14 octobre 2009
Ne devient pas fou qui veut. La mauvaise rencontre.
C’est sous ce double titre que je vais continuer, dans la logique de mes précédentes conférences aux Apprentis, à partir d’une question posée l’année précédente, à la fin de ma conférence sur le traumatisme, à savoir : Qu’en est-il du traumatisme dans la psychose ?
J’avais en effet évoqué l’an dernier le traumatisme sous l’angle exclusif de la névrose c’est-à-dire sous l’angle du surgissement de l’effroi dans l’ordinaire de la névrose, l’extraordinaire du trauma dans l’ordinaire de la névrose en somme, ordinaire qui n’est autre que le point de vue que tout un chacun emploie lorsqu’il est question de vie et surtout de mort : celui de l’illusion, du refoulement, du fantasme d’immortalité. J’avais rappelé le Freud de 1915 qui en s’attardant sur la désillusion causée par la guerre, l’apparition de la barbarie dans les peuples civilisés, et le rapport de l’homme à la mort écrivait alors : « C’est en fait que la mort-propre est irreprésentable et aussi souvent que nous en faisons la tentative, nous pouvons remarquer qu’à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateur. (p. 143) C’est pourquoi… personne ne croit à sa propre mort, ou, ce qui revient au même, dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité ».
Eh oui, chacun s’organise dans sa vie pour penser le moins possible à la mort, et lorsque celle-ci survient, fut-ce de manière plus ou moins prévue par le biais de la maladie, du vieillissement, c’est toujours de manière imprévue et brutale qu’elle le fait. On tente alors plus ou moins de se préparer, ce qui n’empêche des réactions parfois surprenantes mais légitimes, socialement admises, comme dans le deuil, bien que les grandes souffrances demeurent, à ce que l’on dit, muettes… J’avais introduit la notion d’effroi qui prend le sujet par surprise et le confronte au réel de sa mort, là, tout de suite, inévitable, sans fard et sans détour possible, par le biais de l’accident, de la catastrophe ou sur le champ de bataille. Cette rencontre du névrosé avec la mort réelle, et non plus imaginée, met alors brutalement à l’épreuve ce qui le soutient dans sa vie, un sujet qui pour le coup se retrouve seul, sans fantasme, réduit à l’état de chose ballotée dans le vaste champ de l’univers.
Cette rencontre à la base du traumatisme psychique, est cependant une rencontre ratée, ratée par définition puisque le sujet, son corps en tout cas, y survit ; il survit physiquement. Il est passé tout prés de la mort mais il n’est pas mort : en est-il revenu pour autant ? C’était le deuxième point, plus problématique, que j’évoquais l’an dernier, celui du retour, qui fait du sujet traumatisé un revenant tel Lazare ressuscité par le christ. J’avais décrit avec Freud le phénomène de répétition que l’on observe parfois : la nuit le sujet est soumis à des cauchemars durant lesquels il revit le moment où il s’est vu mort, et le jour il sursaute au moindre bruit et se retrouve par des flashes transporté vers un passé que du coup il rumine sans cesse. Bien plus il s’efforce dans la honte de cacher toute cette symptomatologie ce qui fait qu’il a l’air normal pour son entourage, déprimé, agressif ou alcoolique mais normal !
J’avais aussi indiqué que les conditions de la rencontre avec la mort, dans tous les cas une irruption brutale du réel de la mort physique, biologique, jouaient un rôle dans le potentiel pathogène : l’effet de surprise qui court-circuite l’angoisse, laquelle peut avoir des vertus protectrices par effet d’anticipation, le fantasme d’un sujet plus ou moins préparé (mais l’est-on jamais ?) à cette rencontre possible, la situation sur le plan imaginaire avec un vécu de solitude, d’abandon, de laisser-tomber, la situation sur le plan symbolique avec sa dimension d’indicible, de manque de mot pour dire l’horreur. Ce que le trauma révèle au névrosé : avoir été ne serait-ce qu’un instant le zéro l’extrait pour toujours de la comptabilité des humains et en fait à jamais un revenant. Et qu’est-ce qui caractérise l’humain dans son rapport à la mort : le langage. J’avais terminé là-dessus avec Lacan et Heidegger, sur le passage de la mort du coté intérieur, du coté même du signifiant, du mot, du langage, et ce quelle que soit l’expérience réelle, exterieure pour le dire vite, de la mort.
Je vous fais cette longue introduction pour partir de l’idée de la rencontre, mauvaise rencontre pour le névrosé, rencontre ratée, certes, mais possible d’une certaine manière avec le réel de la mort le temps d’un instant, un réel que l’on imagine au départ exterieur au sujet, un événement quoi, tout en glissant progressivement vers un réel à chercher du coté du signifiant même, de la lettre, de la matérialité du langage. Le modèle simple du trauma comme catastrophe, comme non-représentable de la mort, n’est donc pas suffisant. Le sujet n’est pas qu’une victime de son impuissance à dire l’indicible du fait de la situation même, il l’est aussi du langage donc d’un impossible…ce qui fera dire à Lacan que le Réel c’est l’impossible. Si le langage, parlé ou aussi bien écrit, est impuissant, pour reprendre le titre du cycle de psychanalyse que j’ouvre cette année aux Apprentis, à rendre compte de l’horreur et à la métaboliser, c’est parce que l’impasse se trouve dans le langage même. Le sujet découvre que la mort gît au sein même du langage, ce qui en soit suffirait à rendre fou n’importe qui et me permet d’introduire du même coup la question du traumatisme dans la psychose, du traumatisme chez le sujet psychotique qui sait, lui, déjà, que le langage rend fou !
En premier résumé on pourrait dire que le traumatisme pour le névrosé, ce qui engendre la névrose traumatique, c’est un événement catastrophique pour une symptomatologie (en apparence) mineure, qui ne remet pas en question, sauf dans certains cas extrêmes, le lien social. Alors que pour le sujet psychotique, ou pré-psychotique, le sujet de structure psychotique, c’est exactement l’inverse : un événement en apparence mineur va déclencher une catastrophe et un bouleversement du lien social.
Pourquoi ? Je laisse là en l’état pour l’instant cette remarque pour introduire le sujet, celui de l’entrée dans la folie, sous l’angle du Ne devient pas fou qui veut avec une vignette clinique : Ainsi Pierre, 20 ans, ouvrier-fraiseur : à l’occasion de son départ au Service National, le père de sa petite amie lui annonce qu’il ne veut plus lui laisser voir sa fille. Quelque peu déstabilisé, il a « du mal à se la sortir de la tête ». A l’armée, il n’est pas trés débrouillard et se fait traiter de « psycho » parce qu’il n’arrive pas à marcher au pas. Les autres se moquent de lui. C’est dans ce contexte qu’il apprend que sa petite amie entretient des relations avec le neveu d’un capitaine. Il comprend alors que son capitaine à lui veut lui en faire baver : « Il me faisait mal marcher, il me surveillait, il m’a fait rater mon permis » dira-t-il. Il entre dans un délire de persécution dans lequel il pense être l’assassin d’une jeune fille retrouvée égorgée dans son quartier quelque temps avant.
Sur le plan biographique on note peu de choses hormis un père décrit comme violent, notamment à son égard qui quitte la famille quand l’enfant a 8 ans, laissant l’enfant en tête à tête avec sa mère, disparait pendant 10 ans avec une femme alcoolique, puis réapparait quelque temps avant l’armée. La mère de Pierre se reproche entre autres d’avoir laissé le père exprimer sa jalousie à l’égard de son fils dés son plus jeune age.
