14 Mars 2007
Une opération d’appropriation créationniste contemporaine et son envers : la double mise à contribution du matérialisme historique et de la psychanalyse
Pour qui voit dans notre contingence, plutôt que dans l’immanence, l’espace de la création et de la justice humaines, Auschwitz circonscrit désormais, en ses horreurs mêmes, l’intérieur de notre mort. Les camps d’extermination sont un moment d’effondrement eschatologique, celui définitif de nos croyances en des fins dernières, qui met décisivement en abîme, mais pas hors jeu, la promesse d’une rédemption finale. Que nous provenions aujourd’hui de la mort en laquelle les camps de la mort ont consisté, nous oblige à faire avec le silence qui accable Dieu, mais surtout le refend. Privé de la lumière de sa promesse, Dieu, le Dieu de Job, fait, entre ténèbres et azur, de l’ombre à sa création. Parce qu’il aura laissé faire ça, Dieu, le Dieu qui, pour les juifs, est le seigneur de l’Histoire, devrait, selon Hans Jonas, être congédié(1). Congédié ? Non ! Mais, refoulé, oui. Pourquoi ? Parce que, dans tous les cas, il convient de sauver Dieu, car sauver Dieu, fusse en impasse, c’est, faute de pouvoir lui opposer un-dire-que-non, ou bien s’éprendre de Lui ou bien resté épris de Lui et tenter en cette passion de requalifier son mutisme, c’est-à-dire, transcender une parole qu’on sait, aujourd’hui, à jamais disqualifiée.
On peut, eu égard à l’intrusion d’une expérience collective monstrueuse, malgré donc la proscription de Kant et les préventions contemporaines en la matière, les prétendues avancées postmodernes, ne pas s’accommoder avec Hans Jonas de l’échec attendu dans l’ordre de la connaissance de notre curiosité pour Dieu, car cette « curiosité » n’est pas théorique, mais pratique, puisqu’elle concerne éminemment « les choses humaines ». Que nous y soyons fondés en droit, que ce nous soit permis, n’est pas sûr, car de tous les interdits qui nous sont prescrits au Nom de Dieu, seule la transgression de l’interdiction de savoir vaut comme telle. Il n’y a de transgression que du savoir. Toute autre transgression nous ramène au même. Les hommes préfèrent croire, il ne leur est pas naturel de vouloir savoir si, du reste, l’ignorance, qui n’est pas la superstition, est un mode de la connaissance. Jacques Bouveresse instruit à cet égard dans un essai aussi neuf que remarquable les coordonnées d’un débat qui devait selon nos plus grands esprits se résoudre de lui-même (2), mais qui, selon Wittgenstein et, aussi, une psychanalyse, ne se tranche qu’au cas par cas, un par un. « Un par un » veut dire ici qu’il nous est possible d’appréhender, pourvu qu’on s’en tienne seulement au témoignage descriptif de ce qu’il est advenu des intéressés, le fait de la croyance religieuse en acte, au plan, donc, du singulier.
