21 mai 2007
Ces termes sont extraits des « propos directifs » de Lacan « pour un congrès sur la sexualité féminine » (Ecrits, p. 733). A dire vrai, je n’ai eu que quelques heures pour justifier ce choix intuitif de deux expressions dont l’écart devrait nous éclairer sur la nature de cet Ego que nous traquons depuis le début de ce séminaire. J’ai cependant bénéficié d’un débat soutenu. En effet, je me suis retrouvé avec quelques collègues allemands et français, dont certains sont ici, au séminaire résidentiel organisé à Schloss Dhaun autour des « limites de l’interprétabilité » – d’où nous sommes rentrés la nuit dernière (17-19 mai).
Cette référence m’est venue après que Pierre Bruno ait associé « l’aimer », qu’il a extrait de Freud, comme « signification vide », à l’émergence du moi réel originaire. En quelque sorte, il convient que le vivant s’aime assez lui-même pour donner sa chance à un sujet. Sinon, comment le réel répondrait-il à l’Appel de l’Autre avec l’effet sujet ? Pourquoi et comment, quand les instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire ne sont pas encore nouées ou sont dénouées – instances dont un sujet est constitué –, pourquoi et comment, donc, sans ce « narcissisme de l’ego » qui lui est corrélatif, la structure pousserait-elle (pulsion) au nœud ?
Force est de constater justement une « force de liaison » que Freud associe au narcissisme, et que Pierre Bruno a identifié à la libido pour la distinguer de l’amour venu de l’Autre. Si l’humain se met à parler à la différence de l’animal, avance Lacan sous diverses modalités au cours de ses séminaires (Les psychoses, p. 275 ; L’identification ; Les quatre concepts fondamentaux…, pp. 214-215 ; Encore, pp. 127-129), c’est que le dit humain est « apparolable ». Chez l’animal le signifiant introduit des phénomènes psychosomatiques (dont Gabrièle Devallet Gimpel a éclairé à Schloss Dhaun la survenue dans la passe) au lieu de la névrose, ce qui se vérifie au fait qu’ils ne sont pas analysables par la parole. Plutôt que de voir dans cet « apparolable » une tautologie ou l’affirmation d’une prédisposition génétique à une capacité cognitive, n’est-on pas en mesure d’y lire d’emblée l’incidence de la structure sur le vivant – cet effet dont Pierre Bruno remarque que, s’il a l’Autre pour condition, il ne vient pas de lui ?
Malgré ce narcissisme « primaire », le sujet réclame de l’Autre le signifiant qui l’assurerait que le vivant « qui le supporte » est le sien. Or nous savons d’une part que l’Autre ne dispose pas de ce signifiant – le phallus –, et que, d’autre part, ce dernier ne fera que représenter, déchiffrer ce vivant. Il le fera passer du même coup, au moins partiellement, à la castration : en quelque sorte, l’égo originaire est désormais castré.
Examinons à présent le passage des Ecrits évoqué. Pour une femme, le pénis réel appartient à son partenaire. Mais, note Lacan, « il n’est pas de virilité que la castration ne consacre » : puisque, nous venons de le rappeler, le phallus comme signifiant fait passer à la trappe ce qu’il représente. Le pénis comme organe de la miction ou de la reproduction ne vaut pas comme phallus : de sorte que l’homme est pris dans cette alternative d’avoir à choisir entre l’organe et le signifiant – castration dans tous les cas. Ce pourquoi Lacan peut dire de l’homme (in Le désir et son interprétation) qu’il est pas sans avoir le phallus. De son côté, la femme est, elle, pas sans l’être, puisqu’elle promet à son partenaire de récupérer un peu de cette jouissance perdue à parler et que le phallus devrait lui restituer. Or, c’est là que la frigidité intervient pour certaines femmes, laquelle frigidité ne bouge que grâce à la psychanalyse : un dévoilement de l’Autre (du transfert) est intéressé pour modifier une défense commandé symboliquement, commente Lacan.
Si pour l’homme, une femme est le phallus, les femmes qui consentent à cette équation (girl-phallus) prolifèrent sur un « Vénusberg », écrit-il – ce que je comprends comme un Iceberg peuplé de Vénus. Cela dit assez la frigidité de ces femmes et le désir des hommes châtrés. Lacan interprète cette position comme le fait que la femme se situe alors au-delà du « tu es ma femme » qui les constitue, elle et son homme, comme partenaires : comme si le sujet se réservait pour le désir de l’Autre surgi de l’inconscient et comme si le phallus en question était celui désiré par la mère. Il me semble que c’est cette position que Lacan vise par l’expression « narcissisme du désir » : identification au phallus désiré par la mère, qui fait bander l’amant auquel elle refuse sa jouissance du fait même que le pénis réel est le sien.
