un symptôme moderne certes, mais le symptôme que quelque chose ne colle plus, que le sujet n’est plus cohérent envers lui-même, voire qu’il s’est trahi. C’est le symptôme qui répond à une question, pour l’heure sans  réponse, parfois à l’insu du sujet, par l’abstention. Une abstention qui peut aller jusqu’à l’absence : je m’abstiens, je m’absente, bref je laisse tomber, j’arrête de me battre. Ce qui peut bien entendu conduire au suicide, c’est le principal risque.

Pour Freud, et pour tous les psychiatres, le prototype de la dépression, c’est la mélancolie. Son texte de 1915 « Deuil et mélancolie » est un des textes les plus lus, y compris par des non psychanalystes. Et dans ce texte la phrase la plus célèbre est la suivante : « Dans la mélancolie, l’ombre de l’objet tombe sur le moi ». Il complète la phrase par :  » le moi qui peut alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné ». Vous noterez la place que prend le « parfois on tombe »  dans cette première phrase… Ce qui tombe, c’est l’ombre de l’objet, quelque chose qui vous tombe dessus, sur le dos comme un poids. Et de quelle ombre s’agit-il lorsque Freud en parle ? Pour lui il s’agit d’autre chose que du poids de la réalité, des soucis, ou du vide de l’absence comme dans le deuil. Il s’agit plutôt de l’ombre de l’objet perdu, celui qui nous a abandonné ou que l’on est forcé d’abandonner, de désinvestir, celui qui au fond nous a laissé tomber…

Dans les cas de mélancolie, de dépression grave, le sujet qui, comme nous tous entretient des rapports plus ou moins distanciés par rapport à l’objet, se trouve pris dans une gangue, parfois réduit à l’état de pierre, anesthésié, hébété. Vous le savez, en psychanalyse, l’objet c’est l’autre, l’objet d’amour, celui avec qui on est en rapport, en lien. Qu’il s’agisse du conjoint, de l’enfant, du chien ou de la voiture,  qu’il s’agisse aussi et surtout du travail ou en tous cas de la place que donne le travail dans la société, on peut comprendre que l’objet participe de tout ce qui relève du narcissisme du sujet, de son image. Mais l’image ça compte dans notre monde actuel…
En général, c’est pour cela que Freud prend l’exemple du deuil, le sujet ne sait jamais véritablement ce qu’il a perdu dans l’objet perdu, quand il perd quelque chose. Il ne faut jamais rire des deuils que font certaines personnes à la suite de la perte d’un animal de compagnie : on ne sait pas ce qu’ils ont placé en lui. Si on prend l’exemple de ma patiente, ce n’est pas dans le décès du père qu’elle situe ce qu’elle a perdu, comme le pensait son médecin généraliste, mais dans quelque chose de bien plus grave même qui touche la vie, le sens de sa vie. En pratiquant cette IVG, elle s’est blessée, mutilée, auto-mutilée même, on peut l’imaginer aisément.
Dans ces cas graves donc, l’objet perdu ne relève plus de la catégorie des simples choses, il acquiert une autre dimension, celle que Lacan dira être la Chose avec un grand C. Le sujet a perdu quelque chose d’essentiel. Lacan en définissant la Chose s’appuie en l’occurrence sur la langue allemande qui distingue deux mots, deux catégories de choses, Sache et Ding, die sache la chose banale, das Ding, La chose toujours perdue. Perdre un objet quelconque peut toujours ramener quiconque à une perte plus fondamentale, celle de la Chose primordiale, ou aussi bien celle du paradis, nous y reviendrons.  De quoi s’agit-il lorsque les psychanalystes parlent d’un air entendu de l’objet perdu freudien ? Eh bien probablement chacun peut-il saisir ce qu’il en est lorsque tout soldat sur le champ de bataille, tout soldat tombé en l’occurrence, en appelle à sa mère : Maman, le premier objet, objet perdu, objet à perdre comme objet de désir pour accéder à l’indépendance. Maman, premier objet d’amour, objet primordial, dont l’ombre portera toujours mais Maman qui m’a laissé tomber, à un moment ou à un autre, fut-ce pour mon bien. Maman enfin qui a préféré un autre, un père, et vous reconnaissez là le schéma oedipien.
Ainsi dans la mélancolie, dans sa chute mélancolique, le sujet très attaché à son objet, peut-il s’identifier parfois à l’objet même : dans la perte de l’objet, le sujet au lieu de s’en détacher, d’accepter au fond la séparation, va plutôt lui rester attaché et couler avec lui.   Voilà ce que c’est lorsque Freud dit que c’est l’ombre de l’objet qui tombe sur le Moi : il  est entièrement pris dans l’objet, et parfois, si l’objet est mort, c’est donc l’ombre de la mort qui va le recouvrir. Le sujet peut dès lors se traiter lui-même comme un objet, une chose, pire, un déchet, et il lui est alors loisible de tourner son hostilité envers l’objet qui l’a laissé tomber, contre lui-même. D’où le suicide. Dans les problématiques de deuil compliquées par les relations toujours plus ou moins ambivalentes envers le défunt, comme c’est le cas pour ma jeune patiente, il est difficile de reconnaitre le manque dans le décès d’un proche, et dans ce cas d’un père dont  elle était, ou croyait être, très éloignée. A l’inverse il est difficile de reconnaitre qu’on peut en vouloir à un mort de vous avoir laissé tomber… Dans le cas de ma patiente, néanmoins, qu’est-ce qui frappe sinon cette ombre de mort qui plane sur elle et son couple depuis qu’elle a pratiqué cette IVG. Je ne connais pas une femme ayant subi un avortement, provoqué ou non, qui n’en garde pas une cicatrice indélébile. Et quoi de plus frappant que de se représenter, comme le fait Annie Ernaux, ce lien entre la femme et le fœtus abandonné qu’on appelait vulgairement jadis résidu de fausse couche.

