Lettres d’amour

23 mai 2010

Séminaire de poche. Bordeaux : »La lettre, littoral entre savoir et vérité »

Chère Amie,

Franchir le seuil de l’écran vide. Poser une première lettre sur cette plage de photons. Écrire. Où le silence devient surface. Sans savoir ce qui fera trace dans la neige électronique. Nous allons à nouveau longer le littoral de la lettre, ajoutant nos propres lettres aux lettres de tant d’autres qui bruissent sur le bord de l’être. Nous avons montré déjà, enfin espérons l’avoir fait entrevoir à ceux qui vinrent nous écouter, la place qu’occupe la lettre dans l’inconscient comme support matériel du signifiant, puis de la lettre comme empreinte réelle entre l’incorporel du savoir et la jouissance en corps de vérité, du phallique au féminin. Nous aborderons, pour cette troisième étape de notre tentative, les entrelacs des lettres et de l’amour.

Lettre d’amour ; je t’avoue ici une hésitation : la lettre ou les lettres d’amour ? Lacan, à qui nous allons bien évidemment nous référer puisque nous ne sommes que ses modestes passeurs, opte pour le singulier le 13 mars 1973 dans son Xe séminaire, Encore. « C’était le début de ma lettre…… » Entendons par lettre son séminaire, son enseignement, « J’ai fait alors une allusion à l’amour courtois » Oui, en effet, dans le séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse. Tu sais combien Lacan ne se laisse pas déchiffrer aisément, combien il nous demande de le lire non seulement avec une attention passionnée mais aussi critique dans ses interlignes, dans ses inter-dits. Et bien voici la première fois, après combien de lectures, je ne sais plus, que je saisis sa lettre, soit qu’il adressait son séminaire, son enseignement, comme une lettre d’amour à son, rare au tout début, puis massif auditoire. Cette allusion à l’amour courtois dont l’enseignement serait l’anamorphose puisqu’enseigner est insémination, transmission de sèmes, de signes et de sens. Ainsi la fin’amors, l’amour pur du chant des troubadours occitans, qui passant la Loire devint au XIIIe siècle l’amour courtois des cours françaises, pourrait bien être le moment où, dans l’histoire de la culture occidentale, l’amour et la lettre s’inventent dans une réciprocité poétique.

Mais j’ai besoin ici de ta boussole. Devons-nous remonter plus avant dans l’histoire de notre culture ? S’écrivait-il des lettres d’amour chez ces grands jouisseurs de romains ? Le poète Catulle ou Lucien de Samosate peut-être, le philosophe Lucrèce ? Et dans les cités grecques : Anacréon ? Sapho ? parmi les best-sellers. Mais n’est-ce pas une fascination par l’hélice infini du poème dont le point d’origine ne peut-être que perdu, point vide de ce qu’il n’y a point d’origine de l’humain disant son poème d’amour au vivant. Je me sens, face à la question que nous voulons traiter, comme un enfant assis sur une plage et qui commence à compter les grains de sable. Serais-je encore enroulé dans le nautile d’un fantasme ?

À te lire. Michel Mesclier

Cher compagnon de l’épistole (épistolier),

Je vous réponds enfin, ou plutôt je tente quelque chose dans ce sens. Non, que j’aie réponse au questionnement que vous posez, mais me dis qu’en chemin, les brumes matinales devraient se dissiper… Remonter plus avant le XIIIe siècle, compte tenu de notre temps d’intervention ? Peut-être faut-il avoir cela en tête, s’il y avait des questions dans ce sens, mais il me semble plus opportun de centrer notre propos sur la fin’ amors en s’autorisant quelques flash- back dans l’histoire pour cerner davantage « l’amour et la lettre qui s’inventent dans une réciprocité poétique ». Jolie formule que j’adopte.

J’ai tardé à répondre car j’attendais d’avoir parcouru le séminaire « Deux, l’amour » de Pierre Bruno et Marie Jean Sauret pensant, à juste titre, y trouver matière pour cette troisième séquence du séminaire de poche. Après une première lecture, j’ai retenu quelques points qui pourraient contribuer à notre avancée, même s’il n’est question que de l’amour, « Deux l’amour », comme le titre l’annonce.