Le capitaine, comme dans cette vignette clinique, le sergent ou l’adjudant peuvent à l’occasion du Service Militaire, on le constatait souvent avant que Chirac y mette fin, on le constate encore avec les jeunes engagés de l’armée de métier, être les agents d’une rencontre malheureuse. Ces personnages sont à rajouter à la liste des mauvaises rencontres dont Lacan nous donne un aperçu dans un de ses textes, j’en reparlerai..
On peut néanmoins noter d’ores et déjà à partir du cas de Pierre que cette rencontre survient dans un mauvais moment : il était, comme tous ses jeunes camarades post-adolescents, fortement remis en question dans son fonctionnement de jeune adulte par son départ sous les drapeaux. La conscription venait de faire voler en éclat son monde. Le père de sa petite amie ne voulait plus de lui, elle-même le rejetait sans explication. Les autres appelés, ses doubles, le malmenaient. Voici dés lors brossé le tableau du terrain prédisposant à la mauvaise rencontre mais aussi bien mis à nu par la mauvaise rencontre avec un substitut paternel : celui de l’axe imaginaire, de la relation au semblable, au petit autre. Pour que la rencontre ait cet impact traumatique, elle doit se produire sur ce terrain fragilisant et générateur d’angoisse. LACAN souligne dans les Ecrits (p. 577) : « Il y suffit que cet Un-Père se situe en position tierce dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire a-a’, c’est-à-dire moi-objet ou idéal-réalité ».
C’est ainsi que le capitaine devient pour Pierre ce père réel, cet Un-Père que Lacan écrit en un seul mot pour dire que n’importe qui venant occuper cette position, en position tierce vis à vis du sujet et ses semblables, peut devenir réel et dangereux, réellement dangereux : petite cause, grands effets !
Alors Ne devient pas fou qui veut ? Cette formule lapidaire est bien évidemment de Lacan qui l’avait écrite au mur d’une salle de garde lors de ses études et la reprend en 1946. Il la tamponne d’un « Mais c’est aussi que n’atteint pas qui veut les risques qui enveloppent la folie » (Propos sur la causalité psychique Ecrits p. 176). Evidemment vous me direz personne ne veut devenir fou ! Le psychotique prend-il des risques pour autant ? Ca lui tombe plutôt dessus sans crier gare. Inversement nous connaissons tous des moments où nous craignons de perdre la raison, ce qui ne suffit pas en général pour nous faire basculer, heureusement. Ce que veut indiquer Lacan dans cette phrase, c’est qu’il y a des circonstances qu’on pourrait qualifier « à risque » mais aussi avant tout un problème de structure préalable. L’entrée dans la folie est en quelque sorte surdéterminée par la structure : encore faut-il faire la mauvaise rencontre ! Ceci dit il est vrai qu’on parle rarement pour ce faire de traumatisme, alors qu’on peut tous se laisser aller à l’idée qu’il doit bien arriver quelque chose d’horrible pour qu’un sujet tombe dans la folie. Or c’est rarement le cas, c’est après que ça le devient… Un mot y suffit parfois.
De plus parler de la question du traumatisme dans la psychose n’est pas évident tant dans toute l’histoire de la folie le problème n’a précisément pas été posé comme cela. La question du « devenir fou » au sens du « comment entre-t-on dans la folie » n’est pas naturelle : ce qui prédomine est le modèle médical. Certes l’épidémiologie et, a fortiori, la clinique ont toujours accordé le plus grand soin en médecine à la description des circonstances de déclenchement d’une pathologie aigue. Et si le début des psychoses délirantes aigues reste un « grand classique » de la psychiatrie depuis JASPERS et son concept d’expérience délirante primaire, les conditions de survenue sont en revanche peu prises en compte. Par exemple, dans le Henri EY, célèbre manuel de psychiatrie, cela se résume en une phrase : « Chez un sujet jeune, plus ou moins déséquilibré, parfois à la suite d’une émotion, d’un surmenage, mais aussi le plus souvent sans cause apparente, le délire éclate avec une brusquerie étonnante ». L’ étude des hallucinations et la systématisation des délires, les modes d’entrée dans la psychose même, ont certainement été poussés très loin par les aliénistes, sur un mode descriptif, mais les mécanismes de la psychose restent mystérieux, même aujourd’hui où on cherche encore les neuromédiateurs en trop ou en moins, le « schizocoque » n’ayant plus la cote….
Lacan est d’abord resté dans la même veine en s’intéressant en clinicien aux délires mais il s’est aussi attelé aux circonstances présidant au déclenchement d’un délire. Il ne s’est pas contenté d’observer, il s’est mis à écouter des sujets qu’on n’écoutait jamais, à l’hôpital psychiatrique, en prenant au sérieux leur expérience de la folie comme Freud avait pris au sérieux les dires des hystériques en son temps.
Psychiatre de formation, il avait été sensibilisé par son maïtre G.G. de Clérambault à l’étude de la clinique des psychoses par le biais de sa théorie qui était celle de l’automatisme mental. L’automatisme mental, c’est un joli mot qui plaisait aux surréalistes de l’époque, Lacan en conversait surement lors de ses nuits de garde avec Breton au Val de Grâce, c’était une conception, plutôt organique certes, mais qui considérait que l’appareil psychique, et donc le langage, pouvait à l’occasion fonctionner pour son propre compte et s’émanciper des lois du signifiant, mettant ainsi le sujet sous sa coupe.
Lacan part alors de 2 cas paradigmatiques : le cas Aimée qui constituera le corps de sa thèse de psychiatrie et le cas des sœurs Papin. Vous avez surement entendu parler du cas Aimée, cette femme qui tentera d’assassiner une actrice connue dans le cadre d’un délire de persécution et de grandeur ; après son acte elle est internée à Sainte-Anne où Lacan l’observera pendant 1 an et demi. Il en fera le cas princeps de sa thèse de médecine. Quel est son délire ? J’abrège énormément mais il y a un désordre dans le monde depuis que sa sœur lui a enlevé son enfant mais comme elle ne peut pas lui en vouloir à elle, toute prise dans une image idéale d’elle, elle en veut aux femmes connues. Mais pourquoi ne pas être capable d’en vouloir juste un peu à sa sœur ? Lacan suspecte alors la personnalité d’Aimée qui ne peut gérer son agressivité à l’égard de sa sœur et la dévie donc. Le déclenchement délirant lui semble se faire autour de la maternité.
Le cas des sœurs Papin, celui d’un crime horrible au cours duquel 2 bonnes, 2 sœurs, assassinent sauvagement leur patronne en lui arrachant les yeux à cause d’une banale panne de fer à repasser, mettra Lacan sur la voie de cette relation à deux, ce délire à deux finalement, qu’on peut trouver non seulement entre 2 sœurs, mais aussi entre toute relation à deux à commencer par la relation de la mère à l’enfant.
Lacan jalonnera ensuite son enseignement de nombreux cas de psychoses à commencer par le cas Schreber en direct de son texte qu’il lit en allemand, et via le texte de Freud, puis plus tard l’écrivain James Joyce ainsi que les innombrables vignettes cliniques issues de ses présentations de malades à Sainte Anne.
Dans son Séminaire, notamment le troisième en 1955-56, consacré aux psychoses, c’est le cas Schreber le plus présent. Schreber, Daniel-Paul de son prénom, est un ancien président de la cour d’appel de Saxe qui a rédigé ses mémoires sous le titre Mémoires d’un névropathe. C’est ce texte qui a été lu et commenté par Freud dans Autobiographie d’un cas de paranoïa en 1911. Par parenthèse l’abord du cas se fait par la question du soin, de la guérison du psychotique, par la psychanalyse car c’est avec le cas Schreber du coté d’une auto-guérison qu’on se trouve : Schreber est en effet, au terme de son délire, et grâce à lui, mais peut-être aussi à son écrit, un sujet rétabli. C’est donc un cas d’auto-guérison hors transfert sur un psychanalyste.
