24 mars 2007
Lors de ce midi -minuit 2007, avec quatre autres auteurs,Suzanne Ginestet Delbreil a été invitée par l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan pour un interview et débat public autour de son livre » « Narcissisme et transfert » . Collection campagne Première. 2005.voir
Claire Harmand en fut la présidente de séance
Suzanne Ginestet Delbreil : il y a quelques critiques que je partage. Je vais dire tout de suite que ce n’est pas mon premier livre. C’est un livre que j’ai écrit, qui s’est originé dans un séminaire qui avait lieu au cours d’Entre-temps, entre 81 et 82, c’est-à-dire tout à fait au moment de la dissolution de l’École Freudienne et c’est un livre qui a déjà été publié, dans toute sa partie analytique en 87, c’est une republication. Donc, en dehors de l’introduction et du dernier chapitre sur la mécanique sectaire, c’est un livre qui est daté. En particulièr, vous critiquez le fait que je ne me serve pas des dernières théories de Lacan autour du Nom-du-Père, c’était en 81-82, c’était pour moi un peu tôt pour pouvoir maîtriser ce qu’il avait avancé. Je l’ai fait, par ailleurs, dans le livre que j’ai publié après, un entre autre qui s’appelle Du désaveu à l’errance, où je me sers tout à fait des derniers séminaires de Lacan.
Je vais essayer de reprendre mon cheminement. Déjà du temps de l’École Freudienne, j’étais tout à fait interrogée, dans la clinique, par le fait de patients dont le rapport au langage était tout à fait particulier et ce qui sous-tend tout mon travail c’est ce rapport au langage qui exclut la métaphore. De par l’exclusion de la métaphore paternelle, pas de possibilité de travail de métaphore au moins dans les premières années de la cure. Et ça, c’était déjà là, à ce moment-là, du temps de l’École Freudienne, cela n’a rien à voir avec la dissolution et avec les problèmes qui se sont posés avec la dissolution. Donc, il y avait ce rapport au langage, qui me semble absolument primordial dans un certain nombre de symptômes, qui me semble même ce qui est à l’origine de ces symptômes. Et dans ces symptômes, je place à la fois les pathologies addictives, mais aussi les phénomènes psychosomatiques, mais aussi la perversion qui ne me semble pas être une structure première mais plutôt l’effet d’un rapport au langage particulier. Donc, c’est ce rapport au langage que j’ai commencé à travailler. Ce sont des symptômes qui, je dirais maintenant qu’ils font sinthome et permettent quelque chose d’une émergence de sujet en liant le symbolique, l’imaginaire et le réel. C’est une « sinthomatique » finalement, c’est ce que je dirais maintenant, mais je suis passée par là pour y arriver, c’est un cheminement.
Ce rapport au langage, c’était, dans ce livre, la première fois que je l’abordais. J’y avais touché un tout petit peu dans mes précédentes interventions, notamment dans et Interprétation et métaphore, bref… j’y touchais déjà, mais c’est la première fois que je m’y suis vraiment engagée. Sur le narcissisme, c’est daté encore qu’on en reparle maintenant, mais c’était une époque où l’on parlait du narcissisme. Il y avait une inflation du narcissisme. Il y avait ces livres écrits par des sociologues qui décrivaient un narcissisme proliférant et qui était la marque de la modernité ou même de la post-modernité. C’était à ce moment là, en 1982, vraiment très important. Or, cela m’est apparu tout de suite dans la cure. Il y avait cette inflation du narcissisme secondaire qui partait en fait d’une impossibilité d’asseoir le narcissisme primaire, d’où mon recours à Dolto pour savoir ce qu’était le narcissisme primaire. Je ne le définirai pas du tout comme je l’ai fait dans ce livre maintenant mais, là aussi, cela vaut ce que cela vaut. C’est un passage pour situer le narcissisme secondaire, ce qui a trait au paraître, ce qui a trait à l’image, ce qui a trait au miroir comme quelque chose qui ne peut s’établir que sur un narcissisme primaire ancré dans quelque chose que je dirai maintenant être précisément le Nom-du-Père, le Nom-du-Père symbolique, en tant que ce Nom-du-Père symbolique – je le dirai ainsi aujourd’hui – a à voir avec l’idéal du moi familial et social. C’est en tant que quelque chose peut être idéalisé, des générations antérieures, que quelque chose de l’enfant nouvelle génération peut se narcissiser de cet appui. Mais cela c’est ce que je dirais maintenant.