En outre la deuxième partie de la phrase de Freud, celle où il évoque une instance morale, un jugement, appuie sur le fait que le sujet peut être jugé, par le Surmoi peut-on dire avec lui. Le Surmoi, c’est cette instance morale, qu’il décrit comme héritière du complexe d’Oedipe et, pour tout dire, détentrice du pouvoir de vie ou de mort. Le surmoi est un peu l’héritier de ce pouvoir que le petit enfant suppose à son père. L’enfant qui refuse de perdre sa mère, de la quitter, et qui la convoite toujours, est en effet, dans le schéma oedipien, en faute : la faute de désirer la mère, de désirer rester son objet privilégié, de désirer rester au paradis… Mais surtout cet enfant est en faute car il désire là où précisément c’est interdit. C’est interdit pour le petit garçon de vouloir prendre la place du  père, c’est interdit pour la petite fille de convoiter son père. Mais c’est toujours interdit de vouloir rester dans le ventre de sa mère, de refuser d’entrer dans la communauté des hommes. Il faut accepter de tomber pour cela.

Freud indique en effet dans un autre texte que le danger de mort est là du fait que le petit enfant a pu souhaiter la mort du père, ce gêneur, cet empêcheur de désirer en rond et qu’il peut, dans la mélancolie, s’identifier à un objet qui n’est autre que le père mort. En effet, dans le complexe d’Œdipe, on peut comprendre que l’enjeu est toujours plus ou moins la place du père, place que le sujet est toujours tenté de lui refuser d’occuper. D’où l’imaginaire d’un père mort, vœu de mort dit Freud, chez tout enfant. Alors identification à la Chose, c’est-à-dire à la mère, objet primordial perdu, ou identification au père mort, père possesseur de la mère et éternel rival ? Lacan, quant à lui, ne choisit pas en décidant de tenir les deux ensemble mais sur des versants différents, celui de la Chose et celui du père. Car il y a une théorie de la mélancolie chez Lacan : c’est celle de la pulsion de mort, théorie introduite par Freud en 1920 qui continue à faire scandale. Lacan cependant ne révolutionne pas cette théorie en l’occurrence puisqu’il se contente de rester freudien à savoir de lire le texte de Freud : la pulsion de mort ce n’est pas une tendance suicidaire, ce n’est pas (que) de la destructivité, c’est d’abord la pente vers le retour à l’inanimé.

Inanimé, c’est-à-dire sans anima, sans âme, soit du côté de l’objet, de la chose : «objets inanimés, avez-vous donc une âme ? ». Et quoi de mieux que la pierre pour, là aussi, se représenter le sujet mélancolique complètement pris en masse, minéralisé.