D’où le point de départ de Lacan que le psychotique a un savoir, qu’il veut transmettre, et que si la psychanalyse s’applique à lui, il faut peut-être le prendre autrement… L’idée c’est que l’inconscient, ce savoir caché dans la névrose, est dans la psychose en surface, à ciel ouvert. Mais qu’il soit en surface, articulé, n’implique pas qu’il soit connu et, d’une certaine manière, le psychotique semble même ignorer la langue qu’il parle et que, parfois, il invente. Au psychanalyste de se laisser enseigner cette langue, en se faisant le secrétaire de l’aliéné.
Lacan avait en effet remarqué que les vieux psychiatres qui ne disposaient pas de médicaments aussi performants qu’aujourd’hui et ne comprenaient pas grand-chose au mécanisme de la folie constituaient en revanche des observations très soignées ce qui avait pour effet de calmer, dans une certaine mesure, le malade, qui appréciait en outre qu’on s’intéresse à ses écrits.
Quand à la psychanalyse, on sait que Freud avait conclu à la non-efficacité de sa technique sur la psychose. C’est là que Lacan se démarque de Freud tout en s’inspirant néanmoins de ses observations, en les complétant, en dénichant des trouvailles, essentiellement à partir de ce fameux cas Schreber dont je reparlerai. Quand au traitement psychanalytique, sans aller plus loin, Lacan avait observé, ce qui se vérifie toujours, que dans une prise en charge de sujet psychotique, lorsque le psychanalyste veut faire le malin en risquant une interprétation, il est vite renvoyé dans ses buts. Il avait donc une question pratique à résoudre : comment soigner un paranoïaque sans figurer au rang de ses persécuteurs ? Le laisser s’expliquer est la meilleure manière de faire… et nous expliquer sa maladie, ce qui nous amène forcément à la question de la structure psychotique avec en préalable celle de la cause de la psychose.
Comment le psychanalyste donc peut-il oeuvrer pour comprendre quand même un peu ce qui se passe du coté de la cause, et du coup, conséquence pratique, éviter un mauvais maniement du transfert, de la relation, pouvant alors amener au délire ou le réactiver, comme cela peut se voir en début d’analyse. Lacan a donc tout simplement une démarche médicale de prévention : ce qu’on appelle en épidémiologie, c’est d’actualité, la prévention primaire (comprendre la cause de l’apparition de la maladie pour tenter de la maitriser) et la prévention secondaire (éviter qu’elle s’aggrave).
Mais évoquer la cause de la psychose n’est à cette époque de l’aprés-guerre, je fais un peu d’histoire de la psychanalyse aujourd’hui, pas anodin. Il y a en effet un gros débat entre les psychiatres sur la question de la psychogénèse des névroses et des psychoses. Un colloque est organisé à Bonneval en 1946 dans lequel Lacan intervient contre Henri Ey, un autre de ses maitres, qui prône une théorie organiciste de la psychose (l’organodynamisme pour les puristes). Lacan reprend son discours dans un de ses écrits : Propos sur la causalité psychique. Dans ce texte Lacan y expose sa théorie du Moi issue de son travail sur le stade du miroir, je la rappelle en 2 mots car c’est maintenant assez connu, c’est d’ailleurs une des trouvailles de Lacan qui l’a rendu célèbre : le petit d’homme, le nourrisson, que je vous laisse vous représenter dans les bras de sa mère, et qui n’a pas encore accés au langage, commence à se fabriquer un Moi, une représentation de son être, par le biais de l’image reflétée dans le miroir, et quelle est cette image ? C’est l’image d’un bébé dans les bras de sa mère. Il se joue alors un échange de regards entre lui et sa mère, entre ces 4 paires d’yeux (2 fois 2) qui va constituer le premier axe sur lequel le nourrisson va s’appuyer pour se reconnaitre, dans un mouvement que Lacan nomme une assomption jubilatoire. Cet axe c’est l’axe narcissique, essentiellement imaginaire au sens de l’image même, et du regard.
Alors que nous dit Lacan dans ce texte sur la causalité psychique ? Il nous dit (p. 186) que la prévalence de l’image dans laquelle le sujet peut avoir à se reconnaitre comme humain a son talon d’Achille : elle est basée sur la tendance narcissique, qu’il qualifie de tendance suicide que le mythe de Narcisse décrit assez clairement lorsqu’il indique la noyade à qui veut rejoindre son image. Je cite Lacan : « La mort de l’homme, bien avant qu’elle se reflète, de façon d’ailleurs toujours si ambigüe, dans sa pensée, est par lui éprouvée dans la phase de misère originelle qu’il vit, du traumatisme de la naissance jusqu’à la fin des 6 premiers mois de prématuration physiologique ». Il indique qu’il y a à cette période tout simplement risque de noyade dans les yeux de la mère, noyade dans le lac de son désir, le désir de la mère.
Pour Lacan en effet rien de plus fragile que ces premiers choix identificatoires qui, en dehors de ce qu’il appelle les « pathétiques fixations de la névrose », ne déterminent rien d’autre que « cette folie par quoi l’homme se croit un homme ». Rien de plus fragile qu’une image donc, je cite, c’est assez beau, « quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien » (p. 188). Mais ce qui est plus surprenant c’est que Lacan voit dés lors un porte ouverte vers la folie dans cette phrase sans ambigüité : « Voila donc liés au départ le moi primordial, essentiellement aliéné, et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire, c’est à dire la structure fondamentale de la folie » (p. 187) Voila donc le premier temps de la causalité psychique de la psychose : une structure fondée sur une identification à l’autre, toujours menacée par le choix de la liberté qui serait folie suicidaire… Cela ne peut que nous évoquer le cas de Pierre laissé seul avec sa mère, Aimée avec sa sœur, les 2 soeurs Papin. Voila où en est Lacan 10 ans avant le Séminaire III.
Mais cela ne nous dit pas pour l’instant ce qui pourrait faire éclater ce montage identificatoire de l’enfant trouvant son unité dans le regard de sa mère, autrement dit son narcissisme. Lacan n’en est pas cependant à son coup d’essai en ce qui concerne le début de la psychose, il en parle déjà en 1938 dans Les complexes familiaux. Petit rappel maintenant sur le complexe d’Œdipe : vous savez que le père intervient dans le complexe d’Œdipe comme une instance tierce, un tiers, qui va consolider le narcissisme en lui donnant un cadre. On passe ainsi du chiffre 2 (l’enfant et sa mère) au chiffre 3. Le père va sortir l’enfant de son identification narcissique pour une identification œdipienne, une identification future à un père qui va en quelque sorte encadrer le désir de la mère pour le petit homme, en même temps qu’il est érigé comme obstacle au désir de la mère. Autrement dire le père vient comme un empêcheur de tourner en rond dire à l’enfant « tu ne désireras pas ta mère puisque c’est moi qu’elle désire » et à la mère « tu ne réintègreras pas ton produit ». En principe ça fonctionne alors comme ça, plus ou moins bien n’est-ce-pas, avec pleurs et grincements de dents, jusqu’à ce que le garçon en sorte en s’identifiant à son père et la fille en lui faisant, symboliquement, un enfant avec un autre homme.