Telle est, semble-t-il, la position pratique de Wittgenstein à l’endroit de la religion. Plutôt que de discuter la religion ou la théologie, il préfère partir des effets de croyance. Ce qui compte, selon lui, c’est que le christianisme « décrive » des processus effectifs dans la vie de l’homme, car, dit-il en forme d’argument, la connaissance du péché, le désespoir de même que le salut par la foi sont de pareils processus qu’il est absurde de contester : « ceux qui parlent de cela (comme Bunyan) décrivent seulement ce qui leur est arrivé, quoi que l’on puisse vouloir dire là-dessus »(3). Partageant de ce point de vue le pragmatisme de William James, Wittgenstein, cependant, s’en écarte sur la question de savoir à qui revient le dernier mot du fait religieux. À la différence de James dont la position peut prêter à n’importe quelle forme de religion « privée »(4) , Wittgenstein collectivise le fait religieux : il ménage une place à un autre du savoir, qu’il s’agisse de la religion, de la philosophie, du matérialisme ou de la psychanalyse, qu’il n’y a, d’ailleurs, pas lieu d’absoudre pour autant. S’il est clair pour Wittgenstein que l’effectivité du fait religieux constitue le dernier mot de l’expérience pour le croyant en ceci que le croyant témoigne que sa vie s’en trouve changée, il est non moins clair pour Wittgenstein que le croyant peut tandis qu’il s’ouvre à une autre compréhension des choses et du monde tenir un discours confus sur ce qu’il fait et devient, qui l’expose à la critique. Jonas n’est pas de ceux qui s’exposent à ce genre de critique. Exprimant sa foi de croyant et sa volonté de la sauver, Jonas sait ce qu’il fait et dit. Et, s’il prétend, malgré Kant, mais pas sans Aristote, quelque droit à inventaire, c’est pour, à la fois, surmonter, d’une part, l’horreur de ce que, désormais, il sait et, cependant, entrer, d’autre part, dans une autre intimité de Dieu : « qu’est-ce que Auschwitz a donc ajouté à ce qu’on a toujours pu savoir de la terrible, de l’horrible quantité de méfaits que des humains sont capables de commettre et ont depuis toujours commis envers d’autres humains ? Et qu’a t-il ajouté, en particulier, à ce que nous connaissons, nous les juifs, de par l’histoire d’une souffrance millénaire, et qui constitue une part essentielle de notre mémoire collective ? »(5) Auschwitz, plutôt qu’il n’« ajoute », retranche à un monde qu’on pense d’après la bonté, je veux dire, la justice de Dieu. C’est ce que Jonas commence, d’abord, par reconnaître. Auschwitz effondre définitivement en son universalité (le christianisme) ou, du fait de son élection, en sa particularité (le judaïsme) toute théodicée. Rien, ni de la théodicée chrétienne, ni de la théodicée juive, ne subsiste. Il est impossible de voir dans ce qui s’est passé là un quelconque « dessein » de Dieu.
Auschwitz, par contre, ajoute, en effet, à un monde qu’on pense d’après la méchanceté des hommes, d’après, veux-je dire, une méchanceté pour laquelle la haine de l’autre est encore une face de l’amour. Si, selon l’expression de Hannah Arendt, le mal est en lui-même banal, alors il est ici hors jeu. Ce qu’on sait de lui ne saurait expliquer ce qu’on a produit là. Au delà du bien et du mal, il y a en chacun de nous une volonté mauvaise qui peut vouloir deux fois la mort d’autrui, une fois dans son être, une autre fois dans son existence. Jamais, si on excepte Achille et sa méchanceté, on n’était allé aussi loin dans le crime, car un tel crime, qui n’est pas un crime contre l’humanité, puisqu’il a plutôt été perpétré en son nom, qui n’est pas seulement un crime contre des hommes, ni non plus surtout un crime contre leur humanité, est un crime stupéfiant qui, tel le couteau sans lame ni manche de Lichtenberg, prétendait s’effacer en s’accomplissant au point qu’aujourd’hui encore certains s’appliquent à nier l’existence de sa réalité. Jonas a raison de dire que ce que les nazis nièrent à leurs victimes, ce fut, d’abord, leur humanité : « aux victimes de la solution finale ne fut laissée aucune lueur de noblesse humaine, rien de tout cela n’était plus reconnaissable chez les survivants, chez les fantômes squelettiques des camps libérées ». (6)