Concernant la forclusion du Nom-du-Père, forclusion de la castration, je pense pour mon compte qu’il y a forclusion du Nom-du-Père dans la psychose, mais pas dans cette symptomatologie. Cette symptomatologie, j’ai un peu flirté avec l’idée que ce pourrait être une quatrième structure. Je suis complètement revenue sur cette idée, qui était là quand même en gestation dans ce livre, d’une structure qui ne serait ni névrose, ni perversion, ni psychose. Bon, non. Je pense justement qu’il y a une structure qui est basée sur le désaveu, que cette structure basée sur le désaveu, ouvre, implique, a pour conséquence, plus exactement, une symptomatologie qui va de la perversion aux phénomènes psychosomatiques, aux pathologies addictives et probablement à d’autres symptomatologies qui restent limites. Je pense que dans les états phobiques, quand ils sont vraiment complètement ancrés, c’est de cela qu’il s’agit. Il y a un livre sur la jalousie qui vient de paraître, quand il y a une jalousie vraiment massive, il y a quelque chose du phénomène, du symptôme, qui est là pour, de façon répétitive et toujours échouée, faire qu’il y ait une possibilité d’émergence du sujet, qui en fait est flottant. Donc, dans ces structures-là, pas de forclusion du Nom-du-Père, mais quelque chose qui est flottant, quelque chose qui n’est pas inscrit.
C’est une femme qui ouvre la métaphore paternelle, une femme en tant qu’humain, en tant que parlêtre et non pas en tant que mère. Et je crois que c’est une grande confusion qu’on a faite de l’interprétation de la métaphore paternelle c’est que c’est une femme qui ouvre la métaphore en tant qu’elle est parlêtre. Dans ce livre, oui effectivement je parle « du nommer à », elle nomme le père à l’enfant et l’enfant au père. Ce n’est pas tout à fait juste. Ce qu’elle ouvre, ce sont les liens de filiation entre un homme et un enfant. Mais ces liens de filiation ils ont à être reconnus par l’homme qui est à cette place là, à qui elle s’adresse, à qui elle dit « je suis enceinte, nous allons avoir un enfant ». Il a à le reconnaître et c’est probablement ce que je peux dire maintenant, le moment le plus difficile pour un homme de savoir qu’il ne peut être père qu’à passer par la parole d’une femme. Et c’est un moment de l’analyse des hommes qui est un moment extrêmement difficile de ne pouvoir être père qu’à passer par cette parole qui les dit pères. Donc, je n’en était pas là à ce moment-là.
Je ne reprendrai pas l’identification primaire à la mère, ça c’est quelque chose que vous avez tout à fait raison de critiquer. Je ne reprendrai pas non plus l’identification par incorporation encore qu’il y a quelque chose de cela qui se joue, mais précisément quand quelque chose de symbolique ne s’est pas passé. Dans ces structures, on reconnaît des sujets qui disent « Mais je voudrais avoir de mon père, quelque chose de sa chair ». De son père, on n’a pas quelque chose de sa chair, il n’y a pas quelque chose qui passe comme ça, de main en main, si j’ose dire.
C’est vrai que le refoulement originaire est quelque chose qui m’importe beaucoup parce que c’est par lui que – je reprends là un terme freudien – les motions pulsionnelles envers la mère sont refoulées. Alors, on parlait tout à l’heure de ces mères qu’on voit comme crocodiles, sorcières et toutes ces formes dévorantes, je ne suis pas sûre que ça vienne du désir de la mère comme dévorant, mais c’est toujours le signe que quelque chose comme Nom-du-Père symbolique ne fait pas barrage, n’est pas inscrit. Quand quelque chose de la filiation paternelle n’est pas inscrit, la mère n’est pas mère, elle est la sœur, elle est la sorcière, elle est la compagne, elle est tout ce que vous voulez, mais elle n’est pas la mère. C’est-à-dire que le signifiant de mère ne prend son sens que quand il y a du signifiant père, et le signifiant de père ne prend de sens que quand il y a du signifiant mère et ils ne prennent de sens que quand l’enfant est posé comme enfant. Ce sont ces trois lieux, ces trois signifiants qui font qu’il y a refoulement originaire. Encore faut-il qu’ils soient posés. C’est ce que je dirai maintenant.