Supposons le problème résolu, nous invite Lacan, ce que je comprends ainsi : supposons que la jouissance soit au rendez-vous. Que se passe-t-il dans ce cas ?
1) Le titulaire du pénis est ou « amant châtré ou homme mort », « voire les deux en un » ! Ce que révèle le transfert : il occupe le lieu, « au-delà du semblable maternel d’où lui est venue la menace d’une castration qui ne (…) concerne pas réellement » la fille. Lacan ne dit pas clairement de qui il s’agit : du père symbolique, du père réel ou du père imaginaire ? Qu’il parle de menace et non de castration symbolique semble désigner le père tel qu’il est mobilisé par le compagnon de la mère.
2) Lacan qualifie alors ce partenaire d’une femme d’incube idéal – sachant que l’incube désignait un démon masculin qui abusait les femmes pendant leur sommeil, tandis que le succube désignait le pendant féminin. C’est de cet incube idéal qu’une « réceptivité d’étreinte » (une pure sensation physique sans aucune signification) « a à se reporter en sensibilité de gaine sur le pénis » (en investissement libidinal voire conversion hystérique si la relation va jusqu’à l’orgasme – cf. Le séminaire sur l’angoisse). Est-ce que cela ne signifie pas que cette femme abandonne alors son identification au phallus désiré par la mère (narcissisme du désir) pour réinvestir son égo, lequel a un corps ? C’est en tout cas à ce point, où cède la frigidité, que Lacan avance que « le narcissisme du désir se raccroche au narcissisme de l’égo qui est son prototype » : la même alternance entre le phallus et l’égo est mobilisée par cette dialectique que Lacan qualifie de subtile chez des êtres (des parlêtres) insignifiants, ou plutôt entre le phallus et un égo désormais castré.
Durant le vol qui nous ramenait de Francfort, Slavka Balat m’a remis en mémoire un passage de Marguerite Duras qui éclaire de façon singulière ce pas de retour du narcissisme phallique au narcissisme de l’égo. Mais chez Duras, il y va d’un moment non pas où ce pas est contrarié, mais où la castration de l’égo n’est pas inscriptible. Il ne s’agit pas de frigidité, mais de l’épreuve de l’accouchement d’un enfant mort né. Je lis deux passages dans l’ordre où Slavka Balat les à recopiés à notre intention (daté de 1942, publié in Sorcières, 1976, repris en exergue de Romans, cinéma, théâtre : un parcours, 1943-1993, Paris, Gallimard, 1997).
« On m’a dit : « Votre enfant est mort ». C’était une heure après l’accouchement. La sœur supérieure est venue tirer les rideaux, le jour de mai est entrée dans la chambre. J’avais aperçu l’enfant quand il était passé devant moi, tenu par l’infirmière. Je ne l’avais pas vu. Le lendemain j’ai demandé : « Comment était-il ? » On m’a dit : « Il est blond, un peu roux, il a de hauts sourcils comme vous, il vous ressemble ». « Il est encore là ? ». « Est-il froid ? » R. m’a répondu : « Je ne l’ai pas touché, mais il doit l’être. Il est très pâle ». Puis il a hésité et il a dit : « Il est très beau, ça doit être aussi à cause de la mort ». J’ai demandé à le voir […] ».
Malgré ses demandes réitérées pour le tenir dans ses bras ne serait-ce qu’une heure, elle devra se contenter de l’évocation des traces physique de l’expulsion du bébé, sans pouvoir envelopper le corps dans une étreinte maternelle.
« La peau de mon ventre me collait au dos tellement j’étais vide. L’enfant était sorti ; nous n’étions plus ensemble. Il était mort d’une mort séparée. Il y avait une heure, un jour, huit jours ; mort à part, mort à une vie que nous n’avions vécus neuf mois ensemble et qu’il venait de quitter séparément. Mon ventre était retombé lourdement sur lui-même, en chiffon usé, une loque, un drap mortuaire, une dalle, une porte, un néant que ce ventre. Il avait porté cet enfant pourtant, et c’était dans la chaleur glorieuse et veloutée de sa chair que ce fruit marin avait poussé. Ce jour l’avait tué. Il avait été frappé à mort par sa solitude dans l’espace. Les gens disaient : « Ce n’était pas si terrible à la naissance, il vaut mieux ça ». Etait-ce terrible ? Je le crois. Précisément, ça : cette coïncidence entre sa venue au monde et sa mort. Rien, il ne restait rien. Ce vide était terrible. Je n’avais pas eu d’enfant, même pendant une heure. Obligée de tout imaginer […] ». Il me semble que l’épreuve maintient Marguerite Duras au niveau de ce narcissisme de l’égo, mais d’un égo mutilé : imaginer l’enfant demeure la seule issue qui lui reste pour tenter de donner un sens phallique à cette perte.
