Parcours

17 janvier 2007

Séminaire Rennes : « Qu’est-ce qu’une cure analytique ? La subversion du sujet et son intraitable. »

Le philosophe italien Georgio Agamben, dans son livre « Ce qui reste d’Auschwitz » avance que la désubjectivation est le fait que le sujet, d’habiter le langage se perd aussi bien et, le poète, est celui qui fait cette expérience de désubjectivation. Pour Agamben, le poète est celui pour qui – classiquement depuis Rimbaud – « je est un autre », ou encore, dirais-je, il est celui qui se sent hanté par les muses, tel Hésiode au tout début de sa Théogonie.

Le poète est aspiré par l’au-delà du langage, et perfore, dans l’acte poétique lui-même, l’Autre du sens pour nous amener sur d’autres rives que celles, usées, des mots de notre quotidien. Le poète se dégage de l’Autre où se fonde la garantie du sens pour s’aventurer dans des contrées où tout savoir se dérobe. Il est donc celui qui tente de se dérober à l’Autre, et qui parfois, par son œuvre même, y parvient.

Il semble ce mouvement soit similaire à celui de la cure analytique, pour autant que nous posions que son parcours analyse est effort de séparation de l’analysant d’avec son Autre, et, si cette séparation est réussie, si l’analysant parvient à s’affranchir de l’Autre, il passera à l’ « analysé » . Appelons pour l’instant de ce nom impropre celui qui est arrivé à effectuer cette opération. Nom impropre, parce que nous ne cessons de nous demander si ça existe et si « oui plutôt », à quelles conditions. Le méchant mot « analysé », est donc une supposition, et il désigne celui qui aurait accompli un certain parcours de la cure analytique, parcours que je résumerais grossièrement de consister à se défaire des lourdes chaînes de la détermination signifiante. Cette aliénation provient de l’interprétation faite par le sujet du désir de l’Autre à son endroit et doit advenir au savoir, par ce fait même, quel objet il ne cessait d’incarner dans son fantasme pour l’Autre. Cette incarnation de l’objet supposé de la jouissance de l’Autre étant ce qui faisait aussi bien jouir le sujet. « L’analysé » a fait une certaine expérience de langage et il s’en trouve transformé dans l’intime même de son être, je dis son être, sachant que la seule ontologie agréée par la psychanalyse est celle de la jouissance.

Comme le poète, le psychanalyste sait bien que l’usage de la langue n’a rien de banal, puisque nous ne disons jamais ce que nous voulons dire, dans le sens de l’excès : nous en disons toujours plus, y compris dans nos silences. Mais Freud a aussi découvert, en sus de cet excès de dires sans dits, un automatisme du symbolique, qui se referme en boucle, ce qu’il a nommé la répétition. La pauvreté de l’usage du langage pour chacun ne concerne pas tant le partage de l’évidence du sens – ce que l’on nomme la communication – mais la répétition : le sens conscient est aspiré par un sens inconscient, toujours le même pour chaque cas particulier, c’est ce sens qui ne cesse de se dire en excès et qui concerne au plus vif notre désir, qui est, comme Freud l’a perçu, increvable.

A l’évidence, l’expérience analytique a pour visée de soulager le sujet de cette répétition et a pour effet de le délester de son symptôme, soit de cette gangue langagière qui enserre la jouissance sise au cœur de la répétition et qui, aussi bien, met en forme le jouir dans cette tentative pour une part ratée, de le faire passer au signifiant. Expérience de parole venant perforer le langage usé du sujet, la psychanalyse permet à celui qui s’y engage de jouir autrement. Ce à quoi l’on consent dans l’analyse c’est de « laisser venir une part intime de soi, quelque chose qui va vers le savoir »(1). Ce « quelque chose » va seulement vers le savoir, puisque l’intime est un réel, mais la vérité du sujet ne peut advenir que de ce réel : ventre de l’araignée d’où part le fil de tout ce qui est articulable. Mais en tant que tel ce réel demeurera à jamais opaque.

La cure analytique donne un certain éclairage à ce réel intime, à l’instar des tableaux clairs-obscurs du Caravage, dans lesquels la scène surgit de la lumière divine, comme si Dieu, de par la grâce de son regard enfin posé sur un acte humain, le faisait sortir de l’obscurité brune d’un monde sans ontologie : le regard de Dieu nomme les choses et les fait advenir à la vie. Sous ce faisceau lumineux, le corps en acte peut alors se détacher de la réalité brute, de la matière ténébreuse, du sombre néant. Nous pouvons reconnaître dans le brun des tableaux du Caravage le réel, puisqu’il a cette même opacité : seul le langage peut y faire des percés de lumière et l’imaginaire l’arracher à son informe. Mais toujours en restant sur son bord : seuls des lambeaux sont arrachés à la nuit pour les transformer en langage ou en images. Ces bordures du réel se dessinent à la fin de la cure, mais ces commissures sont toujours promptes à se refermer.