Lacan dés 1938, outre qu’il rappelle qu’il est le premier a avoir voulu comprendre la psychose dans son rapport avec la personnalité, et non plus dans un raisonnement médical maladie-guérison, a alors l’intuition d’une homologie entre l’entrée dans le complexe d’Œdipe et l’entrée dans la psychose : « La limite de la réalité de l’objet…qui marque pour nous l’aura de la réalisation œdipienne, à savoir cette érection de l’objet qui se produit dans la lumière de l’étonnement, c’est ce moment que reproduit cette phase que nous désignons comme phase féconde du délire, phase où les objets, transformés pas une étrangeté ineffable, se révèlent comme chocs, énigmes, significations ».
Vous saisissez cette ambiance, bien angoissante il faut le dire, éclairée par une lumière d’étonnement, au moment où les objets quelconques deviennent pour le sujet au pire menaçants au moins signifiants… « C’est dans cette reproduction que s’effondre le conformisme, superficiellement assumé, au moyen duquel le sujet masquait jusque là le narcissisme de sa relation à la réalité » (p. 79-80). C’est que dans le schéma œdipien l’axe narcissique reste central, toujours prompt à se dévoiler lorsqu’il n’est plus soutenu par le tiers, par le père, et toujours prêt du coup à révéler au sujet son aliénation à l’objet, à l’autre quoi.
La psychose est dans ce texte clairement régression à un stade pré-oedipien, sans refoulement, laissant le sujet aux prises à des objets menaçants, je cite encore : « au gré des menaces réelles ou des intrusions imaginaires représentées par l’adulte castrateur ou le frère pénétrateur : c’est le syndrome de la persécution interprétative avec son objet à sens homosexuel latent » explique Lacan.
Vous voyez là déjà se dessiner des circonstances de la vie que tout un chacun peut rencontrer. Mais Lacan en même temps qu’il cherche dans les situations familiales des occurrences morbides recense quand même, cherchant « quelque tare dans le psychisme avant la psychose, aux sources mêmes de la vitalité du sujet, au plus radical mais aussi au plus secret de ses élans et de ses aversions » (p. 86) quelques situations de déclenchement qui seraient liées à une fragilité interne. « Nous croyons en reconnaitre un signe singulier dans le déchirement ineffable que ces sujets accusent spontanément pour avoir marqué leurs premières effusions génitales à la puberté » il évoque donc là la période de l’adolescence.
Une vingtaine d’années passent en l’état jusqu’à ce que Lacan s’attaque au cas Schreber pendant la troisième année de son séminaire en 1955-1956, je dis attaquer, car il décide de se coltiner cette question de la structure du psychotique, et ces Mémoires particulièrement indigestes… Pour ce faire Lacan conseille de partir, comme Freud, du matériel signifiant que l’on a sous la main : le délire et en ce cas le délire du président Schreber lu en allemand, un allemand précieux et vieillot dénotant déjà un rapport au langage particulier. Et tout le long du séminaire Lacan va prendre en compte le fait que le langage est l’élément que Schreber a érigé comme son partenaire privilégié.
Le cas est celui de Daniel Paul Schreber né en 1842 à Leipzig qui a publié ses Memoires, en fait l’histoire de sa maladie, après sa deuxième hospitalisation pour psychose. C’est ce texte que Freud analysera sans avoir vu le patient. Son père, Paul Gottlieb Moritz Schreber, médecin, se targuait d’éducation et lutta toute sa vie pour faire triompher le principe par lequel il pensait réformer l’homme et la société entière à savoir la santé par l’activité spontanée du corps. Il introduisit en Allemagne, notamment, l’héliothérapie et la gymnastique médicale. Il fut aussi à l’initiative des jardins-ouvriers ! Il avait donc comme ambition de changer l’homme et la société, et il y consacra sa vie. Son dernier livre est « L’ami du foyer comme éducateur et guide …. pour les pères et mères du peuple allemand « . Ce père « éducateur idéal » meurt lorsque D.P. Schreber a 19 ans. Vous voyez donc l’image d’un père assez énorme.
Quand à notre Daniel-Paul, tout semble aller bien jusqu’à ce que, alors qu’il est juge au tribunal de Grande Instance de Chemnitz, il se présente aux élections du Reichstag, pour le parti national-libéral : il est largement battu et tombe malade une première fois déprimé et hypocondriaque. Il est hospitalisé à la clinique des maladies mentales de l’Université de Leipzig, dont le directeur est le professeur Flechsig. Il y reste 6 mois, et sort « guéri » en apparence ; il est nommé président du tribunal de Grande Instance de Leipzig sans encombres. Il s’en suit 8 années de bonheur, comblées d’honneurs, assombries seulement par la déception de ne pouvoir avoir d’enfant. Il est enfin nommé président de chambre à la cour d’appel de Dresde où il doit s’atteler à un nouveau droit allemand unifié. Une première version est refusée, il lui faut donc recommencer mais il est de nouveau admis à la clinique des maladies mentales dont le professeur Flechsig est toujours directeur. C’est là qu’il rédige les Mémoires entre février 1900 et fin 1902. Plus ou moins guéri, il s’installe à Dresde avec sa femme et adopte une enfant de 13 ans. Il meurt en 1911 au moment où l’article de Freud est publié.
Le diagnostic que porte Freud est celui d’une psychose délirante ou plus précisément d’une psychose paranoïaque ayant présenté 2 moments féconds, 2 crises délirantes aigües. C’est entre ces 2 crises délirantes qu’un matin, dans un demi-sommeil, il a la représentation que cela pourrait être beau d’être une femme soumise à l’accouplement. Il développe ensuite une ingénieuse construction délirante dans laquelle il est en commerce direct avec Dieu.
Présenté par ses médecins le délire de Schreber apparaît comme celui d’un homme appelé à sauver le monde, mais qui pour cela doit d’abord être transformé en femme. Freud précise que si le délire de rédemption est fréquent, la nécessité de devoir être transformé en femme est inhabituelle et déconcertante, mais qu’une lecture attentive des Mémoires permet de remettre les choses dans le bon ordre, à savoir que la transformation en femme (émasculation/ éviration) est le délire primaire, le noyau du délire, qui apparaît plus ou moins consciemment dans les semaines précédant le déclenchement de la maladie, ce que Schreber repousse obstinément. Cette transformation en femme devait d’abord s’effectuer à des fins sexuelles, et non pour la rédemption du monde, le persécuteur en l’occurrence étant le Prof. Flechssig. C’est dans son délire d’émasculation et de rédemption du monde que Schreber peut se réconcilier avec ce fantasme de féminisation. Il a alors 53 ans, soit l’âge qu’avait son père lorsqu’il est mort. La transformation en femme avait été le premier germe de la formation délirante, ce fut aussi le seul élément qui dura après son rétablissement, puisque de temps à autre, devant un miroir Schreber se parera d’un collier ou de rubans, et se verra en femme. Se sentait-il encore être la femme de Dieu, fécondée par lui pour fonder une nouvelle humanité ? L’histoire ne le dit pas mais Freud va essayer de comprendre l’histoire de Schreber en tentant de cerner le noyau de la formation délirante mais aussi à partir d’un élément que Schreber met en avant dans ses Mémoires, à savoir sa relation avec le professeur Flechsig, son persécuteur.
