Mais n ou et donc…

18 septembre 2006

Séminaire de Toulouse. ego et moi

Chacun qui a été à l’école primaire en France connaît cette « formule » (dans laquelle j’ai changé la place de la conjonction « ni » abrégée en « n »). Il s’agit d’un moyen mnémotechnique pour retenir la liste, en effet, des conjonctions de coordination : « Mais ou et donc or ni car ». Cette liste est transformée en question du fait, d’une part, de l’homophonie entre la conjonction « ou » et l’adverbe « où » et entre la conjonction « et » et la forme verbale « est », et, d’autre part, du fait de l’holophrase « Ornicar ? » mutée en nom propre – jusqu’à devenir le titre d’une revue du Champ freudien. Dans cette opération, la transcription de la conjonction « et » en troisième personne du singulier du verbe être, « est », est essentielle : seul un S les distingue – et peut-être une intonation qui s’est perdue.

« Mais où est donc le S, le sujet, ? » est la question qui m’est venu après l’exposé de Pierre Bruno la fois dernière : aussi bien la tentative d’approcher la structure à partir du moi (du Je) que à partir de l’Ego laisse échapper le sujet – « méprise du sujet », commentait Pierre. De fait, pas plus de sujet dans le schéma L du stade du miroir où le S est traduit en ES (en Ça, acéphale, ineffable et stupide), que dans le nœud du sinthome. Dans le premier cas Lacan indique que le sujet est à la fois localisé à un point du schéma et écartelé au quatre coins ; dans l’autre, le nouage est celui des trois dimensions plus une constitutives du sujet. Le sujet du nouage n’est pas autrement attrapé que par le nœud lui-même. D’où la suggestion de pierre avec laquelle mon titre s’amuse : substituer à la question « Mais où est donc … ? » l’invitation « Mais nouez donc ! ». D’où l’inversion de la place du « n » de « ni »… Homogène à ce qu’avancera Lacan : « Un nœud s’écrit couramment $ » (leçon du 13 janvier 1976, « Séminaire le Sinthome », Ornicar ?, n° 7, 1976, pp. 13-14).

1 – Lorsque Pierre Bruno et moi avons discuté de l’intitulé du séminaire, j’ai aussitôt associé sur l’accent mis par un certain nombre de critiques de la post-modernité, analystes ou non, sur la promotion actuelle du moi et du narcissisme. Cf. depuis Christopher Lasch La culture du narcissisme, par exemple et entre autres : Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu ; Dany-Robert Dufour, On achève bien les hommes ; Daniel Ehrenberg, La fatigue d’être soi ; Suzanne Ginestet-Delbreil, Narcissisme et transfert ; Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite : essai pour une clinique psychanalytique du social ; Serge Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales ; Charles Melman (et Jean-Pierre Lebrun), L’homme sans gravité : jouir à tout prix ; Gérard Pommier, Les corps angéliques de la postmodernité ; et peut-être même déjà Hannah Arendt, Conditions de l’homme moderne. La liste n’est pas exhaustive…

N’oublions pas la confusion du Moi et du narcissisme par Hartmann, Kris, Loewenstein, Rapaport, Erikson (suivis par Jacobson et Mahler), qui a donné naissance à l’ « Ego psychologie ». Elle-même a suscité l’opposition de Heinz Kohut et de sa Self psychology. Il faudra peut-être revenir à un moment ou à un autre sur la signification de ces psychologies. Quelqu’un d’entre nous aura-t-il le goût de s’y plonger ? En tout cas, ce thème du Moi et de l’Ego est d’actualité : il permet d’interroger le lien entre la faillite relative du symptôme (telle que la rêvent les théories de son éradication, qu’elles soient d’origine psychologique, cognitive ou biologiques – en pleine expansion) et la promotion de l’individualisme narcissique par la forme capitaliste du lien social. Une clinique fine devrait être pourtant capable de distinguer l’adoption d’une identification conformiste bancale offrant un abri fragile au psychotique, l’Ego comme sinthome, et sans doutes d’autres modalités qu’il nous faudrait lister.