Dans l’ordinaire de la vie, ce qui vient clore ces lèvres ouvertes sur le réel, c’est précisément la jouissance, que Lacan a précisé être celle de l’objet a. Cette jouissance est différente selon les sexes. Les hommes jouissent de l’objet découpé dans le corps du partenaire – petits riens précieux au seul sujet : brillant sur le nez, ou hanches larges des femmes désirées de « l’homme au loups » -, les femmes, elles, ont d’autres objets a en poche dit Lacan, ce sont leurs enfants. Et effectivement ce dont témoignent souvent les passantes, et ce qui est patent dans les cures, c’est que le rapport à l’enfant se trouve transformé, il me semble pouvoir dire tardivement dans les parcours. Cette advenue tardive est logique, puisque la dévalorisation de la jouissance de a, va avec sa rencontre, son extraction comme il est d’usage de dire ; c’est là que ce qui fait office d’objet de jouissance – insu – vient au savoir. Ce terme d’extraction de l’objet de la jouissance est bien venu, puisque l’analyse est un creusement du réel par le travail du signifiant, c’est un travail de déblaiement. Pour celui qui n’est pas poète, sans analyse, le blabla, le langage ordinaire, nos petites jouissances insatisfaisantes, viennent recouvrir le réel, parce que le réel, c’est angoissant. Et le réel qui angoisse spécifiquement le sujet, c’est le réel de sa propre jouissance. C’est quand ce réel-là pointe, déchirant le voile de la réalité, que le monde « s’anamorphise », se déforme ; que le bout de bois devient tête de mort, comme dans le tableau de Holbein, Les ambassadeurs, ou encore, comme dans une nouvelle de journal relevée par Freud. Elle conte l’histoire de locataires aménageant dans un appartement meublé où se trouve une table soutenue par des pieds en forme de crocodile. Ces pieds présentent, la nuit venue, tous les signes d’une présence vivante : le bois se meut en chair. Un objet inerte, certes un peu étrange de jour, devient ce qui va dévorer les objets que sont désormais les habitants de la maison, son animation nocturne faisant naître le bois au désir. L’angoisse a ceci de particulier qu’elle surgit quand l’objet se met dans une certaine perspective, qui vient convoquer la jouissance de l’Autre. La question de l’angoisse est nouée à un réglage du sujet sur son Autre, c’est donc une question d’optique. C’est dans ce réglage que se débusque la cause du surgissement de la « bonne » perspective de l’objet : dans son rapport à l’Autre, quand le sujet se retrouve devant un vide de signification face au désir de ce dernier, c’est là que l’objet de jouissance que le sujet croit être pour l’Autre se dévoile. Le fantasme peut, en temps ordinaire, maintenir le désir de l’Autre à distance puisque « être battu par le père », c’est savoir ce qu’il nous veut. Mais quand le montage fantasmatique se montre inapte à le faire, alors c’est l’angoisse. Cet Autre angoissant, c’est le père réel. Ce crocodile dévoreur de locataires, c’est une imaginarisation, une figuration du point de réel, qui est en place dans la structure. Ce point est le vif d’une jouissance excédentaire, qui concerne non pas papa, mais le sujet. Ce dernier l’attribue à l’Autre, au père réel, qui est aussi bien le crocodile ou le cannibale, le voyeur, l’annulateur, que l’injonctif ou l’insultant. Nous voyons qu’angoisse et jouissance s’articulent toutes deux dans un rapport à l’Autre : l’un ne bouge pas sans l’autre. Ce qui fait qu’effectivement, traverser l’expérience analytique, c’est traverser son fantasme, puisque le fantasme met toujours en scène une figure de l’Autre qui jouit de moi comme objet, et c’est cela qui me fait jouir. La jouissance doit passer du réel du père (ou du père réel) au sujet : le sujet doit l’admettre comme sienne.

