Pour le dire en un mot, la philosophie politique a consisté le plus souvent à subordonner les règles de la constitution et du fonctionnement de la cité humaine à un modèle théorique, idéal et transcendant, censé représenter le maximum de rationalité. Dans cette perspective, la cité humaine ne pouvait être que l’approximation nécessairement imparfaite d’une Cité de Dieu, d’un monde des idées ou d’un règne des fins, quand ce n’était pas, sous une forme plus profane mais structurellement équivalente, la réalisation d’un Règne de l’Homme, c’est-à-dire d’une certaine Idée de l’humanité érigée en principe d’auto-accomplissement des hommes concrets. Comme le Modèle ou le Principe de telles entreprises est introuvable dans le monde réel, on a dénommé ces entreprises “u-topies”, idéalisations de cela même qui n’est nulle part et ne peut nulle part être réalisé, si ce n’est par une violence faite aux choses et aux hommes d’ici et de maintenant. Que l’utopie conduise à la violence et se détruise nécessairement elle-même en tant que projet éthique au moment de se réaliser, c’est ce que l’on aurait pu pressentir depuis Platon et qui s’est vérifié de façon tragique au travers des événements qui ont jalonné notre vingtième siècle. «
Pierre Aubenque, préface à Aristote et les choses humaines. Pierre Rodrigo, Editions Ousia, Bruxelles, 1998, n° 36.
Le présent travail implique deux thèses, une thèse principale et une autre qui vient en plus, qui supplémente, donc, sans la contredire, ni la compléter, la première. La première thèse permet de soutenir que la censure est interne au discours, plus justement dit, qu’elle fait bord au dire, qu’elle est, d’abord,autocensure, c’est-à-dire, un effet, le fait du « m’être. ». La deuxième thèse est qu’il n’y a pas de censure qui résiste à l’art ou à la poésie, que le « poète » ou l’« artiste » savent faire aussi bien que le « maître », c’est-à-dire, ce que le « maître » attend d’eux, mais que ce n’est pas ce qui les intéressent, je veux dire, les émeut.
Ce travail cherche, par ailleurs, à établir le lien politique de l’image à l’obscénité et à l’abjection : si l’image ne contrefait le paraître qu’à prétendre l’être, il n’y a d’image qu’obscène ; en retour, si l’existence déroge à l’être, il n’y a de forme d’existence qu’abjecte. Selon l’expression de Miguel Abensour, la réalisation politique, « la démocratie contre l’Etat », n’est ici pertinente qu’à objecter à la communauté. La démocratie reste une utopie.
Des entours du monde
Nous vivons dans un monde cynique et définitivement tourmenté. Cynique parce que chacun peut – cela lui est permis – « prendre ses aises avec la vérité ». Généralisé au nom de la raison d’Etat ou, aujourd’hui, de la mondialisation, le mensonge est érigé par les puissants en méthode d’asservissement. Que cette méthode trouve son pendant au plan du particulier dans le « pas vu, pas pris » autorise vaniteusement les grands hommes de ce monde, qui s’appliquent à dissimuler leurs intérêts, à ne rien vouloir savoir du sens commun. Prendre délibérément ses aises avec la vérité, c’est vouloir altérer le jugement et, par voie de conséquence, vouloir tout autant entraver la pensée, l’empêcher de s’exercer. Prétendre se mettre en travers du jugement en renvoyant la vérité n’équivaut donc à congédier la pensée qu’à interdire qu’on sache. Quoi ? Qu’il n’y a qu’un seul monde, c’est-à-dire, qu’on s’avise que le monde des puissants, qui divise le monde en deux, un sous monde qui participe à sa propre spoliation et le leur, n’est pas le monde.