2 – Pour aujourd’hui, j’ai choisi de vous rappeler jusqu’à la paraphrase une référence de Lacan : sa communication en 1951 à la Société anglaise de psychanalyse intitulée « Quelques réflexions sur l’Ego », publiée en 1953 dans l’International journal of Psychoanalysis et traduite par notre collègue (et amie) Nancy Barwell pour le numéro 78 du Coq héron. Lacan y expose ce qui l’a conduit aux interventions sur le stade du miroir (en 36 et en 48) et aux conséquences qu’il en tire. Disons tout de suite que cette intervention poursuit sur le « quiproquo » en ne distinguant pas le moi et l’Ego, bien que les deux termes y figurent.

Le départ est pris dans l’apparente contradiction des formulations freudiennes à l’endroit de l’Ego. Dans la théorie du narcissisme, « le Moi prend place contre l’objet » (libido du moi, libido d’objet) : dans cette optique, le surinvestissement du corps conduit à l’hypochondrie, la perte d’objet mène à la dépression et au suicide. Par contre, dans ce que Lacan appelle « la théorie topographique du fonctionnement du système perception-conscience », les topiques, l’Ego prend place avec l’objet pour résister au Ça, i.e. à la combinaison des pulsions gouvernées par le principe de plaisir ». Lacan indique que cette contradiction se lève si nous considérons que « la réalité qui précède la pensée » prend des formes différentes (moi avec ou contre l’objet) « selon la manière dont le sujet s’en accommode » – ce qui est concrètement descriptible au niveau oral, anal, génital, soit libidinal.. Lacan est donc conduit à distinguer entre « le sujet libidinal » et l’Ego, et à interroger leur rapport : ce rapport s’effectue par le langage et son effet « rétroactif » « qui lui fait déterminer ce qu’en dernier recours il (le langage) désigne comme réel ». Une fois cela compris, note Lacan, une partie des critiques qui ont été apportées contre la légitimité des empiétements de Mélanie Klein dans les aires préverbales de l’inconscients, tomberont ». Entendons que Lacan se déclare plus kleinien que Mélanie Klein (Pierre avait suggéré le kleinisme de Lacan) puisque les phases préverbales qu’elle entend subordonner à l’inconscient ne sont ordonnables qu’à la condition de poser l’antériorité logique du langage justement sur le sujet libidinal (celui qu’il note S ou Es).

Lacan en déduit la fonction de l’Ego (du Moi) : il s’agit soit du sujet du verbe (« Je bats un chien ») soit d’un qualificatif du verbe (« le chien est battu par moi »). Mais, note-t-il, la voie privilégiée d’expression d’une personne en tant qu’Ego demeure le déni (Verneinung) – où je retrouve le « ni » que j’ai glissé dans mon titre pour passer du « où est » au « nouez » ! Lacan s’appuie explicitement sur l’article de Freud consacré à la Verneinung : quand l’analysant dit « ce n’est pas ça », nous concluons « donc c’est ça » (il faudrait lire le paragraphe). Lacan en extrait une thèse forte : « (…) la fonction essentielle de l’Ego est très proche d’une méconnaissance systématique de la réalité à laquelle les psychanalystes français se réfèrent en parlant de psychose ». Systématique signifie qu’en un sens l’Ego est débile, puisqu’il suffit de lever la négation pour le démasquer. Quel est alors la raison de ce lien de l’Ego à la méconnaissance ? Disons tout de suite que Lacan la mettra en relation avec le renvoi au sujet, par le miroir, de son image inversée : il y aurait le même rapport entre affirmation et déni, entre oui et non, ici, qu’entre droite/gauche dans le miroir et gauche/ droite de celui qui s’y reflète .

