1 – L’épilogue que j’évoque n’est pas tout à fait celui de ce séminaire, encore que les derniers déplacements opérés par Pierre Bruno aient largement modifié les coordonnées de départ avec lesquels nous avons introduit ce « Deux, l’amour ». Le temps m’a manqué pour tenter de donner un écho à la thèse que Pierre Bruno a en effet dégagée : c’est d’être signifié, acceptée dans le champ du signifiable, qui me constitue comme aimé ; pour que j’aime, je dois identifier dans l’autre qui sert de support vivant à l’Autre par lequel je suis signifié, cet indice de la présence d’Eros. L’amour, en déduit-il, est ce qui me fait entrer dans le champ du signifiant comme vivant, après que je sois entrée comme mort dans le champ du signifiable : l’amour donne un sens à la chose que je suis qui ne décalque aucun signifiés. L’amour constitue donc une objection au formatage par l’Autre quel qu’il soit : religieux, parental, idéologique… Pierre Bruno explicite ainsi en quoi l’amour est la vie du sujet, là où jusque là je me serais contenté d’évoquer le désir, dans une nouvelle version de la partition que jouent Eros et Thanatos. D’où le problème sur lequel il nous a laissé et que je ne fais que rappeler. Il faut que l’Autre soit désubjectivé pour que l’autre devienne sujet, condition d’une logique collective. Or dans l’amour, il est inévitable que l’aimée glisse vers l’Autre : comment éviter alors que cet Autre ne devienne sujet ? Je suggère simplement que le fait qu’il s’agisse d’une femme aimée – soit d’un sujet qui incarne ce qui du parlêtre ne parle pas mais le fait parler, un sujet « pas tout » – doit sans doute faire partie de la solution. Est-ce une condition suffisante pour que l’amour évite parfois le glissement vers l’Autre consistant et ouvre à un nouage par le sinthome côté homme ? Cela évite en tout cas le nouage par le Nom-du-Père (le bouchon) mais laisse ouverte la question d’un nouage au-delà du borroméen qui faisaient les derniers mots de la fois dernière…
2 – Dans les faits, j’escomptais donner lors de cette séance un écho du colloque de Damas en l’occurrence sur l’amour mystique. Mais les fumées d’un volcan islandais ont amené à le repousser. En ce qui me concerne j’y allais pour discuter un constat : le surgissement des mystiques tant occidentaux qu’orientaux, au cours du même 12ème siècle (environ), soit à une époque d’anomie aussi bien de la société laïque (crise de l’empire et de la féodalité) que religieuse (crise de la papauté, hérésies et sectes), si tant est que l’on puisse les distinguer : au point que l’expérience mystique puisse se confirmer orientée sur la transcendance, contre la religion – contribuant ainsi au renouvellement d’un vivre ensemble tel que chacun puisse espérer y loger à nouveau sa singularité. Peu importe, ici, que la ou le mystique soit névrosé ou psychotique : il témoigne d’une incidence de la dégradation du lien social sur le fonctionnement psychique de ceux qui l’habitent. Reste à vérifier si, ainsi que le suggère encore Pierre Bruno, l’expérience mystique conduit à l’acceptation de l’inexistence de l’Autre de l’Autre, ou, au contraire, si Dieu demeure à terme – malgré l’expérience qui change le sujet et l’Autre – le bouche-trou auquel névrosé et psychotique le convient. Sur ce second point, nous sommes donc privés d’épilogue !