Schreber lui reproche de vouloir commettre sur lui un « meurtre d’âme », sans que l’on en sache beaucoup plus. Lors de la 1ère crise consécutive aux élections perdues, Flechsig avait alors soigné et « guéri » Schreber, et il en avait gardé un bon souvenir. Par contre dans les semaines qui ont précédé la seconde crise, Schreber rêve à plusieurs reprises que la maladie reprend, et a ce fantasme qu’il pouvait être beau d’être une femme soumise à la copulation. Pour Freud ce qui était sans doute « tendre attachement » pour le médecin qui l’avait soigné se transforme en une inclination érotique : il lui semble manifeste que Schreber redoute un abus sexuel de la part de Flechsig. Ce qui permet à Freud de conclure que la circonstance du déclenchement de la psychose est une poussée de libido homosexuelle passive, dont l’objet était Flechsig ; la rébellion contre cette motion libidinale engendrant un conflit d’où les manifestations de la maladie…
La question est donc : pourquoi une poussée homosexuelle passive à ce moment-là, et en quoi le fait d’éprouver de la sympathie envers son médecin huit ans après peut-il être à l’origine du déclenchement d’une psychose ? Freud avance l’hypothèse que Flechsig n’est là que comme substitut, à la place d’un autre homme plus proche du malade, son père ou un frère. Au moment de la 1ère maladie, les deux étaient déjà morts, son père en 1861, et son frère en 1877. Schreber était le seul héritier mâle de la famille et n’avait pas d’enfant, sa femme ayant fait de nombreuses fausses couches avant 1884. Ses espérances d’avoir un héritier étaient donc mises à mal. Freud poursuit en relevant que dans le delire de persécution, Flechsig sera remplacé par Dieu, et que cette modification permettra la résolution du conflit en amenant Schreber à accepter sa féminisation. A ce moment-là Freud avance l’idée que Dieu vient à la place du père de Schreber et Flechsig de son frère. Freud à partir de là, explicite certains éléments du délire sur le terrain connu du complexe paternel. Vous voyez ce que je vous expliquais tout à l’heure sur l’axe narcissique et la place du père dans l’oedipe, qui plus est, pas n’importe quel père dans le cas de Schreber, médecin réputé, réformateur et éducateur, etc…
Freud termine en reposant la question des raisons qui ont permis l’éclosion de la psychose, et en rappelant qu’il y a souvent un lien entre le surgissement d’un fantasme de souhait et une privation dans le réel, en effet on ne peut pas dire que le père de Schreber n’était pas présent, plutôt envahissant même. Or Schreber parle lui-même d’avoir été privé de la joie d’avoir des enfants, malgré un mariage heureux. Il y aurait donc quelque chose à voir du côté de la fonction paternelle, chez Schreber lui-même, autant vis-à-vis de son père du coté du trop que de celui qu’il ne peut pas être du coté du pas assez. Son échec électoral lui refuse l’accès à une prérogative paternelle, celle d’écrire la loi, comme son père la dictait à ses enfants. Du côté de sa femme non plus il ne peut accéder au statut de père, restant toujours en-deçà de son propre père. L’éclosion de la psychose survient au moment où il est nommé président de chambre à la cour d’appel de Dresde. Là aussi il s’agit d’écrire la loi, s’est-il dérobé devant la tâche en tombant malade, et en manifestant le souhait de rester dans une position « homosexuelle » passive plutôt que d’accéder à la position paternelle de celui qui dit la loi ?
Freud reprend son concept de narcissisme avec les « vexations et rebuffades sociales » faites à Schreber, pour apprendre quelque chose sur le mécanisme proprement dit du refoulement dans la paranoïa, mais il a du mal à identifier un refoulement particulier. C’est là que Lacan lit le texte freudien avec particulièrement d’acuité : à coté du refoulement classique, Freud évoque un rejet plus radical que la Verdrängung, c’est la Verwerfung, que Lacan nommera forclusion. Le terme de forclusion relève du domaine juridique. Il est utilisé lorsque une loi ne peut pas ou plus s’appliquer à un cas particulier, le texte ne l’ayant pas prévu ou ayant été modifié. Je le comprends comme une espèce de prescription : pas de loi pour qualifier le délit ! Mais Lacan en tire les conséquences cliniques : « Le refoulé, si nous savons lire Freud, reparait dans un autre lieu, in altero, dans l’imaginaire, et là en effet sans masque » (p. 120) Lacan très freudien souligne que le délire commence « à partir du moment où l’initiative vient d’un Autre, que l’Autre veut cela » (p. 218).
Deux conditions se trouvent réalisées : ce qui a été refoulé ou forclos réapparait d’une autre manière, dans le Réel, et cela commence quand la relation avec un autre, une relation à 2, vient prendre une valeur. En tout cas se manifeste dans le réel quelque chose qu’il n’a jamais connu, d’une étrangeté radicale, le forçant à un remaniement de son monde, donc de sa réalité (ce qui est légèrement différent de la notion de perte de réalité !). Lacan nous dit que dans la psychose c’est l’émergence dans la réalité d’une signification énorme, et qui en même temps n’a l’air de rien, de rien puisqu’elle n’est pas entrée dans le système de la symbolisation, qui peut bouleverser tout l’édifice. Autrement dit petite cause là-aussi, grosse signification ! Une prolifération imaginaire va dés lors se substituer en retour à la médiation symbolique dés lors altérée. C’est le passage dans l’imaginaire qui amènera le malade au délire. Mais il y faut le langage, le symbolique, pour l’exprimer ce délire bien sur !
C’est pourquoi Lacan va lui traquer un défaut interne au langage même : il va chercher un problème de cohérence interne qui aurait de plus l’avantage de permettre aux psychiatres de trouver là un élément pathognomonique de la psychose précieux pour le diagnostic. D’où cette trouvaille de la Ververfung, de la forclusion, qu’il pose comme une hypothèse causale.
Mais si la Verwerfung est un défaut, quel est-il ? En quoi consiste-t-il ?
Lacan définit la Verwerfung comme une nécessité logique, structurale, qui suppose un autre mécanisme que le refoulement mais qu’on ne pourra pas objectiver comme lui puisqu’il s’agit d’un rejet « dans des ténèbres extérieures » d’un signifiant qui manquera dés lors à ce niveau. Il s’agit bien d’un signifiant primordial mais que Lacan dit rester mythique, de l’ordre de la reconstruction présignifiante (d’où le recours à l’Œdipe comme mythe, et au père de la loi comme père de l’ordre de la parole).
Lacan postule qu’il y aurait chez le névrosé un refoulé retrouvable, remémorable si l’on veut, l’inconscient, mais aussi un en deçà du refoulé , définitivement perdu, quelque chose de non inscrit. Dans ce champ primordial antérieur au langage se manifesterait un trou du symbolique et c’est dans cette déficience, cette déhiscence, que s’aliènerait le sujet psychotique, du coté symbolique (n’oublions pas le versant imaginaire, le fameux axe narcissique) appelé à devenir ce quelque chose qui fait appel à tout le reste « du champ où rien ne peut se dire au champ où tout peut se dire ».
Du coup dans le langage, le symbolique laisserait cours au foisonnement imaginaire et à la jouissance réelle du corps.Or qu’y a-t-il de plus énigmatique et foisonnant sur ces 3 plans que les dimensions de la procréation et de la mort, ces 2 butées de la vie qui ramènent au complexe d’Œdipe comme fondement, ces 2 bornes entre lesquelles tout se joue et où nous risquons de nous perdre.
Comme pour le traumatisme chez le névrosé, la réponse est dans le symbolique même où le manque d’un signifiant est en cause : « Voilà la clé fondamentale du problème de l’entrée dans la psychose » (p. 229) dit Lacan plusieurs fois. Il manque dans cette triangulation quelque chose au psychotique, de l’ordre d’un trou dans le corps du signifiant, du langage même. « Que se passe-t-il quand la vérité de la chose manque, quand il n’y a plus rien pour la représenter, quand le registre du père est en défaut ? Que se passe-t-il si un certain manque s’est produit dans la fonction formatrice du père ? Il existe une impossibilité pour le sujet d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique. Il lui reste l’imaginaire de la relation duelle comme béquille. Mais en tout état de cause la menace est là, au niveau du discours qui menace tout entier de lui manquer ».