Lacan met en valeur le fait que tout un chacun peut être tour à tour, dans toute relation,  sujet ou objet. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il s’écarte de Descartes et de son fameux cogito « Je pense donc je suis ». Pour lui, il y a incompatibilité au contraire entre Je pense et Je suis, là où je pense je ne suis pas, là où je suis je ne pense pas. Ce qui revient à la même chose que de dire : dans le désir, je suis tour à tour désirant ou désiré ; je suis tour à tour sujet ou objet. Il met l’accent sur la dimension de l’être, ce que fait le sujet déprimé lorsqu’il vous dit : je me sens déprimé, j’ai perdu mon être, je ne suis plus rien. Et s’il y a bien quelqu’un qui ressent l’insoutenable légèreté de l’être c’est le sujet déprimé qui y répond du côté de la gravité, de la prise en masse. C’est ce que veut dire Lacan quand il parle d’une passion de l’être chez le mélancolique comme d’un affect fondamental qui touche l’être, tout être, dans la douleur la plus pure : la douleur d’exister. Lacan décrit cette douleur d’exister comme une douleur à l’état pur, douleur que l’on peut rencontrer selon lui dans le bouddhisme ou dans la mélancolie (1), et que l’on a à traverser dans un processus psychanalytique. Il évoque cette douleur dans la mélancolie mais aussi comme normale si « nous devions penser à notre vie quotidienne comme devant être éternelle » (2). Que l’idée de l’éternité se présente comme un temps arrêté ne laisse pas d’étonner mais c’est ce que vit le mélancolique : un temps figé, la mort, une mort déjà là.  On comprend mieux pourquoi le mélancolique éprouve l’idée d’abréger sa vie, de rejoindre son être dans le rien de la mort, parfois en l’attendant, parfois en provoquant la rencontre. C’est d’ailleurs pour cela que Lacan pourra dire que le suicide est le seul acte du sujet, celui où il peut rejoindre, de manière radicale et mortifère, certes, son être. J’ai le souvenir d’un patient mélancolique qui attendait la mort dans sa voiture. Il a attendu plusieurs jours avant qu’on le découvre. Comme c’était l’hiver, il s’en est sorti mais avec quelques gelures.

Lacan sera à la fin de son enseignement plus sévère à l’égard de l’affect dépressif, un affect normal néanmoins contrairement à ce que voudraient nous faire croire les laboratoires pharmaceutiques. Il en parle comme d’une lâcheté morale : « La tristesse, on la qualifie de dépression, à lui donner l’âme pour support, mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une faute morale comme s’exprimait Dante, voire Spinoza, un péché, ce qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. »(3). Alors bien sûr faut-il différencier mélancolie, parfois délirante, et simple dépression, mais le sens, la direction que veut indiquer Lacan, est probablement commune : il s’agit de ne pas renoncer à dire, à bien dire, et de ne pas s’enfoncer dans le silence.

Combien de patients recevons-nous qui s’enfoncent dans la dépression plutôt que d’avoir le courage de dire : voilà où se trouve la lâcheté morale, celle du sujet à l’égard de l’autre dans des situations communes de couple, de famille, de travail mais surtout celle du sujet au regard de son inconscient. Il y a une lâcheté morale de structure et nous avons tous à faire avec cela : refouler fait partie de nos habitudes… Difficile de s’en passer, il est si facile de laisser tomber. Mais peut-on dire qu’il est toujours légitime de ne rien dire, que le silence est toujours d’or ? Il y a dans la parole une dimension éthique, que ce soit dans la psychanalyse ou dans notre vie quotidienne. Certaines choses sont trop importantes pour être tues. Je ne prêche pas ici pour le tout-dire, la transparence absolue, d’ailleurs impossible à tenir, toute vérité n’est pas forcément bonne à dire, mais, on le voit bien dans le cas de ma jeune patiente, il s’agit de cohérence, d’éthique, d’honnêteté, à l’égard de l’autre et à  l’égard de soi-même. La trahison fait probablement partie de la structure humaine, la structure de la parole qui veut que dire implique immédiatement une trahison sur ce que je veux dire. Le dire trahit la pensée, mais le Surmoi, le jugement, n’est jamais loin. Cette jeune patiente aurait peut-être pu faire le choix de garder son enfant : encore aurait-il fallu qu’elle fasse preuve de courage pour cela. Elle pourrait aussi quitter son conjoint, elle dit qu’elle aurait dû le faire à l’époque, mais elle n’en a pas le courage, d’où la fuite dans la dépression, lâcheté morale, qui ne résout rien. Et retour sur soi d’une agressivité, d’une destructivité qui relève de l’autopunition.