Un des points qui me revient au moment où je vous écris, et qui m’a paru intéressant à reprendre, concerne, le « faire signe », suivi ou pas de « la déclaration » et de « la nomination » ; Étapes se déroulant entre les deux partenaires : l’aimant, l’érastès et l’aimé, l’éroménos, positions se renversant tour à tour, étapes nécessaires donc pour qu’il soit question d’amour… Étapes qui seraient à débusquer dans les écrits des différents auteurs de ces lettres d’amour que je lis depuis quelque temps. Mais aussi, repérer ce que ces lettres viennent traiter : cette absence de l’aimé, cet impossible rapport sexuel entre deux êtres. À ce moment de ma réflexion, j’aurais peut être intérêt à reprendre chaque point fort énoncé, pour avancer dans mon propos. Discerner ce que je, ce que nous pourrions développer à partir d’eux…

À bientôt de vous lire. Florence Briolais

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Ma chère sobre luenh,

Dire d’abord ma surprise devant cet usage du vouvoiement qui installe nos courriels dans une distance sans doute nécessaire à la lettre en ce qu’elle rehausse sa valeur d’échange là où le tutoiement du quotidien la dévalue telle une monnaie surannée. C’est une des richesses du Français que de permettre ce réglage de l’écart de ton, certes moins complexe que dans le chinois où l’énonciation est à la source de la tonalité, mais qui par cet artifice de savoir–vivre ravive le savoir-aimer dans un effet de rhétorique créant l’espace d’une séparation.

Je veux bien adopter ce registre distancié où j’ai trouvé l’incise de cette lettre le sobre luenh, plus que loin, emprunté à Jaufré Rudel, troubadour et prince de Blaye, poète de l’amour lointain « Amors de terra lonhdana, per vos totz lo cor mi dol », « Amour de terre lointaine pour vous tout le cœur me fait mal ». Et ce sera par ce senhal, ce nom secret, ce signal qui désignait la Dame tout en masquant son être inaccessible, que j’aborderai la théorie de l’amour pur puisque vous m’y invitez. Mais avant que de retourner à l’invention occitane de la lettre d’amour je dois renoncer en quelques mots à remonter plus amont vers ses sources grecques et latines.

Vous avez raison, nous ne pouvons pas tout explorer et je ne suis ni helléniste ni historien, ne pouvant sur ce terrain que recuire des consommés d’érudition. Simplement rectifier une imprécision contenu dans ma première lettre : Lucien de Samosate n’était pas romain mais syrien et s’exprimait en grec bien qu’il vécu au deuxième siècle de notre erre sous Marc-Aurèle l’empereur philosophe. Il fut célèbre comme satiriste mais nous le trouvons cité dans l’étude qu’ Yves Battistini consacre à la poésie antique érotique : Lyra erotica avec une curieuse contribution à l’Odysée, une lettre nostalgique qu’Ulysse, assassiné par un fils bâtard, adresse depuis l’Hadès à la déesse Calypso, ou là ! ça fait beaucoup d’Es : « Maintenant que je suis dans l’Ile des Bien-Heureux, plein de regret de ne plus séjourner auprès de toi et d’avoir refusé l’immortalité que tu m’offrais. Si j’en trouve l’occasion, je m’enfuirai, je reviendrai vers toi »

Il paraît que la belle ayant lu la missive, versa quelques larmes. Elle l’aimait donc encore son héros si rusé. Enfin Lucien rapporte l’anecdote dans son Histoire véritable et d’ajouter que sitôt ses larmes séchées Calypso régala ses hôtes « d’un splendide festin ». Cette charmante pouvait souffrir d’Eros mélancolique mais savait recevoir. Vous remarquerez dans ce court extrait combien Lucien se moque de tout le monde, d’Homère, d’Ulysse le pas-si-malin, de Calypso la veuve joyeuse, d’Amour génie de pacotille et de son lecteur. Mais remarquez aussi que sous la dérision, le poète pose dans sa lettre certaines constantes de l’imaginarisation de l’amour : la privation de commerce charnel (Ulysse partagea durant sept ans la couche de l’immortelle puis renonçant aux délices repartit pour Ithaque), l’inaccessibilité de l’objet (Ulysse est chez les morts, Calypso bien vivante) avec comme corréla une distance que seule la lettre peut franchir, l’identité réalisée (ils sont l’un et l’autre éternels), enfin la mélancolie de l’espoir.