Et, en effet, un crime qui n’attente pas à des hommes est-il encore un crime ? Quels syllogismes sommes-nous donc capables d’inventer ou de construire pour justifier l’insoutenable, car c’est sur de pareilles arguties que de grands intellectuels se sont endormis cyniquement. D’un côté, donc, des hommes qui ont poussé si loin leur méchanceté qu’ils ont effondré le monde et la moindre de ses valeurs. De l’autre côté, pas de « dessein » de Dieu, mais un Dieu muet, qui a laissé faire. Qui ne veut pas, selon Jonas, abandonner Dieu est en droit de demander quel est le Dieu qui a laissé faire ça ? La réponse de Jonas est, on ne peut plus, abrupte et claire : le seigneur de l’Histoire. Catherine Chalier, qui discute du point de vue de tradition juive l’orthodoxie de la réponse de Jonas, remarque dans une note que le fait que l’accomplissement de l’histoire soit orienté par la Promesse faite par Dieu à Abraham n’implique pas que Dieu en soit le seigneur . Sans doute. Mais son argument, que, selon l’interprétation que les rabbins donnent du Talmud, l’accomplissement de l’histoire dépend aussi de la réponse que font les hommes ne vaut pas opposition. Que l’accomplissement de l’histoire dépende aussi des hommes ne fait pas objection à ce que Dieu en soit selon le dire de Jonas le seigneur .(7)
Ce qu’à mon sens Catherine Chalier ne mesure pas ici, c’est que la réponse de Jonas obéit à une nécessité interne à son dire. Pour sauver Dieu, il lui faut que Dieu soit sans « dessein », car ce qui s’est passé à Auschwitz, et ailleurs, ne peut pas entrer dans un « dessein » de Dieu, à moins que, par un curieux retournement, la « malédiction » qui a encore frappé à travers tous ses enfants le peuple juif ne soit un signe de sa réelle « élection ». Or, si Dieu est sans « dessein », Dieu ne peut plus être le Dieu de la Promesse. Jonas est, donc, devant un choix forcé. Il ne peut pour établir Dieu en humanité qu’attenter à Dieu et risquer d’essuyer sa malédiction. Mais, se pourrait-il que le Dieu sur qui Jonas porte, non sans malice, la main, qu’il appelle le « seigneur de l’Histoire » et qu’il s’apprête à congédier, ne soit pas le Dieu de la Promesse, mais le Dieu de l’autre promesse, celui que les chrétiens invoquent justement comme leur « Seigneur » ? A ce point d’arrivée logique, on ne peut que suspendre le jugement ou trancher ad hominem. Qu’on suspende son jugement ou qu’on tranche ad hominem, il reste permis de reprendre la question de la sauvegarde de Dieu et de sa Promesse autrement. Il suffit de suivre Jonas et de se porter avec lui à l’origine, c’est-à-dire, d’en passer par un mythe de son invention.
« Au commencement, par un choix insondable, le fond divin de l’Etre décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divinité, engagée dans l’aventure de l’espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi ; il ne subsiste d’elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de corriger, finalement de garantir depuis l’au-delà l’oblique formation de son destin au sein de la création. L’esprit moderne repose sur cette immanence absolue. Et son courage ou son désespoir, en tout cas son amère honnêteté, consiste à prendre au sérieux notre être-au-monde : à considérer ce monde comme laissé à lui-même, ses lois ne souffrant aucune ingérence, de sorte que notre rigoureuse appartenance à lui ne soit tempérée par aucune providence extramondaine ».(8)
Selon ce mythe, au commencement, par un choix insondable, en fait le choix du pire, Dieu s’abandonna entièrement à l’« a-matière » en sorte que l’« esprit », encore aujourd’hui, l’esprit moderne, donc, reposerait toujours sur l’immanence absolue d’un pareil abandon. Jonas ne parle pas de Dieu, mais du « fond divin de l’Etre », pas plus qu’il ne parle de la matière, mais du « hasard » et du « devenir » infini de la diversité, c’est sa manière à lui de marquer un arrêt, de reculer devant l’énormité sacrilège de son attentat, nommément l’alliance contre nature qu’il appelle, puisqu’il commet l’irréparable, il rompt avec toute ontologie, c’est-à-dire, recouvre, non sans quelque progrès, que Dieu est en son principe un principe séparateur. En effet, si, d’un côté, Dieu consent à s’écarter de lui-même en remettant sa providence aux hommes, de l’autre côté, en se faisant homme, il leur abandonne sa séparation, il espère d’eux sa propre rédemption. Le pari de Jonas, le pari qu’il prête à Dieu, est que la descente mythique qu’il nous décrit peut être une ascension, la seule façon d’y faire pour restaurer Dieu en majesté. Si, selon ce que Slavoj Žižek avance après Schelling(9) , l’incarnation entendue comme le passage de l’éternité au temps était plus que l’éternité, il se pourrait avec Jonas que les voies de la vérité sont moins insondables qu’obliques et que Dieu puisse, du fait de son ouverture au temps et à son odyssée, mais comme malgré lui, un jour, rentrer dans sa pleine lumière, car l’entrée que Jonas appelle de ses vœux s’est déjà produite.