Il y a un autre théoricien de la psychanalyse, un théoricien et un praticien très connu de par une invention qui a fait sa célébrité : celle de l’objet transitionnel, vous savez, le doudou. Je veux parler de Winnicott, ce psychanalyste anglais, élève de Mélanie Klein, pédiatre de formation, qui a produit de nombreux travaux, notamment sur l’effondrement. L’effondrement, c’est la traduction littérale de breakdown et vous savez que dépression nerveuse se dit nervous breakdown en anglais : personne que lui n’a mieux parlé de la chute, de la crainte de l’effondrement, de la crainte de la folie. Il l’a fait à partir de cas de psychanalyse d’enfants et d’adultes très régressés qui lui ont permis d’en dégager des notions universelles. Breakdown c’est la panne d’auto, quelque chose s’est cassé ou il n’y a plus d’essence ; c’est aussi la personne qui s’arrête tout d’un coup de parler et fond en larmes, celle qui s’écroule d’épuisement ou de maladie ; c’est aussi la raison qui sombre. Vous voyez que le nervous breakdown rejoint, ne serait-ce que par l’anglicisme, qui permet de dire les choses sans les nommer, ou l’inverse, une manière de tomber très moderne : le burnout (4).  Vous connaissez j’en suis sûr cette appellation moderne de l’effondrement au travail ou syndrôme d’épuisement professionnel. Qu’il s’agisse de vraie maladie ou d’abus de diagnostic,   il est courant d’entendre dire : j’ai fait un burnout. C’est une manière plus valorisante de dire j’ai fait un burnout que de dire je suis déprimé. Le surmenage au travail, au vu des conditions que le marché du travail réserve à ceux qui ont la chance d’en avoir un, de travail, n’est plus exceptionnel.

On a même inventé la notion de risque psycho-social pour mesurer la souffrance au travail. Il faut bien dire que le capitalisme n’ayant plus de limites vers le haut, vers les riches, il en a vers le bas, vers les pauvres, que la possession d’un emploi ne protège même plus. Le capitalisme sauvage a des conséquences sur les corps et les esprits, des ouvriers aux cadres, d’ailleurs Lacan soulignait qu’à l’égard du discours capitaliste, nous étions tous des prolétaires.

Winnicott était un psychanalyste qui tenait compte du milieu, de l’environnement, et d’abord dans le développement de l’enfant. Une bonne avancée vers l’indépendance de l’enfant passe pour lui par des étapes : le holding, le porter, le handling, la main, les bras, puis le presenting world, la présentation d’objet, l’entrée dans le monde de l’enfant accompagné par ses parents. L’enfant passe de la dépendance absolue à l’objet primordial, la mère, quand moi et non-moi sont mélangés, à une certaine indépendance grâce à un environnement facilitateur, ajusté. Mais pour lui tout enfant, tout nourrisson, qui n’a pas traversé ces phases paisiblement a forcément vécu des angoisses gravissimes, qu’il résume sous le vocable effondrement, avant de s’organiser pour les combattre. L’effondrement c’est le comble du tomber…

Mais sa thèse essentielle pour ce qui est du soin est de soutenir que la crainte de l’effondrement que de nombreux patients déprimés allèguent est en fait la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé. « C’est un fait qu’il porte lointainement caché dans l’inconscient » écrit-il (5). Le problème pour accéder à cet inconscient est, pour Winnicott, de pouvoir le vivre, l’éprouver au présent pour pouvoir l’intégrer, ce qui est assez freudien en définitive, cette idée de revécu dans le transfert. Mais le patient qui craint l’effondrement doit chercher quelque chose qui le met sur la voie de l’effondrement passé : pour cela il est quasiment obligé de revivre des angoisses disséquantes (traduction française de l’anglais agony), des agonies donc, des annihilations, des dépersonnalisations, des déréalisations en réaction à ce qui  peut se passer dans l’analyse et fait écho à ce  qui a pu faire défaillance dans l’enfance. Car si l’analysant a été réellement abandonné par son environnement, il n’a pu faire l’expérience d’une séparation constructive. On pourrait dire qu’il a été sevré avant que d’être en état de l’être, avant que de ne pouvoir le vivre : il ne l’a donc pas vécu comme sujet. Du coup l’analysant saisira tout ce qui peut être du registre de la défaillance, du lâcher, du laisser tomber chez l’analyste pour revivre, pour le vivre même, cet état antérieur pour peu que  l’analyste le supporte. Il est en effet important que l’analysant puisse penser que l’analyste ne réagira pas comme son premier environnement, à savoir par l’abandon ou la rétorsion. « Tout cela est très difficile, c’est douloureux, cela prend du temps, mais en tout cas ce n’est pas vain » écrit Winnicott (6). Il faut en effet toucher le fond, permettre au malade de s’effondrer, c’est-à-dire faire l’épreuve de la chose redoutée.
Winnicott donne des  illustrations du travail psychanalytique qui peut se faire avec des patients mélancoliques, très déprimés, très régressés qui sont tombés mais tardent à se relever, ceux que la psychiatrie actuelle met dans la catégorie des dépressions résistantes. Une psychanalyste célèbre, Margaret Little, a même raconté son parcours chez Winnicott.