3 – Chaque manifestation de l’Ego – notamment la protestation « idéaliste » habituelle contre le chaos du monde – trahit seulement, à l’inverse (i.e., à la négation près), la manière même par laquelle celui qui à une part à y jouer, dans le monde, réussit à y survivre : le sujet trouve une solution « satisfaisante » dans le fait même de se plaindre (ira-t-on jusqu’à dire qu’il jouit de la pagaïe ou de ce sens-là ?). J’avoue que je ne pensais pas trouver si vite, dans l’enseignement de Lacan, une réponse au pourquoi de l’articulation entre la nature du lien social contemporain et les avatars du moi de la subjectivité d’une époque. Lacan précise le mécanisme : il rapproche la protestation du psychotique de la protestation du révolutionnaire d’aujourd’hui (c’est-à-dire de 1951) qui ne reconnaît pas ses idéaux dans les résultats de ses actes (que l’on songe au stalinisme ou au maoïsme). Il explique que si ce mécanisme rend compte de la paranoïa – où les persécuteurs sont identiques au moi idéal au moins dans le cas Aimée –, le mécanisme de l’aliénation paranoïaque de l’Ego est, je le souligne, l’une des conditions préalables de la connaissance humaine. Rien de nouveau sous le soleil de 1951 – mais seulement l’affleurement d’un aspect de la structure qui lie le sujet libidinal au monde par moi interposé. Ce qui est nouveau, c’est l’affleurement. Et qu’est-ce qui a changé entre 1951 et 2006 ?

En attendant, cette thèse se déduit de la nature même de l’objet du désir de l’homme : cet objet est essentiellement un objet désiré par quelqu’un d’autre (l’autre avec un petit a). Par là l’objet perd de sa signification (peu importe ses particularités) et devient potentiellement indénombrable (puisqu’il suffit que n’importe quoi soit désiré par l’autre pour que je le désire). Lacan, sans le mentionner, touche ici au secret de la société dite de consommation et pose un problème logique : si l’objet est l’objet désiré par l’autre, comment l’autre pourrait-il le désirer ? On devine pourquoi Lacan avancera un peu plus tard que le désir de l’homme est le désir de l’Autre – et pas nécessairement de l’autre.

En tout cas, et à partir de cette sorte d’équivalence entre l’objet et l’autre Ego qui le convoite, nos objets sont vus, avance Lacan, comme « des Ego identifiables ayant unité permanente et substantialité ». Comment est-ce possible puisqu’ils ne cessent de changer, et nous avec, en fonction du désir de nos semblables, et que la reconnaissance de l’objet comme de l’Ego exigent alors de « multiples révisions » ? Qu’est-ce qui, par exemple, donne à chacun le sentiment d’être « le même » depuis son premier souvenir d’enfance, alors que tout à changé – ses objets comme sa propre image – ? Il faut donc un élément d’inertie.

« Pour nous, affirme alors Lacan, dont l’intérêt va à l’homme d’aujourd’hui, qui est un homme à la conscience troublée, c’est dans l’Ego que nous rencontrons cette inertie : nous le connaissons comme la résistance au processus dialectique de l’analyse. Le patient est prisonnier de son Ego, au degré exact qui cause sa détresse, et révèle sa fonction absurde. C’est très exactement ce fait qui nous a conduit à élaborer la technique qui substitue les étranges détours de l’association à la séquence du dialogue ». Lacan décrit explicitement le dialogue socratique qui butait sur l’attraction du plaisir, ce que plus tard il épinglera de la jouissance du sens. Il se trouve que la semaine écoulée, deux analysantes m’ont « fait une scène » précisément pour ne pas avoir ce temps du dialogue : elles se déclaraient obligées de choisir sans pouvoir ni penser, ni préparer, ni exposer convenablement ce qu’elles avaient à dire ; elles me reprochaient de sûrement n’accorder aucune valeur à ce qu’elles étaient. Curieusement, cette crise a été pour l’une et l’autre l’occasion d’évoquer le type d’Autre – très différent dans le deux cas – qu’elles n’avaient cessé de rencontrer dans leur vie, et que le dialogue leur aurait permis d’ignorer !