3 – Du coup, je voudrais revenir une fois encore sur la question avec laquelle je me suis glissé dans ce débat – le « laissé de côté des choses de l’amour par le discours capitaliste ». Je souhaite profiter d’une double conjoncture : la sortie du livre de Pierre Bruno et une relecture de l’Homme aux rats. Concernant ce dernier, je n’ignore pas le contexte du lancement médiatique du pamphlet de Michel Onfray, lequel tente de discréditer la psychanalyse en s’en prenant à la morale de Sigmund Freud et à une lecture qui tend à ravaler la vérité du cas sur la réalité de l’enquête. Sur la première critique, ainsi que me l’a soufflé Pierre Bruno, Galilée aurait-il été homosexuel « addicté au sexe » (si tant est que cela puisse alors lui être reproché), la terre n’en continuerait pas moins à tourner ! Est-ce que l’adultère éventuel de Freud discrédite la psychanalyse ? Concernant la seconde critique, il se trouve que la confusion effectuée par Onfray est partagée par bien des psychanalystes qui traitent de ces cas en historien, en oubliant qu’il s’agit de cure (je renvois à mon article sur l’Homme aux loups dans Psychanalyse n° 2).
31 – Ainsi que je l’ai déjà mentionné ici, Lacan, le 26 juin 1963 (dans L’angoisse), évoque à la fois l’Homme aux loups et l’Homme aux rats quand il s’agit d’interroger l’amour obsessionnel : « Qu’est-ce que c’est que cet amour idéalisé que nous trouvons aussi bien chez L’homme aux rats, que chez L’homme aux loups ? Dans toute observation un peu poussée d’obsessionnel, quelle est l’énigme de cette fonction, donnée à l’autre, à la femme en l’occasion, de cet objet exalté dont on ne nous a certainement pas attendu, ni vous, ni moi, ni l’enseignement qui se donne ici, pour savoir ce qu’il représente subrepticement de négation de son désir ? En tout cas, les femmes, elles, ne s’y trompent pas. Qu’est-ce qui distinguerait ce type d’amour d’un amour érotomaniaque, si nous ne devions pas chercher ce que l’obsessionnel engage de lui dans l’amour ? ». Ce n’est pas la solution par l’objet a, l’objet anal, engagé par l’obsessionnel derrière son moi idéal, que je souhaite souligner à présent. Je relève d’abord le fait que Lacan situe le névrosé et en particulier l’obsessionnel Homme aux rats, dès 1953, comme une sorte de paradigme de l’homme moderne. Retournons à ce commentaire (Le mythe individuel du névrosé) [1]. Chez tout sujet, ce qui fait le rapport de l’homme à lui-même du fait de la parole, est inépuisable et ne peut s’exprimer que de façon mytique : déjà le mi-dire de la vérité. La psychanalyse a extrait l’Œdipe comme formule de ce rapport : en quoi il s’agit d’un mythe (dont le majeur est le phallus). La théorie analytique « est toute entière sous-tendue par le conflit fondamental qui, par l’intermédiaire de la rivalité au père, lie le sujet à une valeur symbolique essentielle – mais, ce, précise Lacan, (…) toujours en fonction d’une certaine dégradation concrète, peut-être liée à des circonstances sociales spéciales, de la figure du père » (p. 15). Il insiste un peu plus loin : « Nous posons que la situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne [sic] sous la forme réduite qu’est la famille conjugale, est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles, à savoir, pour ce qui est donc du père de la famille conjugale, les jouissances paisibles, ou plutôt symboliques, culturellement et fondées, de l’amour de la mère, c’est-à-dire du pôle à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel. L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel ». « Il faudrait que le père, enchaîne-t-il, ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction ». « Or il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable [nous aurions attendu : « impossible »]. Au moins dans une structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carrent, un père humilié comme dirait monsieur Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et cette fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît le quelque chose qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur – non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène » (souligné par moi, pp. 44-45). Maintenons ici ce que Lacan relève à partir du cas de l’Homme aux rats : « Ce n’est là rien dire qui nous avance beaucoup. Le pas suivant, qui nous fait comprendre ce dont