Le phallus est un signifiant qui ne vient pas de l’Autre. Vient-il pour autant du sujet ou faut-il le compter au nombre des effets de la structure conditionnée par l’Autre ? Je reprends juste un mot de ce que j’ai apporté à Schloss Dhaun.
On se souvient que Lacan, à la fin de son enseignement, pose la structure comme le nœud de trois instances qui n’ont chacune aucun lien avec les deux autres : il existe un « non rapport », un « décalage » (Pierre Bruno) entre le réel, le symbolique, et l’imaginaire. Ce nouage, à suivre l’interprétation lacanienne de Freud, peut venir de l’Autre : la réalité psychique, le complexe d’Œdipe, le père – en un mot, la religion, publique ou privée (la névrose). Il faut donc une rupture du nœud pour donner chance à un nouage qui ne provienne pas de l’Autre, mais « soit du symptôme », pour user d’une formule prudente – un nouage non religieux. Lacan insiste à la fois sur le fait que le sinthome est une création du sujet (p. 133) et qu’il prend comme appui, comme quatrième, sur trois supports qu’il qualifie par opposition de « subjectifs » et de « personnels » (Le sinthome, p. 52). Le symptôme, en tout cas, s’opposerait à l’Autre comme un tel effet de la structure sur le réel apparolable.
L’étonnant est de retrouver le phallus et l’égo dans cette affaire. Dans un nœud borroméen à trois, c’est l’imaginaire qui vient coincer le réel et le symbolique. L’espace entre les deux ronds libres du réel et du symbolique est dit par Lacan faux trou : lorsque l’imaginaire vient les coincer à trois, il nomme la corde imaginaire « phallus », lequel vient « vérifier le réel du faux trou » (Le sinthome, p. 118). Or il arrive qu’il n’y ait pas de « faux trou » entre le réel et le symbolique parce qu’ils sont enlacés. Dans ces conditions l’imaginaire est libre : c’est ce qui donne à Joyce chez qui la solution religieuse ne fonctionne plus le sentiment que son corps glisse et s’échappe après la raclée reçue de la part de son camarade Héron. Il trouve alors appui sur l’égo pour fabriquer, par les moyens de l’écriture, un sinthome qui redonne une allure borroméenne aux dimensions dont il est fabriqué. Là encore, la solution par l’égo (qui mobilise le narcissisme de l’égo) est pour le coup radicalement antinomique au narcissisme du désir (à l’identification phallique au désir de la mère impossible chez Joyce : « (…) c’est son art qui supplée à sa tenue phallique », Le sinthome, p. 15).
Post Scriptum :
Yamina Guelouët a soulevé la question des rapports entre la théorie du signifiant (le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant) et la topologie des nœuds. Or, Lacan soulève plusieurs fois cette question. Ainsi page 131-132 il insiste sur le fait que le signifiant S1 représente le sujet en vérité, soit conformément à la réalité, ce qui n’a rien à faire avec le réel. C’était déjà présent dans la réponse de Joyce au fait qu’il tente de se faire un nom au dépens du père (S1) : mais essayant de se faire plus que le maître, il se dirige vers le S2, multipliant les noms (James, Joyce, Dedalus), aboutissant à faire rentrer le nom propre dans ce qu’il en est du nom commun (Le sinthome, p. 88). Ces deux remarques éclairent rétroactivement et sont éclairées à leur tour par la première occurrence (pp. 22-25). Lacan précise que le sujet ne peut se représenter qu’à partir du S1. Il désigne le S2 de l’artisan qui par la conjonction de deux signifiants (S1-S2 à nouveau) est capable de produire a. La référence au discours du maître est explicite. Or c’est cette duplicité du S2 que Lacan transcrit comme étant celle, topologique, du Symbole et du Symptôme. Cette division se reflète dans la division du sujet ($). Chacun connaît le passage : « C’est parce que le sujet est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant que nous sommes nécessités par son insistance à montrer que c’est dans le symptôme qu’un de ces deux signifiants prend du symbolique son support. En ce sens, dans l’articulation du symptôme au symbole il n’y a (…) qu’un faux trou ».
Lacan précise ici comment le sujet loge ce qu’il est de singulier dans le lien social via le symptôme, et pose une sorte d’équivalence entre le discours du maître et le nœud à trois. Surtout il indique par là comment le réel du sujet est concerné par la chaîne signifiante (par le symptôme), et il distingue la structure de l’inconscient (identique au discours du maître) et la tâche d’une cure qui doit permettre au sujet de vérifier le réel du faux trou entre le symptôme et le symbole. Il y a comme une invitation à revoir la théorie des quatre discours à partir de la topologie.