Lacan suspecte en effet que quelque chose manque au niveau du père. En effet dans tout le foisonnement délirant de Schreber qui détaille sa relation à Dieu et au langage, il est assez extraordinaire de noter, surtout si l’on connait la forte personnalité du père Schreber, et bien qu’il tourne autour, que Schreber ne parle de son père en tout et pour tout qu’une fois. Il en parle à propos du Manuel de gymnastique de chambre que celui-ci a écrit jadis. La seule fois où Schreber nomme son père c’est au moment où il va voir dans le bouquin écrit par son père si c’est bien vrai ce que lui disent ses voix quant à l’attitude que doivent avoir un homme et une femme au moment où ils font l’amour. Drôle d’idée, comme dit Lacan, d’aller chercher ça dans un Manuel de gymnastique de chambre bien que le sport en chambre soit un concept reconnu !
En revanche dans sa crise inaugurale, bien que le père ne soit pas nommé, Schreber y fait référence par le biais du signifiant procréation, et cela dans sa forme problématique à savoir pas la forme être mère mais la forme être père. Méditons ceci, nous dit Lacan p. 329, que la fonction être père n’est absolument pas pensable dans l’expérience humaine sans la catégorie du signifiant. « Que peut vouloir dire être père ? interroge Lacan, et cela constitue le point central de son œuvre, la sommation de ces faits (copuler avec une femme, qu’elle porte ensuite quelque chose pendant un certain temps dans son ventre, que ce produit finisse par être éjecté) n’aboutira jamais à constituer la notion de ce que c’est qu’être père. Il faut un effet de retour pour que le fait pour l’homme de copuler reçoive le sens qu’il a réellement, mais auquel aucun accès imaginaire n’est possible, que l’enfant soit de lui autant que de la mère. Pour que cet effet d’action en retour, il faut que l’élaboration de la notion d’être père ait été portée à l’état de signifiant premier, que ce signifiant ait sa consistance et son statut. Le sujet peut très bien savoir que copuler est réellement à l’origine de procréer mais la fonction de procréer en tant que signifiant est autre chose ». (p. 329)
C’est justement ce dont manque le président Schreber, ce signifiant fondamental qui s’appelle être père. « C’est pourquoi il a fallu qu’il commette une erreur, qu’il s’embrouille jusqu’à s’imaginer lui-même comme une femme… » (p. 330) conclue Lacan.
Etre père. Nommer un père. Tu es père, c’est en somme ce que dit une femme à un homme dont elle vient d’avoir un enfant. Elle utilise ce Tu à la deuxième personne du singulier, un Tu qui comme l’indique Lacan est loin d’avoir une valeur univoque dans notre langue, entre autres une valeur d’introduction, de don d’une certaine valeur à ce qui va suivre dans la phrase. Le Tu est dans le signifiant ce que Lacan appelle une façon de hameçonner l’autre, de le hameçonner dans le discours, dans l’onde de la signification. Ce Tu n’est pas tant ce qui désigne l’autre que ce qui nous permet d’opérer sur lui. Quant au verbe être, difficile d’épuiser ce qui a été dit par les philosophes là-dessus, mais quand même, Lacan se saisit encore une fois de Heidegger autour du Dasein. « M. Heidegger donne beaucoup d’importance au signifiant, au niveau de l’analyse du mot et de la conjugaison ; en allemand comme en français ce fameux verbe être est loin d’être un verbe simple, et même d’être un seul verbe. M. Heidegger insiste sur les 2 faces Sten qui se rapprocherait de stare se tenir debout tout seul, et Verbahen durer. Pour M Heidegger l’idée de se tenir droit, l’idée de vie et l’idée de durer seraient à la base du surgissement de la notion d’être. Mais que tout cela ne masque pas la fonction copulaire du verbe être qui est en grammaire une fonction de lien de l’attribut au sujet ». (p. 339)
Or ce Tu es est le fondement de la relation à l’autre, on en use indéfiniment, or dans toute indentification imaginaire, Lacan rappelle que le Tu es aboutit à la destruction de l’autre (p. 341) et que donc il a toujours cette capacité de réduire la relation à la relation imaginaire , donc avec ses risques dont celui d’exiger une réponse du coté du Je suis… Je suis quoi ? Que suis-je pour toi qui m’attribue cette place dans le Tu es ? Nous donnons réponse à ce type de question tous les jours mais qu’en est-il lorsque la réponse est impossible ou intenable, qu’elle n’a pas de sens. « Dans ce cas le Tu réapparait indéfiniment, et il en va ainsi chaque fois que, dans l’appel proféré à l’autre, le signifiant tombe dans le champ qui est pour l’autre exclu, verworfen, inaccessible ; le signifiant produit à ce moment là une réduction, mais intensifiée, à la pure relation imaginaire » (p. 343) Et Je suis père ne veut plus rien dire.
Lacan rapporte ce temps à l’entrée dans la psychose de Schreber « au court-circuit de la relation affective qui fait de l’autre un être de pur désir lequel ne peut être dés lors dans le registre de l’imaginaire humain qu’un être de pure interdestruction ».(p. 344) C’est dans ce registre de la relation purement duelle que l’on trouve la plus grande agressivité, le c’était lui ou moi du tueur… Lacan souligne que Freud n’a pas manqué de s’en apercevoir mais qu’il a commenté cela dans le registre homosexuel.
En tout cas nous n’avons besoin de rien de plus pour comprendre que dans le registre du Tu, du Tu es qui appelle une réponse, laquelle est impossible dans le symbolique et du coup ramène à l’imaginaire, un signifiant manque. C’est le mot qui est appelé dans la question, Lacan le réduit à la phrase Tu es celui qui est ou qui sera père. « Comme signifiant il ne peut en aucun cas être reçu en tant que le signifiant représente un support indéterminé autour de quoi se groupe et se condense un certain nombre de significations qui viennent converger par et à partir de l’existence de ce signifiant » Ce signifiant, Lacan le nomme pour le première fois le 27 juin 1956, c’est le Nom-du-Père. « Avant qu’il y ait le Nom-du-Père, il n’y avait pas de père, il y avait toutes sortes d‘autres choses… mais observez ce moment crucial avec attention et vous pourrez cerner ce franchissement dans toute entrée dans la psychose, c’est le moment où de l’autre comme tel, du champ de l’autre, vient l’appel d’un signifiant essentiel qui ne peut être reçu » (p. 344)
D’où, mais nous y reviendrons, la logique de situations faisant appel à la question de la génération « toujours prête à surgir comme une réponse de détour, une tentative de reconstituer ce qui n’est pas recevable pour le sujet psychotique » (p. 345) dés lors, et c’est la réponse de Lacan, le psychotique ne peut que répondre avec le signifiant dans son ensemble, dans un usage permanent du langage qu’il prend comme un ensemble, son contexte favori… « Précisément parce qu’il est appelé sur le terrain où il ne peut répondre la seule façon de réagir qui puisse le rattacher à l’humanisation qu’il tend à perdre, c’est de perpétuellement se présentifier dans ce menu commentaire du courant de la vie qui fait le texte de l’automatisme mental, le sujet qui a franchi cette limite n’a plus la sécurité significative coutumière sinon grâce à l’accompagnement par le perpétuel commentaire de ses gestes et actes ».