il s’agit dans la structure quaternaire, est ceci, qui est la seconde grande découverte de la psychanalyse, pas moins importante que la fonction symbolique de l’Œdipe [« l’œdipisme pour la formation du sujet » dit-il dans la version orale] : la relation narcissique. La relation narcissique au semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain. En tant qu’expérience du moi, sa fonction est décisive dans la constitution du sujet. Qu’est-ce que le moi, sinon quelque chose que le sujet éprouve d’abord comme à lui-même étranger à l’intérieur de lui ? » (pp. 45-46). Lacan conclut plus abruptement dans la version orale : « c’est la relation narcissique, la relation qui est fondamentale pour tout le développement imaginaire de l’être humain, la relation narcissique au semblable en tant qu’elle est liée à ce qu’on peut appeler la première expérience implicite de la mort » [2]. L’important est de retenir que Lacan fait de la dégradation paternelle le cas général de l’Oedipisme, ce par quoi le complexe d‘Œdipe est non seulement inutile et pas du tout normativant, mais pathogène ! L’homme moderne est le névrosé – le sujet tel que Freud en recueille la structure et tel que Lacan en fournit la théorie. Retenons que, jusque là, Lacan pose comme condition de la névrose ce que d’aucuns élèvent au rang de caractéristique de la seconde modernité : la dégradation de la fonction paternelle. S’il y a une différence entre modernité et seconde modernité (entre mes Lumières et nous), du point de vue des conséquences pour les sujets, il convient donc de la chercher ailleurs. Entre le sujet et l’Autre, il convient d’inscrire la relation narcissique qui rend compte aussi bien du dédoublement de l’objet d’amour (femme riche, femme pauvre dans notre cas) que de celui du moi – sachant que, toujours dans ce cas, le quatrième terme de la structure du mythe individuel du névrosé est la mort (sur le schéma du miroir c’est soit l’objet d’amour, soit le moi qui se dédouble entre a et a’, tandis que la mort vient en A).
32 – Freud rend compte à sa manière de ce dédoublement côté objet ou côté moi – dont Lacan a fournit la structure avec son « stade du miroir ». L’homme aux rats est tombé malade quand il eut à choisir entre une jeune femme et celle qui était sa bien aimée de longue date : la névrose lui permit d’ajourner la décision (doute et procrastination). Ce conflit subit l’influence de son père (qui a opté, lui, pour « sa » femme riche, et qui, selon Freud, quoique mort, interdit à son fils sa bien aimée) et de son choix sexuel. Aussi bien pour le père que pour la dame, l’Homme aux rats manifeste un antagonisme d’amour et de haine (ambivalence) pour lequel Freud choisit le terme de scission. Il voit dans le refoulement de la haine infantile pour le père le processus qui contraignit tout ce qui advient par la suite à entrer dans le cadre de la névrose. Sans examiner le détail de l’analyse freudienne, l’ambivalence de l’amour et de la haine se traduit en doute sur l’amour – et donc en doute sur tout. Parmi les conséquences de cette logique, apparaît la dissociation du sujet en différentes personnalités : une inconsciente et deux préconscientes entre lesquelles sa conscience oscillait. « Son inconscient renfermait les motions précocement réprimées, qu’il faut qualifier de passionnées et de mauvaises ; dans son état normal, il était bon, heureux de vivre, posé, intelligent et éclairé, mais dans [l’autre] organisation psychique, il s’adonnait à la superstition et à l’ascèse, de sorte qu’il pouvait avoir deux convictions et soutenir deux sortes de vision du monde. Cette personne préconsciente contenait de manière prédominante les formations réactionnelles à ses souhaits refoulés, et il était facile de prévoir qu’elle aurait absorbé la personne normale si la maladie s’était prolongée » (collection Quadrige, pp. 83-84). Une sorte de Hyde et Jekyll en quelque sorte. La raison de cette scission réside bien sûr dans l’inconscient : « (…) derrière la personne ascétique, il faut aller chercher l’inconscient de son être », écrit Freud à propos d’une autre patiente. En quelque sorte, les symptômes (ambivalence, procrastination, doute, rituels, superstition, ascèse, etc.) chiffrent la jouissance dont l’énigme est constitutive de l’inconscient. Et c’est par ce travail de déchiffrage qui confirme l’inconscient