Alors, par contre, dans ce type de symptomatologie où la métaphore n’est pas en place, la métonymie y serait mais elle reste au stade de la coupure. La métonymie c’est quand même la découpe d’une part de l’objet quelle qu’elle soit, qui va devenir métaphore de l’objet. Le deuxième temps de la métonymie est toujours métaphorique. Donc, quand la métonymie est en place si elle ne fait que couper, on est dans le morcellement, si la part coupée ne fait pas métaphore de l’objet, cela ne marche pas, on est dans le morcellement. Dans ces symptomatologies, très graves finalement, en tout cas très lourdes, là, je ne crois pas avoir dit que l’amour de transfert du côté de l’analyste allait jouer quelque chose, c’est plutôt le fait que l’analyste se montre comme entendant et pouvant répondre, que quelque chose de l’appel qui est initial va se transformer en amour de transfert, mais du côté de l’analysant. C’est-à-dire qu’on va passer de l’appel à l’amour, mais ce n’est pas l’analyste qui va jouer l’amour de transfert, il a son désir, il a son contre transfert si on veut, mais c’est la façon de répondre à l’appel qui va permettre de transformer cet appel de l’analysant en quelque chose qui va produire de l’amour de transfert. C’est une présence qui est absolument obligatoire parce que s’il y a appel cela veut dire qu’il y a appel d’un nourrisson qui n’a jamais été entendu dans son appel, qui est resté dans le cri. Pour que le cri initial du nouveau-né fasse appel, il faut qu’il y soit répondu. Il faut qu’il soit entendu, comme appel, par l’entourage pour que ce cri devienne appel. Donc c’est de cela qu’il s’agit, il s’agit d’entendre un appel, d’entendre un cri pour qu’il devienne appel, pour qu’il y ait quelque chose de l’amour de transfert qui se construise.
Claire Harmand : Cela, c’est l’écoute de l’analyste.
S.G.D. : Oui, c’est l’écoute de l’analyste et puis quand même une participation verbale un peu plus importante, ce qui se fait naturellement dans une cure de névrosé, doit être un peu incité dans ce type de structure.
C.H. : Il n’est pas question de neutralité…
S.G.D. : Non, la neutralité bienveillante, je n’y crois pas trop. Je crois qu’il y a une neutralité, sans aucun doute. Ne pas répondre à la demande n’implique pas de rester dans le silence absolu. Ça, je crois que c’est quand même tout à fait important.
Je ne sais pas si j’ai répondu à toutes vos critiques.
Claire Harmand : J’ai trouvé votre livre très intéressant parce que d’emblée vous vous engagez avec la clinique. Comme analyste, je me suis tout de suite interrogée sur les patients que je recevais et dont je n’arrivais pas à déterminer bien le diagnostic. En tout cas votre réactualisation du livre nous apporte aussi beaucoup par rapport aux questions et critiques de Laure Thibaudeau.
Auditrice : Par rapport à la première partie, j’aurais fait à peu près les mêmes critiques que Laure Thibodeau et une en particulier qui concerne le « nommer à » venant du féminin, vous avez un petit peu rectifié la chose, mais il faut aussi aller plus loin parce que même si une mère désigne son père à l’enfant, il faut que le père réponde et que le nommant c’est le père, c’est le père qui va nommer l’enfant et s’il n’y a pas cette nomination de l’enfant par le père on risque de tomber dans ce que j’appellerais plutôt quelque chose qui conduirait à la psychose.