Ce point vif de la jouissance, non passible, disait Freud, à la représentation, allie l’objet a et das Ding, la Chose. Laissée à son pur réel, la Chose, que Lacan disait dans le séminaire « D’un Autre à l’autre » être une vacuole titillée de l’intérieur par l’objet de la pulsion, cette Chose est ce qui s’approche dans l’angoisse, mais aussi dans la cure de façon moins sauvage, car le sujet peut s’appuyer sur le transfert et être soutenu par la direction de la cure. Elle est titillée, agitée de l’intérieur par l’objet a, c’est lui qui donne donc sa tonalité pulsionnelle à la Chose : elle se fait orale, annale, scoptophilique, invocante. La Chose est spécifiquement la part d’ombre de l’Autre, c’est quand Dieu se tait pour Le Caravage : ni imaginaire, ni symbolique, elle est ce qui du Nebenmensch n’a jamais pu être représenté par le sujet, part perdue de l’Autre maternel. Pour Lacan aussi la Chose est toujours de l’Autre, c’est la mère en tant qu’elle est refoulée originairement pour toujours et il précisait que la Chose n’existe que par cette Loi–même qui la proscrit : ainsi la mère est-elle le souverain bien, le nouage du désir à la Loi faisant de ce lieu un interdit. Sans la Loi, la Chose est morte, c’est le commandement même de l’interdit qui la rend désirable (2). Pour Lacan, il y a, semble-t-il, un double mouvement, à la fois un impossible et un interdit qui fondent la Chose : le langage qui vient lui donner une ek-sistence, et la Loi qui vient lui donner une consistance – d’attrait -.

Dans son dernier livre (3), Fred Vargas fait dire à un de ses policiers récurrents – érudit et angoissé – que « les histoires sont écrites pour les empêcher d’advenir à la vie ». Ce que j’entends comme écrire, dire des histoires – par exemple son roman familial – empêche l’angoisse qui gîte toujours au cœur des histoires – autrement on en inventerait pas – à advenir. Cette angoisse je la relie à la jouissance insue, insupportable et réelle du sujet, jouissance sinthomatique, qui s’habille des signifiants du symptôme. C’est elle qui quand elle se dénude, créé le monde anamorphique de l’angoisse. C’est elle que la cure analytique a pour tâche de dévoiler, de mettre, de réduction imaginaire en réduction imaginaire, au cœur de son procès. Faire une cure, c’est atteindre le réel de la Chose qui nous meut. Pouvoir regarder ce soleil noir en face sans en être transis d’angoisse. C’est comme dans les tableaux de l’Annonciation – ou de la Visitation – qui montrent l’incarnation de l’esprit dans la chair de la Vierge, moment proprement impossible, qui est si précieux à la Renaissance italienne. L’incarnation, dit Daniel Arasse, c’est « La venue de l’incommensurable dans la mesure, de l’infigurable dans la figure » (4). Dans les tableaux de l’Annonciation affleure « visuellement la présence invisible de ce qui échappe à toute mesure » (5) comme le remarque encore Arasse dans son livre si justement appelé : « On n’y voit rien ». Evidemment le terme de « mesure » prend ici tout son poids puisque la jouissance de la Chose est hors de la mesure du principe de plaisir, principe qui vient limiter la tendance de la pulsion de mort à pousser le sujet à se coller à la Chose, y être aspiré. Nommer la jouissance, c’est nommer la tonalité pulsionnelle de l’objet tel qu’il affleure de la rencontre traumatique avec l’Autre, mais ce n’est pas nommer la Chose. C’est du fait de cette nomination de l’objet mettant en scène le père réel et la reconnaître comme sienne, que la jouissance se dévalorise, mais il n’y a pas de nomination de la Chose, elle reste chose obscure, manque ontologique, ek-sistence incommensurable, mais on sait les coordonnées de ses manifestations : par exemple le père dévore l’enfant, à l’instar de Saturne.

L’analyse propose la possibilité d’une traversée du langage et cela est à saisir comme une chance car cela fait frôler les expériences des poètes, dans leur rapport au monde qui s’est vidé de l’Autre (S(A)), c’est mettre un pas dans le désert du sens. Evidemment l’abord de la Chose insue, cette ek-sistence de l’ombre qui pointe dans la cure, met à mal notre usage courant du langage, parce que tout simplement le savoir advenant nous conduit à sa limite et vient échouer sur le réel de la jouissance.