4 – Etrangement, Lacan qualifie cette inertie de « stabilité du système de désillusion paranoïaque » (il me semble qu’illusion serait mieux venue). Il indique ce qui le guide dans sa recherche : gagner une compréhension plus claire de notre activité thérapeutique pour être enmesure de l’appliquer de manière plus efficace. Mais en voulant comprendre, nous nous situons en plein dans la problématique de la « connaissance paranoïaque » et, ajoute Lacan, nous plaçons notre rôle d’analyste dans le contexte défini de l’histoire de l’espèce humaine : « ainsi pouvons-nous délimiter plus précisément l’étendue des lois que nous serons à même de découvrir ». Mesurons-nous bien ce dont il s’agit ? La psychanalyse est en mesure de lever le « déni » qui porte sur la connaissance de ce dont (et comment) est fabriqué le sujet. En levant ce « déni » nous changeons le cours de l’histoire ! N’y a-t-il pas là l’une des raisons majeures de la tentative des psychanalystes de restaurer une orthodoxie, soit restaurer l’inertie de l’Ego qui nous protègerait de toute découverte ? Il faudrait poser une sorte d’équivalence entre orthodoxie et Moi !

Ne croyez pas que j’extrapole. Je cite encore Lacan : « Ici nous effleurons le problème de notre propre évolution historique, qui peut-être responsable à la fois de l’impasse psychologique de l’Ego de l’homme contemporain, et de la détérioration progressive des relations entre les hommes et les femmes dans notre société ». Rien que cela !

5 – En résumé, Lacan propose à la fois une théorie du lien du sujet aux autres via le Moi et en déduit la forme pathologique de la subjectivité de son époque. Ce qui m’étonne le plus est de voir Lacan poser en 1951 un « diagnostic » qui semble n’être partagée comme question qu’aujourd’hui. Je le cite encore : « La maladie que nous essayons de soulager et les fonctions qu’on nous demande de plus en plus d’assumer, en tant que psychothérapeutes, dans la société, nous semblent impliquer l’émergence d’un nouveau type d’homme : Homo psychologicus, produit de notre ère industrielle. Les relations entre cet Homo psychologicus et les machines qu’il utilise sont très frappantes, et cela spécialement dans le cas de l’automobile. Nous avons l’impression que sa relation à cette machine est si intime que c’est comme si les deux étaient complètement unis – ses défauts mécaniques et ses pannes sont souvent synchrones à ces symptômes névrotiques. Pour lui, cette signification émotionnelle provient du fait qu’elle extériorise la coquille protectrice de son Ego, aussi bien que l’échec de sa virilité ». Il faudrait tout lire jusqu’à la fin où Lacan oppose la montée en puissance de la psychologie et des psychotechniciens d’une part (requises par l’évaluation de cet homme), et, d’autre part, le dialogue psychanalytique dont la forme est « déterminée par une impasse, la résistance de l’Ego ». « N’est-ce pas un dialogue dans lequel celui qui sait admet par sa technique qu’il peut libérer son patient des entraves de son ignorance, simplement en le laissant tout dire » ?

Voir cette description de l’Homo psychologicus de 1951 si homogène à la description que les psychanalystes d’aujourd’hui fournissent de leur semblable interroge : que penser d’une théorie qui vaudrait pour toutes les époques ? Ne peut-on craindre qu’elle soit trop générale et rate ce qui fait la spécificité de chacune – que Lacan, lui extrait pour son compte ? La pérennisation de la thèse de Lacan ne me rassure donc pas. Pas seulement parce que cela signifie que les psychanalystes ont peut-être failli à leur tache, incapable de parer à la prolifération de cet Homo psychologicus. Plutôt ai-je la crainte que, toujours à la traîne du fait de l’inertie et de l’impasse de leur Ego, ils se soient trop longtemps escrimés sur le contemporain et l’analysant de Freud, avant de se préoccuper justement d’un Homme qui date des années 50. En toute logique, si le « diagnostic » de l’homme contemporain et l’explication devaient être les mêmes qu’en 1951, nous devrions conclure ou que rien n’a changé depuis, ou que nous ratons quelque chose. Devant ce qui paraît quand même constituer une différence (et qui devrait permettre d’ordonner le fait de la prolifération actuelle des objets, le primat de la frustration, la tyrannie du scientisme, la paranoïa généralisée, le surmoi anorexique et la plaie de l’obésité, etc.) ma crainte est que les psychanalystes passent complètement à côté de la « subjectivité de notre époque »… dont ils font partie, sans la voir – du fait de cet arrêt sur image, leur Ego.