Jean-Pierre Vernant situe l’entrée de la divinité dans son plein éclat du temps d’Hésiode, vers le VIIIe siècle avant notre ère, le type très particulier de vie collective que constitue la « cité-État », le civique et le religieux y sont intimement liés, ayant conduit à une « révolution structurelle » qui a remodelé tout le système de la religion (10). Marc Richir, qui s’intéresse à l’échec d’un tel remodelage des contenus mythico-mythologiques grecs, situe lui aussi, mais d’une manière plus franche et résolue que ne le fera Vernant, le départ du remodelage de la religion grecque à Hésiode. S’attachant à montrer qu’il n’y a pas de dieux sans qu’il y ait des rois, et pas de religion, fût-ce en un sens encore archaïque, sans qu’il y ait de l’État, c’est-à-dire, du pouvoir coercitif, despotique, Richir examine en quoi le travail de fondation d’Hésiode, qui est un véritable travail de « mythologisation », accompagne le passage de la tyrannie vers une royauté juste et symboliquement garante d’un ordre symbolique en train de s’instituer et pourquoi il a échoué. « Le cas grec, écrit-il, est intéressant parce que cette traversée-là n’a pas eu vraiment lieu, parce qu’elle a été abandonnée dans une reprise autre de la question de la fondation, fondation de la démocratie, où le problème de la souveraineté n’est plus directeur, et parce que, dans le même mouvement, elle a été désamorcée par l’expérience tragique, dont l’effet cathartique est de réveiller de cette hypnose collective en la mettant elle-même « sous hypnose » par la « magie » de la poésie et du théâtre »(11).
Vernant nous fait monter sur une autre scène, tout aussi mythique, mais plus directement politique. Il raconte selon Hérodote qu’à Géla, dans une période de troubles, la ville se trouva divisée contre elle-même. Une partie des habitants fit scission, s’établit sur une hauteur, d’où elle menaça le reste de la cité. Un nommé Télines décida alors d’affronter les rebelles sans autres armes que certains sacra qu’il tenait en sa possession. Se fiant à leur pouvoir surnaturel, il se porta au-devant des mutins, apaisa leur révolte et les ramena à Géla, dans la concorde et l’ordre social retrouvés. Il ne demanda, pour son exploit, qu’une contrepartie : que ses descendants assurent, comme hiérophantes, le sacerdoce des déesses infernales. Or, les sacra dont il se servit étaient précisément voués au culte de ces déesses. Ne peut-on, donc, pas, demande Vernant, supposer que c’est à partir de cette date que le culte lié à ces déesses est devenu public ? Hérodote, il est vrai, n’a su pas comment Télines avait pu mettre la main sur ces sacra, mais on peut savoir avec Pindare que ce culte avait été apporté du Triopion comme culte familial lors de la fondation de Géla par les ancêtres de Télines et que ce n’est que plus tard qu’il fut institué comme culte officiel (12). La question de savoir comment la famille de Télines entra elle-même en possession de tels objets reste cependant entière, puisqu’elle est seulement rapportée à une origine qui recule.