S.G.D. : Lacan dit expressément, c’est dans RSI, si je ne me trompe, « dans le meilleur des cas c’est la mère qui nomme à », dans ce texte de Lacan c’est la mère qui nomme le père à l’enfant et l’enfant au père … « Dans le meilleur des cas », c’est-à-dire quelque chose qui n’est quand même pas parfait. Dans la métaphore paternelle, il ne s’est jamais occupé de savoir comment le père recevait cette nomination. C’est quand même une nomination, le Nom-du-Père, le désir de la mère, qui, inconnu à l’enfant, va produire du nouveau Nom-du-Père du côté de l’enfant… Comment un homme accueille-t-il cette parole d’une femme ? C’est resté très ambigu dans tous les premiers séminaires de Lacan, on ne sait pas trop, on ne s’en est pas trop occupé. En tout cas, dans l’École Freudienne. Ce livre date de 1987, j’ai fini de l’écrire en 1985, je suis quand même très prise dans ce qui se passait dans l’École Freudienne. Le désir de la mère était complètement rabattu sur le désir sexuel qu’elle pouvait avoir envers son mari – A l’époque, il y avait beaucoup moins de compagnon que de mari – donc, sur son mari, c’est-à-dire sur la façon dont elle était soumise à sa loi. Donc le père porteur de la loi. Cela, c’était vraiment quelque chose, mais qui était catastrophique dans les analyses d’enfants parce que le père avait dit une chose, donc il avait raison, on ne pouvait plus rien faire, il fallait aller chercher l’accord du père sans se soucier de savoir si c’était un grand pervers ou s’interroger sur le jeu qu’il jouait dans l’histoire avec l’enfant. C’était quelque chose de tout à fait catastrophique ! Donc, je suis en polémique avec une certaine façon de rigidifier la théorie lacanienne, et de la caricaturer en quelque sorte. Dans le « nommer à » il y a de ça.
Alors maintenant sur le patronyme, c’est sûr que le patronyme ce n’est pas le Nom-du-Père, c’est l’imaginaire du Nom-du-Père. Et en même temps, il faut bien se servir de cet imaginaire, quand, par exemple quelqu’un arrive, chez les pervers par exemple, c’est très manifeste… « mais mon nom ne me dit rien, mon nom ne veut rien dire, quand je suis dehors et qu’on m’appelle par mon nom, je me retourne pour voir à qui on parle ». Cette façon de dire que son nom, son patronyme, ça ne les représente pas, c’est quand même un indice très important de quelque chose du Nom-du-Père symbolique qui n’est pas inscrit. C’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à être dupes de leur nom, alors toute la question du prénom et du patronyme, c’est de savoir si on peut, si le sujet peut en être dupe au point de se savoir représenté, et seulement représenté, par ce nom pour d’autres signifiants, pour d’autres noms, pour d’autres sujets. Donc le patronyme, le nom, il a quand même son importance. Il est quand même très important, voilà ce que je peux en dire.
Auditrice : Je voudrais revenir sur ce sujet qui déplorait que son père ne puisse lui transmettre de la chair.
S.G.D. : Oui, ce n’est pas rare.
Auditrice : Ce n’est pas rare et c’est un peu étonnant quand même. Vous dites que le père ne peut pas transmettre de la chair, mais quand il transmet son matériel génétique à son enfant, qu’est-ce c’est si ce n’est pas de la chair ?
S.G.D. : Bien sûr, ça c’est le biologique. N’empêche que la paternité elle est affaire de discours et donc avoir un père, se reconnaître le fils de son père, ça ne passe pas par la chair, ça passe par le discours. Alors, maintenant qu’il y a l’A.D.N., on en voit toutes les dérives. Mais justement, c’est ce déplacement de la chair au discours qui permet l’établissement des liens de filiation, qui sont toujours codifiés socialement parlant, toujours organisés par le symbolique social, qui permet que les liens de filiation avec la mère soient aussi établis, qu’elle ne soit pas la sorcière, la compagne, la sœur, ou ce que vous voulez. C’est tout à fait manifeste, entre autre dans la perversion. Il y a toujours un flirt avec l’idée de mère, parce que le mot de « mère » n’a pas de sens, donc il y a un jeu, qui n’est même pas de l’ordre du fantasme, c’est presque hallucinatoire, un jeu avec la mère, mais où le signifiant « mère » ne fonctionne pas, c’est un mot vide.
Auditrice : Si la paternité n’est pas dans le biologique, c’est la demande du sujet qui est curieuse.
S.G.D. : Oui.