Un autre apport de Winnicott illustre particulièrement bien la question des rapports du sujet avec l’autre : il distingue la possibilité d’une relation du sujet à l’objet de la possibilité de l’usage de l’objet par  le sujet.  Relation n’est pas usage. Vous sentez la distinction,  j’espère, une distinction qui est à actualiser lorsqu’on parle à tout bout de champ de pervers narcissique. Il y a dans toute relation entre deux sujets quelque chose, qui passe de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, qui relève de l’usage. Dans quelle mesure se sert-on ou pas de l’autre, dans quelle mesure s’appuie-t-on ou pas sur l’autre, dans quelle mesure utilise-t-on ou pas l’autre, y compris dans une relation d’amour ? Pour Winnicott la relation entre sujet et objet est toujours fondée sur une dimension destructive : le sujet, avant de pouvoir utiliser l’objet, c’est-à-dire s’appuyer sur lui, éprouve d’abord le besoin de vérifier que celui-ci tient la route. Il a besoin de le détruire et de vérifier que celui-ci survit à la destruction avant de pouvoir l’utiliser. Il en a besoin pour pouvoir s’en différencier.  Amour et haine sont convoqués dans toute relation, et la possibilité du retournement de la haine contre soi que l’on pressent dans la dépression, la mauvaise estime de soi, est corrélée à la confiance que l’on peut avoir dans l’autre. Winnicott explique qu’un enfant qui n’a pas été mis en confiance par sa mère, une mère imprévisible ou défaillante, a finalement tendance à la protéger contre elle-même, à être la mère de sa mère. Le nourrisson s’organise pour ne pas angoisser sa mère, pour être un bon bébé, pour se faire discret si ses cris angoissent sa mère par exemple. Je pense que vous saisissez le lien avec la dépression, avec la chute et la crainte de la chute. Le sujet, comme ma jeune patiente, se tait de peur de froisser l’autre, de peur des représailles ou de l’abandon. Il laisse tomber de peur d’être laissé tomber. Et parfois il se clive entre ce que Winnicott appelle un vrai et un faux self : pour protéger la mère de ses angoisses et le vrai self de la violence de la mère, le nourrisson va développer un faux self, une enfant parfait sage et obéissant. Cette manière de réagir serait particulièrement responsable de dépressions graves en ce qu’elle rend impossible toute vraie relation et donc toute vraie vie…

Dans un article de 1920, Freud relate le cas d’une jeune patiente homosexuelle (7)  âgée de 18 ans, belle et intelligente. Issue d’une famille socialement haut placée, elle a suscité « le déplaisir et le souci de ses parents par la tendresse avec laquelle elle poursuit une dame du monde de quelque dix ans plus âgée » écrit Freud. Pour les parents il s’agit d’une femme de mauvaise vie, une cocotte, et ils tentent de contenir la passion de leur fille pour cette femme, passion qui l’a déscolarisée, qui l’a séparée de ses amis et de sa famille, et qui l’amène à attendre cette femme devant chez elle tous les soirs… Apparemment cette jeune fille était déjà plus attirée par les femmes que par les hommes, ce qui avait déjà suscité la défiance du père, mais ce qui  irritait les parents était le caractère public de cette relation : leur fille ne se cachait plus, pas plus que la cocotte en question. « Franchise excessive d’un côté, dissimulation la plus totale de l’autre » écrit Freud. Et ce qui devait arriver arriva. Un beau jour le père croise dans la rue sa fille au bras de la dame : « Il les croisa toutes deux en leur lançant un regard furieux qui ne présageait rien de bon, écrit Freud ; immédiatement après, la jeune fille s’arracha au bras de sa compagne, enjamba un parapet et se précipita sur la voie de chemin de fer qui passait en contrebas ». (8)

Je ne reprendrai pas l’histoire de la jeune fille si ce n’est pour dire que Freud la reçoit quelques mois après sa tentative de suicide et résume l’histoire de celle-ci à une histoire oedipienne : c’est à l’époque où, adolescente, sa mère donne la naissance à un troisième petit frère qu’elle se met à éprouver un dégout des hommes. Freud explique qu’elle s’est trouvée en concurrence avec la mère dans son amour pour le père et qu’elle a donc préféré une identification masculine en rejetant, par dépit, sa féminité.