On peut ici suppléer au défaut d’une réponse assurée. Il nous suffit de recourir, à la manière de Jonas, à un mythe et de tirer, une fois n’est pas coutume, avantage du créationnisme. L’avantage certain du créationnisme sur le matérialisme, c’est que l’on peut à partir de lui se placer en n’importe quel point de l’échelle du temps, on y est toujours à l’origine. Le mythe rustique que je vous propose et que j’ai forgé, je l’ai fabriqué, bricolé pour rendre compte auprès d’étudiants d’un fait, qu’il n’y a pas de croyance sans foi, toute croyance quelle qu’elle soit implique la foi, et en négatif d’un moment, que j’ai appelé, en opposition au moment du maître, le moment de l’artiste.
« Distrait de son travail au champ par une chaleur inhabituelle, notre homme s’est réfugié dans un bosquet de charmes et de frênes que traverse un ruisseau à l’eau claire, poussé par l’envie d’y cueillir des morilles, courantes en cet endroit, à cette époque de l’année. Déçu de ne rien trouver, mâchonnant sa déveine, il délaisse le sous-bois pour suivre la rive du ruisseau du côté où il se tient avec, cette fois-ci, l’espoir d’apercevoir quelques truites. Là, il s’arrête médusé. Sur l’autre rive, un fût de frêne est là, échoué sur le travers. Il se sent défaillir. Il sait que son sang tourne et ses yeux aussi. Il est lourd, brûlant et mouillé et, pareille à la morsure de quelque flèche, sourd une douleur lancinante qui le tient éveillé : “Que dois-tu faire ? Si tu le laisses là, sa vengeance sera terrible. Si tu le relèves, sa puissance seule peut t’anéantir. Que faire ?” “Saute”, entend-t-il. “Plonge, secours le”, se ressaisit-il. Joignant le faire à l’ouïr, moitié-mort, il pose son vêtement, entre dans l’eau en direction du dieu. Parvenu à lui, il le tire à lui, le sort de l’eau et le couvre de son vêtement. Là, enfin, il se détend, il est vif ».
La fable que j’ai campée implique un choix forcé qui suppose qu’on suspende le jugement ou qu’on tranche ici encore ad hominem, car elle admet une alternative à l’issue que lui donne notre pseudo-Télines. Parvenu à la hauteur du dieu, notre pseudo pouvait, selon Joyce, mais malgré lui, « libérer son pied », le déposer et le laisser filer, pour un autre, pour un nouveau Dédale, un autre Dédale que Joyce justement(13) , car, pour les raisons qui tiennent à sa position subjective, Joyce reste pétrifié dans le choix forcé, là où nous pouvons, quant à nous, choisir entre deux consentements, puisque le sort de la croyance au surnaturel, ce que nous la faisons advenir, dépend pour ce qui nous concerne d’un choix librement consenti, qui ne se présente qu’après le choix forcé, quand ayant traversé l’épreuve de vérité qu’est le passage par la mort, nous décidons ou de ré-instituer la croyance ou de la dé-supposer. Il est permis de dé-supposer la croyance comme il est permis de la ré-instituer parce que dans les deux cas, nous nous confrontons à un indécidable, le mutisme de Dieu, que nous ne pouvons qu’interpréter. En effet, dans les deux cas, il est sûr que dans son abandon, Dieu n’a pas voulu notre mort. Mais, selon qu’on considère son mutisme comme le signe de son abandon du monde au monde et, donc, comme un retrait définitif ou comme le signe et de sa véritable puissance et de sa miséricorde et de sa révélation et, donc, comme une retenue, on se retrouve dans la configuration de la religion ou dans celle de l’athéisme, qui n’est pas le nihilisme, c’est-à-dire, l’affirmation de l’inexistence de Dieu.