Auditrice : J’ai une remarque, justement, par rapport à ce qui vient d’être dit concernant le fait que la paternité est une affaire de discours, et que le signifiant « mère » ne fonctionne pas. Dans les discours que l’on vient d’entendre, justement, par rapport à la nomination, on parle du père, de la mère, de l’enfant, j’ai toujours un peu de mal avec ça parce que cela reste quand même des fonctions signifiantes et ce n’est pas du luxe de le dire, parce que cela crée des confusions. Vous faites bien de rappeler que c’est une affaire de discours, parce qu’effectivement cela ne peut être qu’une affaire de discours, cela ne peut pas être autre chose qu’identifié à des personnes bien « corporéisées ». Donc, pour moi c’est essentiel parce qu’après, dans les discours, on ne sait plus de quoi on parle, on parle de personne qui sont identifiées en tant que telles et on met l’accent sur des signifiants alors que le signifiant ne fonctionne pas, par essence, il ne fonctionne pas en tant qu’il existe. Le signifiant « mère », je ne sais pas ce que cela veut dire, le fixer en tant que tel, cela n’a aucun sens justement…
Je voulais revenir sur ce qu’a dit Laure Thibodeau sur la nomination, en lien avec la passe, je voudrais connaître votre position par rapport à ce sujet, je partageais d’ailleurs sa position à savoir que la nomination venait du sujet lui-même et non de l’analyste et que cette auto-nomination était entérinée par la passe, donc j’aimerais connaître votre position à ce sujet.
S.G.D. : Oui. Bon, vous avez dit je crois : la passe comme venant nouer les trois fils du Nom-du-Père, quelque chose comme cela, avec une « auto-nomination »
Laure Thibaudeau : …par le symptôme, je peux aller un peu plus loin…
S.G.D. : …par le symptôme… Je suis un peu gênée… Entre ce que Lacan attendait de la passe, et… ma gêne, face à ce que j’ai vu se jouer autour de la passe, dans la réalité. C’est-à-dire qu’il y a eu de telles confusions que cela m’est très difficile d’arriver à en dire quelque chose.
Je crois que la passe ne concerne pas tout à fait le sujet, je crois qu’elle concerne le devenir analyste, c’est-à-dire, elle consisterait, ou elle consiste à ce que, dans un moment de son analyse, un analyste puisse faire l’analyse de son analyse et savoir ce qui l’a amené à tenir cette place, ce qui suppose la chute d’un certain nombre d’idéaux, ce qui suppose la chute du sujet supposé savoir, de toute évidence, et ce qui suppose ce que Lacan appelait une « destitution subjective », c’est-à-dire quelque chose d’un passage, effectivement, où il peut occuper cette place de l’analyste et en même temps ce n’est pas la fin de l’analyse. Pour moi ce n’est pas la fin de l’analyse. Donc il y a tout un autre travail à partir de cette chute des idéaux, de cette destitution subjective qui – c’est d’ailleurs peut-être quelque chose que je critiquerais – est une destitution des idéaux du moi, plus qu’une destitution subjective. Mais en même temps cela a effet d’une destitution subjective. Donc il y a quelque chose à reconstruire par rapport à ce moment-là. Cela j’y tiens, mais en même temps, ça n’est plus mon débat. Mais ça l’était.
L. Th. : Alors, sur ce point, sur la fin de l’analyse, effectivement, la passe n’étant pas forcément la fin de l’analyse… Vous dites que cette bascule du miroir a des effets déstructurants pour le sujet…
S.G.D. : Oui.
L. Th. : Alors, la place de l’analyste, à ce moment-là, comment la situez-vous ?
S.G.D. : Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est plus à cette place de l’idéal du moi, il a chuté de cette place-là. Il n’empêche que l’idéal du moi est une nécessité pour le sujet, donc, cet idéal du moi doit être remplacé, mais par quoi ? Par quelque chose qui n’est pas incarné dans une personne. Alors, ce qui m’apparaissait – en tout cas, à cette époque-là – évident, puisque là je l’ai repris autrement au niveau des sectes c’est que, ce qui se passe dans cette bascule du miroir, quand l’analyste n’est plus en place d’idéal du moi, de sujet supposé savoir, quand il chute de cette place, il y a toujours un risque que cet idéal du moi aille s’incarner et s’hypostase dans une personne réelle. C’est ce qui se passe dans les sectes. Il y a quelque chose de l’idéal du moi qui est posé sur une personne réelle, incarné, et alors là, c’est la dérive à tous les totalitarismes, tous les sectarismes, c’est vraiment la catastrophe. L’idéal du moi doit devenir quelque chose de symbolique et non plus d’incarné, voilà ce que je peux en dire.
C.H. : A ce propos-là d’ailleurs, vous insistez sur la distinction à faire entre deuil et séparation qu’à votre sens Lacan n’a pas faite.
S.G.D. : Ah, oui. Il parle toujours du deuil de la fin de l’analyse et ce n’est pas un deuil, c’est une séparation. On fait le deuil de quelqu’un qui est mort, on se sépare de quelqu’un qui est vivant.