Un millénaire sépare Lucien de Jaufré Rudel mais dans cette fiction nous trouvons les traits essentiels de l’amour courtois sans que nous puissions y voir une quelconque filiation. C’est donc que la lettre d’amour imaginarise une dimension structurale qui peut émerger des lors qu’un médium lui offre sa puissance créatrice. Les poètes sont de tels médium en ce qu’ils, pardonnez les barbarismes, exotérisent l’extimité en jeu.

Vous écrivant ceci je vois transparaitre une croyance qui pourrait bien irriguer ma propre conception de l’amour : l’amour est un éternel retour du même qui traverse toutes les époques de l’humanité et ne subit qu’en apparence les modulations des cultures. Cette permanence de l’amour serait la conséquence de la fixité de sa cause telle que la concevait le monde antique : la présence voilée du dieu frappant les amants de son trait. Amour certainement, mais aussi Vénus qui dans la multitude de ses avatars, blessait elle aussi ses victimes. Sommes-nous si assurés de ne plus croire aux dieux dès lors qu’ils se retirent dans le réel ? Je sens parfois chez moi comme une inclination vers les dieux grecs ; est-ce effusion imaginaire d’avoir réellement éprouvé la puissance noire d’Éros le vagabond ? L’étrange fut qu’au temps de la féodalité où l’organisation politique et sociale s’étayait sur l’Eglise, une semblable croyance héritée des cultes polythéistes ait fourni le prétexte à une mutation des mœurs. Ces femmes et ces hommes qui brillèrent tels des météores sur le ciel médiéval, les trobaïritz et les trobadors, croyaient qu’Éros – Amour les prenait pour cible, leur inspirant les trouvailles du grand chant, du canso où s’inventait l’amour pur, fin’amors, dans l’entrelacement, l’entrebescar des mélodies et des poèmes : « ainsi je vais enlaçant les mots et rendant purs les sons comme la langue s’enlace à la langue dans le baiser ».

Ce que chante ici Bernart Marti dont nous ne savons rien sinon qu’il vécu dans l’Occitanie du XIIe siècle est l’apparition, le passage fugace dans l’espace de notre civilisation, d’une figure nouvelle de l’amour, d’un gemme à l’éclat inconnu serti dans le filigrane des rimes et des mélismes. Ce joyau au cœur du trobar, de la complexe composition lyrique, c’est la Dame, Midon ma seigneur, adresse du chant, objet d’une pratique amoureuse inédite qui érige à la place d’une femme un être mythique quasi sacré, lieu d’exclusion de l’acte sexuel, enceinte close où nul n’entre. Et ceci est une absolue nouveauté contrairement à ce qu’avance Lacan dans la séance du 18 décembre 1973 du séminaire Les non-dupes errent. Il dit ne voir aucune différence quant au sens de l’amour entre son ordre antique tel qu’un Catulle le pouvait exalter à l’adresse de sa maitresse Lesbie, prostituée à la fabuleuse beauté, et sa réapparition avec les courtois. Il confond la survivance d’Éros et la naissance de cet être inouïe que fut la Dame. Il ne soutiendra pas cette thèse par la suite et ne cessera de reformuler son analyse de l’amour courtois.

Dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, 1959-1960, il faisait de la Dame une figure de Das Ding, la Chose hors signifiants. La Dame comme lieu d’une exclusion au cœur du chant et des pratiques concrètes, s’il y en eut, fait virer l’amour pur dans le plan de l’imaginaire car elle est, comme figure de l’impossible, un analogon du réel. La très savante construction de la canso (à propos de laquelle il faudrait citer en annexe quelques éminents spécialistes comme Pierre Bec, René Nelli, Jacques Roubaut et la musicologue Christelle Chaillou), cette poésie chantée imaginarise le symbolique par le truchement de la Dame qui n’entrait dans le texte que masquée par une métaphore : Bels esper (bel espoir) Sobre gaugz (plus que jouir) Sobre luenh (plus que loin que j’espère rejoindre) ou cette Dangerosa, la Maubergeonne, Vicontesse de Chatellereau, chantée par le premier des troubadours, le Conte Alphonse IX de Poitiers.

Ainsi l’amour pur fut la forme première de l’amour comme moyen imaginaire entre le réel et le symbolique. Et de quel réel s’agissait-il ? Les courtois ne pouvaient pas le savoir mais inventant la Dame comme maître absolu, ils posaient son masque : sur la mort sans doute, mais en avant du néant parfaitement pointé par Guillaume IX « Je ferai un vers de pur rien », ils installaient la Dame au centre de la sublimation pour démentir l’inexistence du rapport sexuel. Le rejet de la sexualité d’organe en est la marque inversée. Lorsque Arnaud Daniel dans sa sextine, sa chanson d’ongle et d’oncle, énonce sans ambiguïté : « quan mi soven de la cambra on a mon dan sai que nuills hom non intra », « lorsque je me souviens de la chambre où je sais pour mon malheur que nul homme n’entre », il parle du corps interdit de la Dame. Certes, si par son art le poète parvient à émouvoir l’insensible, il pourra graduellement s’en approcher puis obtenir de sa Mercy, un regard, un sourire, un baiser, et, lorsqu’Amour touche à son tour le cœur de la Dame, être accueilli en son lit pour l’épreuve, l’assag, l’essai, du jaser, en bon français le « couche mais pas touche » jusqu’au don suprême le mirare, la contemplation du corps dénudé de l’adorée qui toujours irradie la plus éblouissante clarté : « Car la neige quand elle est nue à coté d’elle paraît brune et obscure » Ainsi chante Bernart de Ventadour prêtant à l’alouette la joie, le joy de l’amant comblé par la jouissance de cette lumière : « Quand je vois l’alouette bouger de joie ses ailes contre un rayon s’évanouir se laisser tomber de la douceur qui au cœur lui va ». De ces pratiques nous n’avons témoignage que dans les chants, les cansos, ou dans les pièces satiriques et rhétoriques les sirventes et les partimens, les duos d’arguments contraires.

Tel fut l’amour pur, une éphémère création mais qui bouleversa le sens de l’amour jusqu’à nous. Des le XIIIe siècle le retour vers l’amour divin autant que la croisade des Albigeois effaça sa présence vivante. La fin’amor occitane, puis l’amour courtois des trouvères furent jouissance d’un amour adultère tressée par la lettre et le son qui tentaient d’accomplir un désir impossible purifié du sexuel, un désir inhibé quant au but, conforme en cela à la sublimation.

Amour paradoxal et poème dont le paradoxe fut d’avoir pour véhicule une lettre sans écriture. Non que les troubadours ne fussent point lettrés ! Ils l’étaient pour la plupart mis à part quelques rares venus des rangs serfs comme Marcabru dit Pan Perdu, un marginal, ou Bernart de Ventadour, fils d’un fournier, le domestique chauffant le four à pain du château. Il fut instruit par son maître le Vicomte de Ventadour dont il courtisa l’épouse. Les troubadours savaient écrire, or, invention, performance, transmission tout se passait dans la parole, la voix, la présence et la mémoire. Nous en sommes encore surpris car nous avons oublié ce que fut la puissance des cultures orales et combien l’engagement physique du troubadour, ou du jongleur son interprète, était le gage de sa sincérité. Il se peut que ces inventeurs de langue aient utilisé des supports scripturaires durant leurs recherches ; il n’en reste strictement rien et nul document n’atteste d’un tel usage. Ce ne fut qu’au déclin de ce phénomène que des copistes accomplirent la transcription du corpus oral dans des chansonniers où cet art, sous la lueur de veilleuse des enluminures, s’endormit pour des siècles.

