3 décembre 2007
Je vais partir d’une remarque dont m’a fait part un collègue et ami. Il s’agit d’une analysante paranoïaque, prise dans un scénario érotomaniaque. Quand elle va à tel endroit voir l’élu, celui qui est censé l’aimer, elle ne supporte absolument pas qu’on dise d’elle : « Elle regarde. » Qui est ce « elle » pour que cette phrase soit au-delà du supportable ? Il me semble pouvoir répondre : l’Autre, avec un A majuscule. Cet Autre, par le regard, jouit de l’autre sans aucun frein, et c’est bien cela qui est insupportable pour cette analysante, parce que, dans cet Autre, dans lequel elle est noyée, elle ne peut se retrouver comme sujet. C’est un Autre désubjectivé, l’Autre de la volonté de jouissance (cf. le schéma que j’ai proposé de la diagonale) et cet Autre qui jouit, et qu’on lui impute, est strictement contradictoire au fait que cette femme croit qu’elle ne veut jouir de personne et ne veut pas non plus être jouie.
L’avantage du névrosé est là. Il reconnaît participer à cette volonté de jouissance qui est de l’Autre. Sans doute peut-il ne pas le reconnaître spontanément, et le moment où il le reconnaît peut être pour lui un moment difficile à passer, mais il y arrive. Quant au sujet paranoïaque, ce serait décisif et salutaire qu’il puisse se reconnaître dans cet Autre qui jouit, mais comment y arriver, si c’est encore possible ?
Marie-Jean Sauret vous a parlé de l’optique, et j’ai dit que j’allais rebondir sur ses propos. Je ferai d’abord un pas de côté. Certes l’optique a un rapport privilégié avec l’image, mais il y a en même temps un paradoxe, c’est que l’optique comme science ne s’intéresse pas directement à la question physiologique de la formation d’une image dans l’œil. Elle ne connaît que les trajets lumineux qui vont d’un point à un autre, au travers de divers milieux aux propriétés diverses, dont le miroir. Sans doute trouvera-t-on dans un traité d’optique géométrique un chapitre sur l’œil mais comme une pièce rapportée. Il me semble que la partie « physiologie de la vision » dans l’optique correspond à ce que, dans la topologie, nous rencontrons quand nous prenons en considération l’acteur topologique, la main qui coupe et qui coud, qui fait passer dessus ou dessous. Revenons un instant aux schémas optiques de Lacan pour constater que cette schématisation est caduque quand, dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » (1960), Lacan en arrive à la conclusion que le modèle optique « ne laisse plus éclairée la position de l’objet a (1) ».
À partir de ces remarques, nous pourrions nous demander si le parlement, le fait de parler, qui présentifie structuralement l’impossibilité d’objectiver, avec ce dont je parle, le fait que je parle, n’est pas le secret de ce no man’s land qui est l’espace propre à l’objet a.
Déjà, dans la théorie de la perspective telle qu’elle s’élabore à la fin du Moyen Âge, en proposant un espace homogène universel, l’œil ne voit pas. C’est un point de construction, de la perspective, rien de plus. Il s’agit d’une formalisation, c’est-à-dire que peu importe qu’il s’agisse d’un œil d’aigle ou d’un œil d’aveugle. Or, à partir de là, la théorie de la perspective s’est transformée en géométrie projective, puis en topologie. Comment ? Je ne suis certes pas historien des sciences cependant je m’avance à dire que, dans la géométrie projective, nous avons deux cas extrêmes, que j’avais déjà mis en valeur dans un séminaire de 1985-1986, Entre éthique et jouissance. D’une part, étant donné deux plans parallèles, le plan sujet, celui qui contient l’œil-point, et le plan figure, ou plan de projection, nous avons le cas du point à projeter qui est situé dans le plan sujet et dont la projection se situe dans un point à l’infini. D’autre part, nous avons le cas du point à projeter qui se trouve au point-sujet et, dans ce cas, nous n’avons aucune perspective. Je faisais ce commentaire que ce dernier cas exemplifiait l’impossibilité pour un signifiant de se signifier lui-même.
Ce qui m’intéresse dans ces deux cas, c’est que, dans le premier, nous devons faire intervenir un point à l’infini, et dans le second nous sortons du symbolique, ou plutôt nous touchons à la limite constituante du symbolique, à savoir qu’un signifiant ne saurait se représenter lui-même. Autrement dit, avec cet espace tel que la géométrie projective en fait l’investigation, nous sommes dans un espace langagier, même si les points et les lignes ne sont pas des mots.