C’est ici aussi qu’on retrouve le fil de Jonas. L’abandon de Dieu que scelle son mutisme n’est pas le signe de « l’homme jeté dans le monde » ou abandonné à lui-même, mais le signe d’une confiance aveugle et obtuse de Dieu pour sa créature, l’abandon absolu de Dieu au grand jeu orgiaque et hasardeux de l’évolution ne tirant à conséquence qu’avec le connaître de la mort. Mais vint la vie, avec la vie vint la mort et avec la mort son énigme. A cet éveil, Dieu se mit à trembler. En résonance avec sa créature, tout à sa confiance et à sa retenue, Dieu entra dans « son » devenir. Acceptant de souffrir avec sa créature de sa création, il remit entre ses mains la puissance et le souci dont pour elle il se dépouilla. Ce « balbutiement », qui réfute l’incorporation de l’idée platonico-aristotélienne d’un Etre pur et absolu à la tradition théologique juive aussi bien que chrétienne, plaide pour l’existence du Dieu unique, intelligible et bon, qui attend de sa créature qu’elle l’institue, hors répétition, hors « retour du même », donc, dans sa grandeur et le révèle à sa pleine lumière.
On peut savoir que la religion est insubmersible, mais pas la philosophie qui s’est d’une certaine manière définitivement déconsidérée, ni l’athéisme qui exclut qu’il y ait une doxa et, donc, relève d’un autre pari, ni non plus la psychanalyse qui relève du même pari, mais dispose d’une doxa.
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1. « Pour le juif, qui voit dans l’immanence le lieu de la création, de la justice et de la rédemption divine, Dieu est éminemment le seigneur de l’Histoire, et c’est là qu’“Auschwitz” met en question, y compris pour le croyant, tout le concept traditionnel de Dieu. À l’expérience juive de l’Histoire, Auschwitz ajoute en effet un inédit, dont ne sauraient venir à bout les vieilles catégories théologiques. Mais quand on ne veut pas se séparer du concept de Dieu – comme le philosophe lui-même en a le droit – on est obligé, pour ne pas l’abandonner, de repenser à neuf et de chercher une réponse, neuve elle aussi, à la vieille question de Job. Dès lors, on devra certainement donner congé au “seigneur de l’Histoire”. Donc : quel Dieu a pu laisser faire cela ? » Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, Quatrième de couverture, Rivages poche, 1994.
2. Jacques Bouveresse, « Peut-on ne pas croire ? », collection Banc d’essais, éditions Agone, Marseille, 1er trimestre 2007.
3. Je m’appuie sur le chapitre XVI de Jacques Bouveresse : « Wittgenstein, le pragmatisme & le problème de la signification des propositions religieuses », p.233-250
4. Il est patent, par ailleurs, que le pragmatisme de William James est un excellent embrayeur à ce que Jacques Lacan appelle « discours du capitaliste » puisqu’un tel « pragmatisme » autorise qu’on fasse sauter, à la manière dont le discours contemporain de l’art balaie la question de la vérité, le verrou qu’est au plan discursif la place réservée de la vérité.
5. Op. cit., p. 10.
6.Op. cit., p. 12.
7. Notes, op. cit., p. 41.
8.Op. cit., pp. 14 et 15.
9. Slavoj Žižek, La marionnette et le nain, la couleur des idées, Seuil, Paris, 2006, p. 18.
10. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, la librairie du XXe siècle, Seuil, Paris, 1996, p. 34.
11. Marc Richir, La naissance des dieux, Hachette, 1995, pp. 5 et 6.
12. Op. cit., pp.368 et 369.
13.On trouve cette indication que je dois à Jacques Aubert dans son texte « D’un Joyce à l’autre ». Dans ce texte où Jacques Aubert interroge ce qui, dans le « se faire un nom », a pour Joyce valeur d’acte, Joyce dérive la vérité du drame entendu au sens d’Ibsen de ce qu’il advient du nom dans la sculpture à partir d’une comparaison étrange, incongrue, nous dit Aubert : « [Le Drame] a fait éclater toutes [les formes] qui ne lui convenait pas comme le premier sculpteur lorsqu’il sépara les pieds de ses statues