En fait j’ai eu envie d’évoquer ce cas de Freud à partir de son passage à l’acte suicidaire, et de son rapport avec notre thème de ce soir : cette jeune fille, qui va se jeter sur la voie ferrée, se laisse tomber du pont. Elle tombe sur la voie. Elle se laisse tomber sur la voie ferrée : Freud emploie le verbe allemand niederkommen qui signifie à la fois tomber mais aussi mettre bas, accoucher. La jeune fille va se jeter en contrebas après avoir été surprise par son père au bras de sa bien-aimée qui a, sur le coup, la même réaction que son père : devant le scandale, elle veut la laisser tomber. D’où son geste : plutôt que d’être laissée tombée, elle se laisse elle-même tomber.  Dans l’analyse Freud note que la tentative de suicide signifie deux choses : un accomplissement de punition (auto punition, le sujet se frappe lui-même en se laissant tomber) et un accomplissement de désir (9). De ce point de vue, Freud suppute en jouant sur l’équivoque du double sens du verbe, qu’elle réalise de manière symbolique le désir d’avoir un enfant du père. Se laisser tomber, mettre bas, accoucher.

Mais Freud en déduit encore plus : que ce soit par vengeance contre le père ou contre la mère, « personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du  même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne par là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne » (10). Que ce soit contre le sujet, ou contre l’objet en lui, les désirs de mort sont toujours très puissants « même contre des personnes au demeurant aimées » nous dit Freud.

Freud conclue ce texte sur l’origine des dépressions. Il donne des exemples très cliniques : un renoncement apparemment facile pour l’amour d’une personne peut être cause d’une dépression grave, une rupture sentimentale d’avec une personne en apparence très dépréciée, et surtout « les effets insoupçonnés qui peuvent résulter d’un avortement artificiel, qui revient, écrit-il, à tuer le fruit d’un amour, auquel on était décidé sans regrets et sans scrupules » (11). Vous aurez fait vous-mêmes le rapprochement avec le cas de ma petite patiente.

Et Freud ajoute : « Il semble bien que les informations que notre conscience obtient sur notre vie amoureuse puissent être le plus facilement du monde incomplètes, lacunaires ou faussées ». Il évoque les personnes, que décrivent mieux les poètes que les psychanalystes, qui aiment sans le savoir, ou qui ne savent pas si elles aiment, ou qui croient haïr alors qu’elles aiment…
Derrière toute chute, derrière tout tomber, il y a donc un laisser tomber. Je me laisse tomber parce qu’on m’a laissé tomber. Du coup tomber et laisser tomber tendent à s’équivaloir. Et celui qui laisse tomber, alors, celui qui littéralement regarde l’autre tomber ? C’est toute la trame du livre de Camus « La chute » : le destin d’un homme, sa vie, va basculer un soir où il se promenait sur les quais de la seine à Paris. Je cite le tournant du livre : « Sur le pont je passai derrière une forme penchée sur le parapet et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraiche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres lorsque j’entendis le bruit qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net mais sans me retourner. Presque aussitôt j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. Trop tard, trop loin… ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne. »(12)

Là où la chose est intéressante, c’est comment Camus nous montre alors que la chute dont il s’agit va devenir celle du héros, de l’avocat brillant et narcissique à qui tout réussit. C’est celui qui a laissé tomber un autre, son semblable, qui a fait la preuve irréfutable dans le réel de sa lâcheté, qui va finir par être rejoint par son Surmoi, par ce juge impitoyable auquel il va finir par s’identifier. Le personnage se nommera lui-même le juge-pénitent. Le juge et le pénitent.  Cet homme déchu n’aura cependant de cesse que de démontrer que tout homme est concerné par la faute, dans l’espoir de s’alléger de la sienne. Le bilan philosophique de cette auto mise en examen existentialiste est lourd : quelles que soient nos tentatives pour nous améliorer, nous juger, tout le monde est coupable, personne ne sera sauvé de sa conscience. Mais le cas du héros de Camus est assez paradigmatique de la double valence de la dépression : dans la dépression le sujet tombe mais ce qui fait que parfois il a du mal en s’en relever, c’est aussi qu’il en jouit…