Mais durant cette aube de l’amour moderne, le poème plus qu’une lettre d’amour fut la lettre de l’amour, son chiffre et sa mélodie. Lettre vivante, elle donnait à la voix un support symbolique ; lettre volante, elle portait de bouche en bouche un être imaginaire dont elle disait l’inhumaine puissance. Puisant à ces racines arabo-andalouse le mythe du cœur détaché, la lettre de la fin’amors pulsât dans la nuit des amants jusqu’au silence de son oubli. Puis-je Bel Companho vous adresser ce qui de cette lettera amorosa palpite à nouveau par la grâce d’une voix présente. Je laisse le limpide Ventadour sauver la lourdeur de ma prose avec le vœu qu’à la faille de l’inexistence un nouvel amour défaille. « Can vei la lauzeta mover », « Quant je vois l’alouette bouger »

Votre ami. Michel Mesclier

Cher ami,

Merci pour cette missive qui, telle une enluminure, serre au plus près le bord de son objet, la lettre, celle ici de la fin’ amors.

Vous écrivez que cette fin’ amour est l’amour des troubadours, qu’il passe par la parole, la voix, la présence et la mémoire, et qu’il est adressé sans être écrit à la Dame, être mythique, « enceinte close ou nul entre ». La Dame est une figure de l’impossible, elle renvoie à das ding, la chose freudienne, le hors signifiant.

La fin’ amor serait une lettre sans lettre, adressée à un être mythique. La fin’ amor serait « un vers de pur rien ». Cet amour pur serait donc la forme première de l’amour, liant imaginairement le réel et le symbolique et venant démentir l’inexistence du rapport sexuel par le truchement de l’inaccessible Dame, placée au cœur du réel et du symbolique.

C’est sur ce dernier point que vous me sollicitez en me demandant d’éclairer cette formule bien énigmatique de Lacan, « il n’y a pas de rapport sexuel ». Mais comme notre objet est – je le rappelle – les lettres d’amour, c’est en suivant une correspondance amoureuse, écrite cette fois, entre un homme et une femme que je vais tenter d’éclairer l’inexistence de ce rapport. Il s’agit des célèbres lettres d’amour entre George Sand et Alfred de Musset. Leur échange épistolaire dura aussi longtemps que leur amour, du mois de juin 1833 au mois de janvier 1835. Voici ce que me révéla leur correspondance.

Dans la 1er lettre d’Alfred de Musset (1810-1857) à George Sand (1804-1876) se trouve la trace écrite de ce qui a fait signe au jeune poète : « la relecture d’un chapitre d’Indiana » Indiana, premier roman de George Sand, dont elle dira : « je l’ai fait sans aucun plan, sans aucune théorie d’art ou de philosophie dans l’esprit ». Premier roman de Georges Sand, première lettre d’Alfred de Musset à George, qui n’est en fait qu’un très court message, suivi d’un long poème que son auteur qualifie de « quelques vers » « de peu de valeur », révélateurs cependant de son admiration sincère et profonde. Musset aime avant tout l’écrivain, l’auteur George Sand « un livre c’est un homme ou rien » George Sand est « un homme de génie ». « Je me confie à vous comme à un camarade franc et loyal. » écrira-t-il encore. Mais au-delà de ce sentiment d’admiration et d’amitié fraternelle, Musset est séduit plus intimement par la jeune femme « aux beaux yeux noirs » George Sand répondra à ces premiers écrits par une invitation, puis une autre… Nous l’apprenons par des lettres d’Alfred de Musset, qui salue à nouveau l’homme de génie, George Sand, auteur d’un nouveau roman Lélia 1833 : « Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au cœur », écrit Musset.