C’est une note clinique très intéressante sur l’activité du sujet psychotique et ce qu’il peut venir glaner aussi en psychanalyse. En ce qui concerne le déclenchement du délire, Lacan évoque la rechute chez un Schreber ébranlé sur la fonction de la paternité parce qu’il avait espéré devenir père mais que sa femme avait subi plusieurs fausses couches. D’où, la remarque de Lacan (p. 354) « la fonction du père est si exaltée chez Schreber qu’il ne faut rien de moins que Dieu le père, et chez un sujet pour qui jusque là cela n’avait aucun sens, pour que le délire arrive à son point d’achèvement, d’équilibre » Lacan note la prévalence des personnages paternels qui vont grandissant jusqu’au père divin. Ce faisant, il est captivé par le monde de la parole, et ne doit jamais cesser de témoigner de son dialogue intérieur. Et c’est au centre de ce dialogue que Lacan repère le manque de cet élément tiers essentiel qu’est le père (p. 360) : « L’introduction du signifiant du père introduit d’ores et déjà une ordination dans la lignée, un ordre mathématique dont l’ordre est différent de l’ordre naturel ». C’est la question du père mais élevée au niveau symbolique, loin de l’imaginaire, qui fait que « ce qu’il y a de tangible dans la psychose c’est qu’il s’agit de l’abord par le sujet d’un signifiant comme tel, et de l’impossibilité de cet abord, d’où un cataclysme imaginaire, à savoir que plus rien ne peut amodié (déplacé, tamponné) de la relation mortelle qu’est en elle-même la relation à l’autre imaginaire » (p. 361) d’où déploiement séparé et mise en jeu de tout l’appareil signifiant qui marque la structure de la psychose. « Après la rencontre, la collision, avec le signifiant inassimilable, il s’agit de le reconstituer, puisque ce père ne peut pas être un père tout simple, un père tout rond, le père qu’est le père pour tout le monde ».
Et le président Schreber le reconstitue en effet, par son délire. Mais a partir de là, et le dernier exemple de cas que donne Lacan dans le Séminaire sur les psychoses est le cas d’un homme qui est entré dans la psychose pendant la grossesse de sa femme, on peut envisager les circonstances, les occurrences, qui font relever de la mauvaise rencontre pour ce sujet déjà fragilisé dans sa structure (Cf. la métaphore freudienne du cristal qui se brise selon ses lignes de force) Lacan en ce qui concerne cette mauvaise rencontre parle de déclenchement, déclenchement de la crise, c’est même un terme choisi par lui. Pourquoi ne s’est-il pas contenté du mot de Freud de 1924 der Ausbruch qui peut se traduire par irruption ou éclatement ? Peut-être parce que la façon dont le terme de Freud est traduit accréditerait encore trop l’idée répandue d’une invasion fortuite, d’une fatalité étrangère au sujet lui-même. Freud utilise aussi le terme de Versagung traduit par frustration que Lacan traduit lui par renonciation.
Lacan conclue la fin de l’année 1956 sur le désavantage mais aussi le privilège de s’être trouvé placé par rapport au signifiant « un tout petit peu de travers » et produit un écrit « D’une question préliminaire a tout traitement possible de la psychose » dans lequel il s’agit pour lui de tirer toutes les conséquences thérapeutiques de sa théorie de la structure psychotique : le titre veut bien dire ce qu’il veut dire : y-a-t-il une possibilité même de traitement de la psychose dés lors que ce défaut de structure semble rédhibitoire. Le concept de forclusion englobe le fait que le rapport au dire, au langage, est plus étroit chez le psychotique : c’est le discours et sa naissance qui l’interroge, ce point mythique à l’articulation du symbole et du réel, là où s’introduit dans le réel le symbolique, sa création ex-nihilo. (Cf. certains artistes).
C’est la forclusion qui pousse le sujet fou à venir se heurter au mur du langage, et par voie de conséquence de manière directe, crue, à cet axe imaginaire, l’axe a-a’, afin de produire un nouveau discours. C’est d’ailleurs pour cela aussi, quand il cherche un lieu où un interlocuteur sera prêt à recevoir ceci, qu’il s’adresse au psychanalyste parfois.
Lacan indique dans ce texte plusieurs exemples assez typiques de circonstances déclenchantes : Pour la femme l’accouchement, la confession et la présentation au père du fiancé. Pour l’homme c’est en général l’appel au signifiant de la paternité, à la position tierce où le signifiant de la paternité est appelé. Le déclenchement de la psychose est provoqué par l’événement qui consiste dans le fait même qu’il soit fait appel, dans une situation donnée, au signifiant paternel.
L’exemple de la femme qui, dés lors qu’elle met un enfant au monde, rencontre un père au sens où elle fait de son homme un père, est bien choisi pour illustrer la rencontre dont il s’agit là. Le père réel qui est attribué à son enfant en raison de sa naissance fait irruption dans le couple, ce qui correspond à la définition de Lacan que je donnais au début. La situation de mise au monde d’un enfant force le sujet à faire appel précisément au signifiant qui, s’il est psychotique, lui manque. Le père intervient alors non pas comme père symbolique chargé de faire régner la loi mais comme père réel, faisant irruption comme un intrus. Il est réel en tant que forclos du symbolique et il fait retour dans le réel.
Le signifiant paternel, le NDP, est non pas inclus dans le registre des signifiants mais exclu d’où une signification inconnue, énigmatique, lorsque celui-ci est appelé. Bien plus la forclusion empêche ce signifiant, ce NDP, de jouer son rôle habituel de métaphore paternelle, ce qui est la manière de dire de Lacan que le NDP vient pacifier la relation avec la mère en évitant à l’enfant d’être seul, assujetti au désir de la mère.
Dans la psychose le sujet est donc laissé aux prises avec le désir de la mère qui là aussi ne peut que prendre une tournure énigmatique ou persécutoire : que me veut-elle ?
Anthony par exemple décrit bien l’angoisse qui montait depuis son incorporation : il faut dire que les ennuis s’accumulaient, le décés de sa grand-mère préférée, le départ de sa mère en maison de repos, une séparation évoquée des parents et la contrainte de la douche commune (Il n’a en effet réellement qu’un testicule depuis une torsion à l’age de 5 ans). Alors qu’il se sent investi, je souligne le mot avec ses connotations diverses, par son adjudant, il échoue à son permis de conduire. C’est au moment précis où celui-ci lui dit tu n’es qu’une burne que se déclenche le délire.
Voici la rencontre avec Un-Père : n’importe qui peut incarner cette place, à un moment donné pour un sujet donné, pour peu qu’il vienne en position tierce faire appel à ce qui n’a jamais pu s’incarner pour lui. Ce père réel, le Un-Père, peut même être à l’occasion le père du sujet : William a 1 an quand son père géniteur l’abandonne. Il porte son nom juqu’à l’age de 11 ans, puis prend le nom de son beau-père qui l’adopte. A 19 ans il fait son Service Militaire dans l’Est et remplit comme tout le monde plusieurs enveloppes timbrées au nom des parents et à son adresse en cas de nécessité. Quelques temps aprés, il rentre chez lui en permission et trouve une de ces enveloppes ouverte par son père : un violente altercation l’oppose alors à son père adoptif à qui il dénie le droit d’avoir ouvert la lettre. Il fugue complètement affolé, une hallucination lui renvoie dans la glace le visage de son père géniteur : » Cette lettre m’était destinée, il n’avait pas le droit de l’ouvrir, mon vrai père essaie d’entrer en contact avec moi » dit-il en plein syndrôme d’influence. Il avoue que l’armée se passait mal et avoir fumé du haschich plus que de raison les jours ayant précédé l’événement de la lettre : son père géniteur lui a toujours été présenté par sa mère comme toxicomane. Le Service National avait mis en question son identification à son père déchu autour du seul signifiant connu de lui : la drogue. Il découvrait alors avec horreur qu’il portait le nom de son père adoptif, jusque là père de papier.