C’est là que l’on trouve l’aspect de jouissance de tout symptôme. On parle parfois en psychologie aussi de bénéfices secondaires bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose : le sujet garde sa maladie parce qu’il en jouit, ou qu’il est joui par le symptôme, il en est le jouet,  et aussi parce qu’il en trouve parfois quelques avantages. C‘est toujours un peu surprenant de parler de jouissance du symptôme. Mais lisez La chute de Camus pour vérifier ce qu’il entend par la « duplicité de la créature » et comment il en jouit : « Pendant quelque temps et en apparence ma vie continua comme si rien n’était changé ; c’est à ce moment que la pensée de la mort fit irruption, je mesurais les années qui me séparaient de ma fin. Une crainte ridicule me poursuivait : on ne pouvait mourir sans avoir avoué tous ses mensonges… Non pas à Dieu ni à un de ses représentants, j’étais au-dessus de ça, non, il s’agissait de l’avouer aux hommes, autrement, et n’y eut-il qu’un seul mensonge caché dans une vie, la mort le rendait définitif. Personne jamais plus ne connaitrait la vérité sur ce point puisque le seul qui la connût était justement le mort, endormi sur son secret. Ce meurtre absolu d’une vérité me donnait le vertige. Aujourd’hui il me donnerait plutôt des plaisirs délicats ». p. 94

La moitié du livre est consacrée à cette jouissance que peut procurer la chute : « Seulement la confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir. » p. 147. Camus évoque en l’occurrence la dépression lorsqu’il écrit : « Je me recouche, je ne pleure pas pourtant. Ma solution bien sur ce n’est pas l’idéal mais quand on n’aime pas sa vie, quand on sait qu’il faut en changer, on n’a pas le choix n’est-ce pas ? Que faire pour être un autre, impossible. Il faudrait n’être plus personne, s’oublier pour quelqu’un une fois au moins » p. 150

Et la conclusion, pour ce qui en est de la lâcheté morale décrite par Lacan, est terrible : « Alors racontez moi je vous prie ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-mêmes les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits et que je dirai enfin par votre bouche : O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance  de nous sauver tous les deux ! Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez cher maitre qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brrr. L’eau est si froide ! Mais rassurons-nous, il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! » p. 153

Dans sa tentative d’impliquer tout le monde, le héros (si l’on peut le qualifier ainsi) de Camus tente du même coup de se dédouaner et de faire passer le particulier à l’universel. Nous connaissons tous cette petite lâcheté, cette infraction, du  quotidien : si tout le monde le fait je peux le faire aussi… c’est le quantificateur universel, le A renversé, si c’est valable pour tous, quel que soit X, c’est valable pour Un… Ceci va me permettre de revenir sur  le troisième mot de la formule proposée par Noël ce soir : le « on » de « Parfois on tombe ». Le « on » pronom personnel indéfini, tantôt personnel, tantôt indéfini. Nous utilisons tous le on comme pronom personnel lorsque nous nous incluons dans une phrase, comme sujet, comme dans « qu’est-ce qu’on mange ce soir chérie ? » Mais l’acception indéfinie, celle qui désigne l’homme, est certes plus philosophique. C’est sous cet angle indéfini que Freud utilise le « On » dans la ou les formules dites formules du fantasme. C’est même le titre d’un texte de 1919 « On bat un enfant ». Ce qui caractérise ce fantasme, souligne Freud avec insistance, est de ne pouvoir être articulé par le sujet au cours de l’analyse que dans la plus grande difficulté, et dans la culpabilité, mais qu’il est constant. Ce fantasme « on bat un enfant » est un peu la réduction de tous les fantasmes, et ce n’est sans doute pas pour rien que ce titre condense enfant et violence (Serge Leclaire écrira même plus loin, plus tard « On tue un enfant »). Il porte cette charge de culpabilité qui permet à Freud de le mettre en rapport  avec ce qu’il appelle une cicatrice de l’Œdipe et, dans la suite de tout ce que je viens de vous dire, le poids de la faute, le Surmoi, la dépression.  Freud estime que ce fantasme, qui nous concerne tous, comporte trois temps. Il va les déplier à l’envers de l’ordre chronologique, c’est-à-dire dans l’ordre suivant lequel il apparait dans une psychanalyse, vous savez dans une analyse on remonte souvent le temps à rebours, ce qui donne :

3e temps : « On bat un enfant » c’est-à-dire « Un enfant est battu » par on ne sait qui
2e temps: « Je suis battu par mon père » c’est-à-dire que je découvre que c’est moi que le père bat
1e temps : « Mon père bat un enfant, que je hais » mais finalement : quel est-il cet enfant ?