Auditrice : Je voudrais remercier Suzanne Ginestet Delbreil parce que son livre a été vraiment salutaire dans mon parcours de psychiatre et de psychanalyste. J’ai beaucoup écouté les gens de l’École de la Cause Freudienne, puis les gens des Forums. Il y avait un sujet qui était un peu forclos dans les écoles, c’était les pathologies limites et les Borderline. Or, on les rencontre évidemment dans nos cabinets, parce qu’il y en a quand même pas mal, et on se demande toujours « mais enfin comment faire avec cette histoire ? ». Et c’était un peu tabou, on ne savait pas de quoi on parlait. Et, du coup, ça a été vraiment salutaire de trouver votre ouvrage. Vous montrez comment faire avec ces sujets-là et effectivement en rajouter un peu du côté du commentaire et de la parole, et du commentaire à partir des mots du sujet finalement.
Et de plus, l’ultime théorie de Lacan, dont tout le monde parle avec beaucoup de sagacité, de compréhension, moi je trouve qu’elle est très difficile à comprendre et il faut peut-être au moins une vingtaine d’années pour la comprendre. Donc c’est difficile pour de jeunes praticiens de se référer à cette théorie qui est quand même très complexe. C’est très bien qu’on soit plusieurs à théoriser autour de Lacan pour pouvoir partager cela avec d’autres praticiens, pour qu’on ne soit pas complètement en difficulté avec cela.
Quant à l’idéal du moi, je suis d’accord avec Suzanne Ginestet delbreil et c’est particulièrement difficile dans les mouvements analytiques parce que c’est quelqu’un, c’est une personne, qui incarne l’idéal du moi et, entre autres, Lacan a certainement incarné l’idéal du moi pendant très longtemps. On a eu après le post lacanisme …
À propos de ce que vous dites de la nomination que Lacan donne à une femme, il en parle au début du Séminaire XI et pour une fois il parle d’une chose qui lui est personnelle. Il parle de sa petite fille. Il avait quitté sa femme et avait eu un enfant avec une autre femme. Il parle donc de sa première femme qui lui dit « Depuis que tu es parti, cette petite fille disait ‘papa’ et ne dit plus ‘papa’ » et Lacan remarque que l’enfant, quand il la retrouve, s’endort sur son épaule. Il dit alors : « Elle retrouve alors le signifiant vivant en s’endormant ». N’y aurait-il pas là quelque chose, entre deuil et séparation, qui serait complexe ? Il y a quelque chose que Lacan essaie de dire là et il repère que c’est sa femme qui est pour quelque chose dans l’entrée du langage pour cette petite fille. Et il la remercie.
S.G.D. : Lacan, dans une conférence sur le symptôme à Genève, en 1975, dit : « Moi, mon opinion, c’est que ce sont les femmes qui ont inventé le langage, contrairement à l’opinion courante et c’est quelque chose qui tient toujours cette histoire-là. Quand il travaille sur la métaphore paternelle, cela commence dans le Séminaire sur « la relation d’objet », cela continue dans le Séminaire sur « Les psychoses », très explicitement il s’appuie sur Totem et tabou, et pas n’importe quoi dans Totem et tabou, il s’appuie sur un des exemples cité par Freud – et Freud citant Fraser – sur une tribu australienne où le totem est une transmission féminine. Ce sont les femmes qui transmettent le totem et qui attribuent la conception aux esprits du lieu. Lacan reprend cette citation dans le Séminaire même où il va inventer la métaphore paternelle, c’est-à-dire la transmission féminine du totem que Freud a laissé complètement de côté, par ailleurs. A cinq reprises, dans Totem et tabou, comptez-les ! Freud dit que le totem peut être transmis par les femmes, cinq fois, il développe à propos de Fraser et il ne s’en sert absolument pas. Et Lacan le reprend explicitement au moment de la métaphore paternelle. C’est une ligne qui est tout à fait importante.
Je lisais dans Le Monde de ces derniers temps, à propos d’un congrès qui s’appelait « A quoi rêvent les pères ? », les pères, en l’occurrence, se retrouvent maintenant dans une situation particulière où ils savent qu’ils ont fait cet enfant et où la mère leur refuse la paternité, et ils ne savent pas ce qu’ils doivent faire pour pouvoir faire valoir – sinon l’ADN évidemment – leur droit à être père de cet enfant quand cette femme refuse de leur accorder la paternité, qu’elle veut garder l’enfant pour elle. Bon, ce sera peut-être une autre pathologie, une autre symptomatologie.