Deux temps sont nécessaires donc : un temps de vacillation du sujet sur l’axe imaginaire où son image, précisément, dans sa relation à l’autre semblable ou à un autre idéalisé est ébranlée, et un temps de déclenchement proprement dit. Ce deuxième temps est lui purement symbolique : un mot suffit à déclencher la psychose, pour peu qu’un père réel le prononce. Le père réel est donc ce père que le sujet rencontre brutalement dans toute sa crudité, faute de se l’être approprié pacifiquement par avance, faute de place pour le reconnaitre.
LACAN nous le dit : « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet ». En d’autres termes, la rencontre avec Un-père, c’est-à-dire n’importe quel père tenant sa place fut-ce le père biologique, a une valeur traumatique parce qu’il n’existe pas pour le sujet de repère symbolique de ce qu’est un père. C’est cette rencontre réelle, de plein fouet avec tout autre en position paternelle, sur fond de vacillation identificatoire, qui renvoie à la faille symbolique originaire qu’est la forclusion du Nom-du-Père.
La question de l’entrée dans l’age adulte posée par tous ces jeunes, appelés à l’époque ou engagés maintenant, pour qui le départ à l’armée était l’occasion d’une mise à plat, parfois brutale, des problèmes internes au fonctionnement familial, est toujours d’actualité, service militaire ou pas. Le « Tu seras un homme mon fils » a toujours cours ! Tel sujet est purement et simplement mis à la porte, tel autre se retrouve dans la dépendance obligée de ses parents après avoir lutté pour l’obtention de son indépendance financière, tel autre se voit durement éprouvé dans sa qualité d’homme face à l’autre sexe ( ou face au même sexe ) . Inversement, il est fréquent que des jeunes adoptés se mettent en quête du père défaillant, et la rencontre souhaitée avec le père n’a pas cet effet de rencontre avec le Réel en vertu du principe qu’on ne cherche qu’un objet qu’on peut nommer. C’est qu’une mère a dû néanmoins faire exister ce père, même absent, dans son discours…
Nous connaissons tous des cas d’hommes pour lesquels l’accés à la paternité est bouché, tel ce malade qui a pris son vélo pour aller rejoindre sa femme et son enfant à la maternité et a continué jusqu’à l’hopital psychiatrique où il est encore 20 ans aprés. Du coté des psychoses puerpérales, la question porte non seulement sur la place de la future mère comme fille de son père mais aussi sur sa relation avec le futur père. Une patiente fut ainsi conduite si vite par son mari à la maternité qu’ils eurent un accident de la route et elle un traumatisme cranien. Elle ne se souvient pas avoir accouché. Dix ans aprés, elle n’a toujours pas pardonné à son mari et n’est pas sûre que son fils soit le sien. Elle délire à bas bruit .
L’entrée dans la vie professionnelle représente aussi l’occasion pour le sujet d’endosser les habits du père, ce qui est une des modalités de la rencontre avec Un-Père. Les deux temps de la rencontre sont en fait surdéterminés par un temps originaire qui se déduit de manière logique mais aussi clinique dans l’aprés-coup : le temps de la forclusion. (Le père jaloux de Pierre, le père déchu de William, ne sont pas à leur place ). Pour rendre compte de ce temps, le concept de carence paternelle est insuffisant. Sinon, nous devrions assister de nos jours à une poussée endémique de la psychose…
LACAN propose la métaphore paternelle c’est à dire la réussite de la symbolisation, de la significantisation, de la place du père, comme redoublant le ternaire oedipien dans toute relation à l’autre. Ce qui est absent dans la psychose, c’est cette fonction de stabilisation qu’est le Nom-du-Père chez LACAN et l’Oedipe chez FREUD. Et s’il y a dans ce triangle carence paternelle, ce sur quoi LACAN insiste « c’est que ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père, qu’il conviendrait de s’occuper, mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-Père dans la promotion de la loi ». Ce qui ne dédouane pas d’ailleurs le père du cas qu’il fait lui-même de la loi mais il n’est pas nécessaire pour autant que le père soit juge, gendarme, parangon de vertu ou bandit, pervers et incestueux.
L’entrée dans la vie adulte est un moment critique qui donc, chez le psychotique, ne se limite pas à la post-adolescence. On peut même se demander ce que peut signifier pour un psychotique qu’être un adulte dans la mesure où l’accés à une position paternelle lui est, sinon impossible, tout du moins problématique. Bien des psychotiques heureusement évitent la mauvaise conjoncture des deux temps du déclenchement et n’entrent dans le discours psychiatrique que par les voies détournées de l’état-limite ou de la pré-psychose, quant ils n’y échappent pas totalement. La mise en situation extrème, dont l’armée est naturellement pourvoyeuse, aura toujours pour effet de mobiliser l’idéal de certains sujets, en temps de paix comme en temps de guerre. Attention alors au père réel ! Il se cachait par exemple sous les traits de Saddam Hussein pour un soldat de la guerre du Golfe (un des deux seuls évacués pour état délirant) ce qui eut immédiatement pour effet de le faire entrer en communication avec sa mère décédée. Inversement certains sujets ne connaissant pas la peur feront peut-être de bons soldats mais resteront fort suspects pour nous psychiatres…
En contre point de Ne devient pas fou qui veut Lacan posait qu’on ne devient pas fou mais qu’on l’est. C’est tout l’enjeu du structuralisme. Mais qu’est-ce qu’un sujet de structure psychotique qui n’a pas fait, et ne fera peut-être jamais, la mauvaise rencontre ? La psychiatrie et la psychanalyse rencontrent parfois de tels sujets pour qui le défaut de la métaphore paternelle , la forclusion, peut être compensée, ce qui se déduit bien sûr du fait que ça peut se déclencher à un moment donné. C’est dans ce cas l’identification, l’axe narcissique, seul qui tient le sujet, d’où l’idée d’une compensation par l’imaginaire, par le comme si, espèce d’identification postiche.
Tandis que dans la névrose une identification ébranlée fait place à une autre, dans la psychose cela ouvre à une dissolution de l’imaginaire. Dans les suites d’un délire, cela peut se reboucher, on appellera cela une stabilisation, stabilisation dans laquelle le délire a aussi un rôle positif, ou une suppléance dans l’art, l’écriture, la peinture, la psychanalyse, la création, bref la construction de ce NDP ex-nihilo.
L’image de Serge LECLAIRE est toujours belle de comparer le refoulement névrotique à un accroc dans la structure d’un tissu et la forclusion à un trou dans la structure de ce tissu à jamais béant. On ne peut que le rapiécer… avec des mots.
Pour conclure je signale un livre intitulé La mauvaise rencontre. L’auteur Philippe Grimbert psychiatre a manifestement été sensibilisé à l’enseignement de Lacan qu’il surnomme Professeur Psychopompe, mais il décrit très bien une relation à deux, deux garçons, et une rencontre, très précoce la rencontre, ils avaient 3 ans, qui débouche sur une amitié certes mais sur une folie que je ne vous raconte pas si vous lisez le livre : « Non il n’y a pas eu de filles dans cette histoire, juste nous deux, et ça n’a pas été plus simple pour autant, rien n’aurait dû nous séparer, croix de bois croix de fer, à la vie à la mort. Il n’y a pas eu entre nous de rivalités imbéciles, c’est autre chose qui nous a déchirés, Mando et moi, quelque chose qui était là, depuis le début, mais que personne ne pouvait encore imaginer ».