Donc c’est à rebours que les 3 temps du fantasme apparaissent dans le cours d’une analyse. Le 3° temps est celui qui apparait comme ça en analyse, celui dont Freud dit bien que l’école est grande pourvoyeuse, l’école publique ou privée chez nous, là où l’enfant peut être témoin du fait qu’un ou des enfants sont battus. Freud relève qu’il s’agit d’un souvenir, mais qu’il reste très indistinct, comme vague dans sa manifestation à la conscience.  Un enfant est battu: qui le bat ? On ne sait mais Freud précise que c’est un adulte, un maitre d’école pourquoi pas, qui va dans un deuxième temps se faire reconnaitre comme le père: la première phrase « Un enfant est battu » ou « On bat un enfant » devient : « Le père bat l’enfant ». C’est cette transformation de la première phrase qui permet de passer à la deuxième phrase : je suis battu par le père, et l’enfant c’est moi. Pour Freud cette deuxième phrase a un caractère masochiste et elle est la plus importante « mais on peut dire d’elle qu’elle n’a jamais eu d’existence réelle, elle n’est en aucun cas ramenée au souvenir, elle n’est jamais parvenue au devenir conscient, elle est une construction de l’analyse mais elle n’en est pas moins une nécessité » conclue-t-il. Une nécessité  logique. p. 126 Tome XV. Il faut noter cependant que l’enfant est défini : il s’agit de moi, c’est moi qui suis battu.

La troisième phrase, le premier temps en fait,  est celle qui apparait enfin à la conscience : Mon père bat un enfant, un enfant que je hais. Vous voyez que là « l’enfant que je hais » est au coeur du fantasme. Mais de quel enfant s’agit-il ? S’agit-il de moi ou d’un autre enfant ? De moi ou de mon frère? De mon frère en humanité, si ce n’est toi c’est donc ton frère… Il y a une note de Lacan sur le transitivisme où il décrit un phénomène très connu des enseignants : en maternelle, il suffit qu’un élève se mette à pleurer pour que tous s’y mettent et il suffit qu’un des enfants se fasse mal pour que tous pleurent.

Vous saisissez le rapport avec « On bat un enfant »… mais aussi peut-être avec le « Parfois on tombe » de Camus. Alors fantasme masochiste ? Masochiste par essence ? Au sens où le fantasme serait toujours masochiste? Ou fantasme sadique, ce qu’on peut retrouver dans un des temps du dépliage « Cet enfant que je hais ». Lacan penche vers cela mais avec une inscription dans la langue du côté de la réflexivité : je suis battu, je bats, je me bats. On m’emmerde, j’emmerde, je m’emmerde, etc. Tous les temps sont valables : je tombe, je laisse tomber. On me laisse tomber. Je me laisse tomber.

Je m’aperçois en concluant que je vous ai présenté au fond le « Parfois on tombe » comme une nécessité ontologique : il est en effet difficile d’imaginer un homme qui ne soit pas tombé. Une nécessité quasi structurale depuis la chute de l’homme du paradis. Et son rejet dans l’univers de la faute et du péché. Ce que la psychanalyse ne dément pas sauf à le ramener au cas par cas. Et à proposer avec Lacan une sortie possible : c’est intéressant à prendre car j’ai aussi parlé après le « Tomber »  du « Se relever ». Lacan donc va situer la sortie du côté du « bien dire ». Lacan dans Télévision (13)  va se servir de Nietzsche et opposer tristesse et gaité. A la tristesse, il oppose le « gai sçavoir » nietzchéen comme vertu. Mais comme il le dit « Une vertu n’absout personne du péché – originel comme chacun sait. La vertu que je désigne du gay scavoir en est l’exemple, de manifester en quoi elle consiste : non pas comprendre, piquer dans le sens, mais le raser d‘aussi près qu’il se peut sans qu’il fasse glu, pour cette vertu, pour cela jouir du déchiffrage, ce qui implique que le gay sçavoir n’en fasse au terme que la chute, le retour au péché.

Cette  conclusion est forcément décevante car je suis sûr que vous attendiez une solution miracle… Comme je viens de vous le lire Lacan nous ramène plutôt du côté de l’épreuve. Parfois on tombe en est certainement la formulation le plus condensée.


[1] LACAN J. Les écrits p. 777
[2] LACAN J. Television p. 39
[3] Ibid.
[4] Winnicott Crainte de l’effondrement p. 206
[5] Ibid. p. 209
[6] Ibid. p. 211
[7] FREUD S. Psychogénèse d’un cas d’homosexualié féminine p. 245 Névrose, psychose et perversion PUF
[8] Ibid. p. 246
[9] Ibid p. 260
[10]Ibid p. 261
[11] Ibid p. 265
[12] CAMUS Albert La chute folio 2013 p. 74
[13] LACAN J. Television p. 40