Auditrice : Oui, je voudrais vous poser une question sur votre évolution théorique : Qu’est-ce qui fait que vous avez renoncé à poser l’hypothèse d’une quatrième structure ? S.G.D. : C’est en travaillant. Je me suis rendue compte de ce rapport au langage dans lequel il n’y a pas d’accès à la métaphore, où les mots – ne parlons pas de signifiants – sont associés directement à ce qu’ils désignent, sans possibilité de jeu sur le signifiant, justement. François Perrier, dans un livre qui s’appelle Le mont St Michel, donne l’exemple d’une cure d’un pervers et analyse le rapport au langage de cet homme adulte qui a une perversion tout à fait constituée et raconte son enfance. François Perrier dit : « le mot ne dit que ce qu’il dit », c’est-à-dire un con est un con, une bitte est une bitte et rien de plus. C’est cela ce langage complètement fermé. Bon, au début, j’ai pensé que c’était quelque chose de spécifique à la perversion et puis je me suis rendue compte qu’il y a le même gel du signifiant dans les phénomènes psychosomatiques, le même gel du signifiant dans les pathologies addictives, c’est quelque chose qui suppose un désaveu. Et le désaveu premier, pour moi, n’est pas le désaveu de la castration maternelle, c’est le désaveu du Nom-du-Père. C’est un désaveu qui n’en est pas pour autant une forclusion. Il a été posé puis désavoué. Mais il a quand même été posé. Donc, j’ai renoncé et je pense que c’était une erreur de penser une quatrième structure.
C.H. : Merci beaucoup parce que cette précision du désaveu du Nom-du-Père nous est très précieuse sur le plan de la clinique, cela n’avait jamais été posé de cette façon-là, jusque là en tout cas, moi je n’avais jamais entendu cela.
S.G.D. : J’ai trouvé un exemple, dans la littérature pour le coup. C’est avec Sartre, dans Les mots. Il dit expressément « Je n’ai pas eu de père, bon, effectivement, j’ai eu un père… Mais je n’ai pas eu de père et je l’aurai porté sur mon dos comme Énée a porté Anchyse… » Il y a quelque chose qui est là et qui en même temps ne veut pas être là, il y a un désaveu. Et ce n’est pas le père en soi, ce n’est pas l’homme qui a donné naissance qui est renvoyé, ce sont les liens de filiation qui ne sont pas reconnus, pas entendus comme liens de filiation.
Auditeur : Ce n’est pas une question mais je veux rapporter une citation de Genet qui a été utilisée par Alain Merlet dans son travail sur la perversion. Genet disait que quand il écrivait, ce qu’il voulait faire c’était sculpter une pierre en forme de pierre. S.G.D. : Voilà, Sartre reprend une phrase de Genet, je ne la sais pas par cœur, c’est quelque chose comme : Il y avait la sentinelle et le mannequin et cela ne veut strictement rien dire parce que la sentinelle est au féminin et le mannequin est au masculin… C’était les amours brûlantes de la sentinelle et du mannequin. Donc, ils sont là comme ça dans uneespèce d’impossibilité de faire la différence, de savoir qu’un mot peut désigner un homme et être au féminin, qu’un mot masculin peut désigner une personne féminine, c’est quelque chose qui les met dans l’angoisse la plus absolue. C’est cela ce rapport au langage où la métaphore ne marche pas. Chez Genet c’est là, en même temps qu’il y a un langage poétique, il y a un travail sur la langue extraordinaire, mais il y a une liberté par rapport à la langue justement parce que cela flotte. Isabelle Morin : Ce n’est pas une question non plus , c’est juste une remarque. En vous écoutant je pensais que de ne pas avoir, au moment de la dissolution, incarné cet idéal du moi dans une personne, cela vous donnait une liberté de penser et que cette liberté de penser, qu’on voit dans tous vos livres, est vraiment nécessaire à la poursuite de la psychanalyse, à interroger la théorie, en permanence, avec la clinique.
S.G.D. : Merci.
C.H. : Tout à fait d’accord avec Isabelle Morin. Nous vous remercions, Suzanne Ginestet Delbreil, pour cette présentation de votre livre ainsi que pour le témoignage de votre parcours et de votre pratique.