Nous vivons dans un monde définitivement tourmenté. Définitivement tourmenté parce que le monde est, malgré l’illusion en laquelle il consiste, « déchiré », réellement déchiré, traumatique. Sans doute la méconnaissance, qui caractérise la manière dont au regard de ses propres prétentions chacun se tient dans le monde, compose-t-elle le tissu de l’oubli, un oubli qui nie sa déchirure en renforçant négativement, pour le pire, l’illusion des deux mondes, mais ce n’est qu’un pis aller, malgré les contorsions ravageantes auxquelles il se prête, le trauma est désormais devenu incontournable. La preuve en est qu’en l’espace d’un siècle, à un siècle près, le monde s’est effondré suite à une violence symbolique inadmissible deux fois sans qu’on trouve à redire à sa structure : une première fois, suite à l’humiliationsuite faite à l’Allemagne au sortir de la première guerre mondiale, dans les camps d’extermination nazis (1) ; une seconde fois, suite à la haine des puissants de ce monde pour le reste du monde, dans les attentats du 11 septembre 2001. Là dessus, nous devons nous expliquer, c’est-à-dire, témoigner, mais qu’est-ce qu’aujourd’hui, que témoigner si du témoin, on ne veut toujours rien savoir, on montre toujours qu’on ne veut rien apprendre ?
Malgré Primo Levi, contre Giorgio Agamben et les autres
Dans son avertissement à Ce qui reste d’Auschwitz, Giorgio Agamben nous donne la clef pour comprendre la signification de « la solution finale » : la signification de la solution finale n’est pas ailleurs que dans son « exécution » par les douze équipes juives du Sonderkommando qui se sont succédées à partir du 4 juillet 1942 et dans les quelques bouts de réel qu’elles ont réussi à arracher à l’administration de la mort, malgré la mort à laquelle elles seules se savaient irrémédiablement promises [« l’initiation de l’équipe suivante, écrit Primo Levi, consistait à brûler les cadavres des prédécesseurs »(2) ]. Primo Levi a aussi retenu cette clef :
Au sujet de ces Sonderkommando des bruits vagues et incomplets circulaient déjà parmi nous pendant la captivité et ils furent confirmés plus tard par les autres sources indiquées plus haut, mais l’horreur intrinsèque de cette condition humaine a imposé à tous les témoignages une sorte de retenue, c’est pourquoi, aujourd’hui encore, il n’est pas facile d’imaginer “ce que voulait dire” d’être contraint d’exercer pendant des mois ce métier. […] L’un d’eux a déclaré : “Quand on fait ce travail, ou l’on devient fou le premier jour, ou l’on s’habitue.” Mais un autre : “Bien sûr j’aurais pu me tuer, mais je voulais survivre pour me venger et porter témoignage. Il ne faut pas croire que nous sommes des monstres : nous sommes comme vous, seulement bien plus malheureux.” […] Avoir conçu et organisé les équipes spéciales, écrit Primo Levi, a été le crime le plus démoniaque du national-socialisme (3).
De cette clef, aucun des deux, ni Levi, ni Agamben, cependant, ne se sert au prétexte, semble-t-il, selon Agamben, d’une aporie historique : « la non coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension »(4) …
1.Sigmund Freud, qui a écrit en collaboration avec l’ambassadeur américain William Bullitt un essai sur le président T.W Wilson, Payot, Paris, 1990, pensait avec d’autres que l’inconséquence politique de T.W Wilson lors du traité de Versailles précipita le nauffrage qui advint par la suite ; Cité à propos par Edward Plenel dans « Au Vif », le Monde 2, n°6, 22-23 février 2004, p. 7.
2. Primo Levi, « les naufragés et les rescapés. Quarante après Auschwitz » (1986), Paris, Gallimard, 1989, p.50, cité par Georges Didi-Huberman, « Images malgré tout », Les Editions de Minuit, Paris, 2003, p.12.
3. Ibid, p.52-53, cité par Giorgio Agamben, « ce qui reste d’Auschwitz », Editions Payot et Rivages, Paris, 1999, p.29.
4. Giorgio Agamben, »ce qui reste d’Auschwitz », Editions Payot et Rivages, Paris, 1999, p.11.