C’est en ce lieu, sur cet au-delà de la limite que peut s’accrocher cette jouissance océanique, comme le propose Pierre Bruno dans son ouvrage La passe. Pourquoi océanique ? Parce que c’est une jouissance sans Autre : ni celui de l’amour, ni celui du divin ; il n’y a nul lieu de l’adresse, il ne reste qu’un vide au lieu de l’Autre, S(A). Cette expérience se vit de diverses façons, elle a plusieurs couleurs : dans l’expérience érotique, une jouissance sans limite, dans la vie peut-être la rencontre avec l’objet épiphanique (en empruntant ce mot à Joyce) qui naît « d’une expérience de l’être … qui vient transgresser les limites de l’objectif et du subjectif, si l’on admet que ‘l’être’ est à la fois ce réel ultime à la limite du sujet, ce lieu de jouissance et de mort où les apparences du monde se dissolvent… » (6). Derrière les apparences des choses qui ne lancent aucun appel, se fait la révélation de l’énigme de sa propre existence, « l’énigme de sa propre chair en tant qu’elle participe à la fois de l’être et du dire, d’un être qui demande à être dit et d’un dire qui ne vaut rien hors du corps singulier qui silencieusement le porte » (7). Mais aussi, je serais tentée de dire que celui qui ne fait pas l’expérience au moins une fois, dans sa cure de quelque chose qui soit délesté de l’assise de l’Autre, que l’on appelle parfois dépersonnalisation, qui est une expérience du féminin, comme la nomme Isabelle Morin, sur le côté de l’étrangeté à soi même, de cette surprise qui fait causer le sujet qui se révèle, au plus juste, avec des mots parfois inventés, avec des métaphores incongrues, n’a rien traversé. Quelque fois cette expérience saisissante se fait dans la vie qu’on vit, parfois dans le rêve, mais toujours elle advient et signe un moment de bascule, un moment de dessillement. Yves Bonnefoy dit de la poésie qu’elle est expérience d’un monde d’enfance quand l’existence ne se déclinait pas sous l’égide du signifiant, mais se vivait dans sa plénitude (8). Est de ce fait poétique toute expérience qui s’exile du concept, qui se passe du mot dans des moments infimes de connexion à l’être ou à ce qui est. Le poème n’est alors que compromis entre cette expérience sans mot et cette nécessité du mot pour témoigner de l’expérience. Les signifiants appelés par la poésie fondent aussi bien l’expérience poétique : c’est quand le langage est traversé, quand l’érosion du sens courant des mots s’estompe, quand le mot se fait vivant et quelque fois énigmatique, c’est à ce moment que l’ « être », une certaine jouissance – océanique peut-être – peut advenir : c’est sans doute le moment du pathos, qui concerne le moment de l’étonnement pour Heidegger (9). Le poète a donc un usage du langage particulier : à la fois le poème dit la douleur de l’exil du monde de celui qui est affublé du langage, mais à la fois il tente de récupérer cette plénitude d’être d’un « avant » ou d’un « comme si » le langage n’avait pas écorné le poète lui-même. Le savoir de l’exil définitif est ce qui fait le poète, c’est peut-être cela qui le différencie des autres et le met en mouvement d’écriture.

Pour en venir à la passe comme moment institué, puisque je n’ai parlé que de la passe dans la cure analytique elle-même, j’avancerai que, peut-être, le fait de porter parole en un autre lieu que celui de sa cure, de lancer ses dires à un dont on se fiche, qui n’est là que par contingence, non choisi, mais dont la consistance unique est qu’il est supposé pouvoir en entendre quelque chose, effectue une coupure. Pierre Bruno avance que la passe, cela permet de se défaire du transfert à l’analyste. J’entends cela comme se défaire d’un lieu d’adresse où gîterait du savoir, parce que, après tout, la passe c’est sans doute vérifier que le savoir jusqu’à son ultime bord est du côté du sujet, nul autre savoir que celui qui a fait certains effets et dont la passe – témoignage ou plutôt construction – est le lieu d’articulation. La passe serait donc le lieu d’un énoncé inédit, avec des mots désignant des moments choisis pour leur poésie, entendus comme moments d’irruption d’un réel délesté de toute garantie de l’Autre. Partant la passe n’est pas un moment de saisie biographique à la gloire du moi, ni d’assèchement du réel, elle en est plutôt l’envers : la fin de l’histoire qui soutenait celui qui fut, et qui maintenant, sait y faire sans angoisse avec sa propre énigme.

(1) Rigal. E., Duportail S. Passe et nomination. Psychanalyse N°5. 2006. 107-114. Pour être plus exacte, Sophie Duportail, parle de l’intimité mise au cœur du travail après la cure.

(2) Lacan J. D’un Autre à l’autre, Le Séminaire livre XVI, 1968-1969. Paris. Seuil. 2006. 101.

(3) Vargas F. Dans les bois éternels. Paris. Viviane Hamy. 2006. 206.

(4) Arasse D. On n’y voit rien. Paris. Denoël, 2000. 2de ed. : Paris, Folio/Essais. 54.

(5) Ibid., 55.

(6) Sicher B. Le dieu des écrivains. Paris. Gallimard. 1999.

(7) Ibid., 94.

(8) BonnefoyY. L’arrière pays. Paris. Gallimard. 2005.

(9) Heidegger M. Question II.