comme réel, et la division du sujet, que se résout en quelque sorte cette névrose qui usait bel et bien du père pour donner consistance à l’Autre contre la jouissance duquel le sujet se débattait. J’ai cru devoir faire le même constat que celui que j’ai déjà relevé à propos de l’Homme aux loups – lequel présente une scission identique : sans trancher sur le diagnostic, il est clair que celui qui méconnaîtrait la dimension de la cure pour examiner phénoménologiquement les diverses personnalités qu’expose Serguei Pankeiev (et ici Ernst Lanzer), redouble son rejet de l’inconscient et le fait ainsi tomber artificiellement dans le champ de la psychose…
4 – Sur ce point précis le dernier ouvrage de Pierre Bruno apporte une nouvelle et précieuse contribution : le discours capitaliste consacre la séparation du sujet et de son inconscient, et, du coup, il livre le premier aux aléas d’une « scission » irréductible à la division du sujet – sorte de retour dans le réel de cette division en quelque sorte forclose ! Cette simple remarque renouvelle l’ensemble du débat sur la nouvelle économie psychique : en remettant au premier plan la névrose obsessionnelle telle que Freud l’a découverte, en faisant porter l’accent non plus sur la dégradation toujours vraie du père (puisqu’elle conditionne la névrose) mais sur un désabonnement de l’inconscient d’avant psychanalyse, enfin en éclairant le « laissé de côté des choses de l’amour », puisque le névrosé obsessionnel démontre plus qu’aucun autre sujet le déploiement de l’amour sur la scène de l’inconscient… où il lui préfère la mort comme maître. Le déchaînement de la pulsion de mort (faute de la place symbolique où la mort imaginaire était convoquée) constitue justement l’autre conséquence de ce « je n’en veux rien savoir de l’inconscient ». Ce qu’un Michel Onfray, par son entreprise même, démontre à sa manière (comme symptôme), hélas, fort bien.
NOTES :
[1] Je me réfère, en précisant l’origine des citations, soit à la version publiée au Seuil en 2007, soit à la retranscription de la version orale de 1952, disponible sur internet. [2] Souligné par moi. Je colle ici la version orale des passages cités : « Si nous posons en effet que la situation la plus normativante du vécu affectif originel du sujet moderne, sous la forme réduite qui est la structure familiale, la forme de la famille conjugale, est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation d’une fonction symbolique essentielle, qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel et de plus développant dans d’autres structures culturelles, à savoir, pour ce qui est donc du père de la famille conjugale, les jouissances, nous dirons paisibles, mais je dis symboliques, culturellement déterminées, structurées et fondées de l’amour de la mère, c’est-à-dire du pôle qui représente le facteur naturel, ce à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel, cette assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où en quelque sorte le symbolique recouvrirait pleinement le réel ». « Le père ne serait pas seulement le nom du père, mais vraiment un père assumant et représentant dans toute sa plénitude cette fonction symbolique, incarnée, cristallisée dans la fonction du père ». « Il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable, et qu’au moins dans une structure sociale telle que la nôtre le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carrent, un père humilié comme dirait monsieur Claudel, et il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et cette fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît le quelque chose qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur, non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène ». « Mais ce n’est rien là dire qui nous avance beaucoup. Le pas suivant, celui qui nous fait comprendre ce dont il s’agit dans cette structure quaternaire, est ceci, ce quelque chose qui est la seconde grande découverte de l’analyse, qui n’est pas moins important que la manifestation de la fonction symbolique de l’œdipisme pour la formation du sujet : c’est la relation narcissique, la relation qui est fondamentale pour tout le développement imaginaire de l’être humain, la relation narcissique au semblable en tant qu’elle est liée à ce qu’on peut appeler la première expérience implicite de la mort ».