Dès lors une question s’impose : est-ce que la « nature », dans toutes ses manifestations, n’est pas langagière du seul fait de l’intervention du savant qui veut en savoir un peu plus sur elle ? Nous devons répondre, méthodologiquement, par l’affirmative. Il ne faut pas pour autant en tirer la conclusion que la frontière doit s’effacer entre la psychanalyse et toutes les autres sciences. La psychanalyse a pour objet, je vais dire la chose carrément, le désir du savant, étant entendu qu’il faut ce désir pour fabriquer un analysant. Les sciences, elles, ont pour objet l’objet du désir du savant. Je précise : le désir du savant, dans l’expérience psychanalytique, a pour objet l’histoire du savant, comment il est devenu ce qu’il est. La finalité est de cerner, grâce à cette mémorialisation, l’espace qui constitue la limite interne au déterminisme de ce devenir. Cette limite n’est pas que ce déterminisme ne soit pas totalisable, mais que, une fois cette totalisation achevée, il s’avère que le dire, inobjectivable en tant que présent, prend vie. Ce moment de franchissement est celui où la cause s’émancipe du déterminisme.
Hors de l’expérience psychanalytique, ce moment est repérable dans ce passage du déterminisme à la cause où un savant peut basculer dans un espace où le signifiant se dé-chaîne. Nous avons la vie de Cantor et celle de Gödel pour nous rendre sensible ce qui se passe alors. Ne pourrions-nous pas entendre ce basculement comme conséquence du fait que la causalité formelle à laquelle défère un savant et qui est à même de ne pas contester le déterminisme trouve sa limite ? Si nous répondons par l’affirmative, nous pouvons alors formuler une autre interrogation : ce basculement que j’évoque n’est-il pas consécutif à une rupture de ce verrou que constitue la causalité formelle et à une irruption sauvage de la causalité matérielle ? Voilà le bord où je me tiens.
Pour aller au-delà, il est nécessaire de voir avec précision ce qu’est la causalité formelle. La référence première est celle d’Aristote, dans La Métaphysique, livre A, chapitre III. Je cite la traduction française de Tricot, avec cette réserve que la traduction, spécialement pour ces quelques lignes, est le champ de batailles qui n’ont pas cessé : « Les causes se disent en quatre sens. En un sens, par cause, nous entendons la substance formelle ou quiddité [ce qu’il a été donné d’être à quelque chose] (en effet la raison d’être d’une chose se ramène en définitive à la notion de cette chose…). » De cette cause formelle se distingue la cause matérielle : « Un un autre sens encore la cause est la matière ou plus exactement le substrat . » D’emblée vous remarquez que Lacan donne à la cause matérielle une signification spécifique et décalée par rapport à Aristote : ce n’est pas du bois ou du fer qu’il s’agit comme matière, mais du signifiant. J’y reviendrai. Peut-être, cependant, nous devons retenir le terme de substrat , plus précis aux dires mêmes d’Aristote, pour en déduire que la cause formelle exclut le substrat ou le supposé – ce qui est dessous. Cette exclusion d substrat renvoie au formalisme logico-mathématique dont la sphère d’effectuation est constituée de lettres, de symboles et d’opérateurs qui n’ont pas de référents. Là encore c’est Aristote qui a donné le la avec son Organon, dans lequel il utilise des lettres et des symboles et non des concepts ou des noms propres. D’où une question délicate que je laisse en suspens : jusqu’à quel point le formalisme vaut pour les sciences de la nature, puisqu’il y a, dans ces sciences, un référent qui est la nature elle-même ?
Je vais maintenant entrer dans le noyau dur de ce qui fait notre questionnement. Dans la psychanalyse, quelles sont les conséquences de la causalité matérielle, c’est-à-dire de la matière signifiante ? 1. Les sciences s’en tiennent à la dénotation et annulent les différences entre les langues : dans la physique, les termes tels que quark, photon sont translinguistiques. Les noms d’étoile sont remplacés par des numéros. Dans la chimie, ce sont les formules qui désignent les corps chimiques, etc. Rien à voir donc avec le traitement du signifiant dans l’interprétation du rêve, où le rapport avec le signifié est d’abord suspendu. 2. L’autre conséquence, à mon sens première, est que, quand je parle, ce dont je parle ne peut inclure le fait que je parle – c’est la structure de la contradiction russellienne, le comble, ironiquement, du formalisme. Nous devons alors nous interroger sur la relation entre la conséquence 1 et la conséquence 2. Je dis que la conséquence 2 est première par rapport à la conséquence 1, qu’elle commande. Pourquoi ? Prenons l’équivoque : ce n’est pas que vous puissiez transformer l’orthographe du mot entendu – photon en, par exemple, faux thon, etc. L’équivoque prend le moyen de cette transformation pour signifier que, dans la parole que j’émets, « photon », il y a une autre parole qui n’est ni de je, en tout cas du je qui parle, ni de l’Autre. L’équivoque est le fait de cet on énigmatique qui est le stigmate de ceci : le je ne peut, même à se découvrir Autre, effacer entre le je et l’Autre cet espace de nulle part d’où surgit le on. C’est la structure qui est déjà décelable dans la contradiction de Russell, mais encore de façon plus lisible et plus fidèle dans l’indécidable de Gödel.
1. Dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 682.