C’est dans la lettre suivante qu’Alfred de Musset fera sa déclaration : « Mon cher George, j’ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l’écris sottement au lieu de vous l’avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J’en serai désolé ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu’ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j’ai été chez vous. J’ai cru que je m’en guérirais tout simplement en vous voyant à titre d’ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m’en guérir ; j’ai tâché de me persuader tant que j’ai pu ; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J’aime mieux vous le dire et j’ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m’en guérir à présent si vous me fermez votre porte. » Alfred avoue à George Sand, l’amour qu’il a éprouvé en sa présence et il attend en retour un signe de l’Aimée : l’aimera-t-elle ? Accueillera-t-elle cet amour naissant ? Et le désignera-t-elle à son tour comme l’élu de son cœur ? « Plaignez moi, ne me méprisez pas. Puisque je n’ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre cœur, quelque faible, quelque décolorée qu’en soit l’empreinte, ne l’effacez pas. » écrit Musset.

George Sand ne repoussera pas l’amant et nous l’apprenons par une lettre loufoque et drôle d’Alfred de Musset. L’amour vient bousculer le quotidien de chacun, provoquer la confusion qui contamine même l’entourage : « Je crois mon cher George que tout le monde est fous ce matin ; vous qui vous couchez à quatre heures, vous m’écrivez à huit ; moi qui me couche à sept, j’étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre lettre m’est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier car on l’a renvoyé sans réponse. Comme j’étais en train de vous lire et d’admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours à huit heures) lequel ami se lève ordinairement à deux heures de l’après midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des Débats où l’on s’efforce ce matin même de me faire un tort commercial de quelques douzaines d’exemplaires. En vertu de quoi, j’ai essuyé mon rasoir dessus. J’irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je vous aurais remerciée sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. » Tout le monde est fou mais c’est tellement euphorisant qu’Alfred souhaite éterniser cette effervescence des sentiments, ce bouleversement amoureux : « Que Dieu vous conserve en joie vous et votre progéniture jusqu’à la vingt et unième génération. » s’enthousiasme-t-il.

Pour éclairer ce premier échange épistolaire entre Alfred et George, je reprendrai la proposition de Jacques Lacan, développée dans son séminaire Les non-dupes errent, 1973-74, selon laquelle : « L’amour est la métaphore d’un événement – celui de la rencontre entre un homme et une femme – événement qui est un dire. » Ce dire n’est autre que la déclaration que fait ici Alfred et la réponse que lui fera George. Ce dire marque un avant et un après, propre à l’événement. Pierre Bruno dans son séminaire sur l’amour expliquera ainsi les choses. « Sans ce dire qui marque un avant et un après, soit la définition de l’événement, vous pouvez coucher avec mille et trois femmes, ce n’est pas de l’amour. L’amour en ce sens, par ce dire, est bien la métaphore de quelque chose qui vient à l’être. Ce dire ne transforme pas l’étant en être, mais le non-étant en l’être. »

Ainsi, avant ce dire, l’amour n’existe pas : « non-étant », et après ce dire, ces déclarations, il y a avènement de l’amour : « l’être ». Point d’amour sans ce dire. L’homophonie me semble intéressante « l’être et lettre » pour poursuivre mon propos.

Je reviens donc à la lecture de ces lettres pour y traquer ce « il n’y a pas de rapport sexuel », que vous me demandez d’éclairer. Comme je l’avais relevé Alfred aimera à la fois cet homme de génie, George ce frère de lettre et se laissera aimer comme un enfant par la femme aimante et maternante. Il s’en étonnera cependant, et des lettres plus tardives nous apprennent que Musset en fera la cause de leur rupture. Je reviendrai sur ce point par la suite.

George l’aimera comme son petit frère chéri, son cher enfant, poète si talentueux : « Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d’être gaie et tranquille… Pauvre ange comment auras- tu passé la nuit ? J’espère que la fatigue t’aura forcé de dormir. Sois sage et prudent et bon comme tu me l’as promis. Écris-moi de toutes les villes où tu coucheras … Moi je t’écrirai à Genève ou à Turin selon la route que tu prendras et dont tu m’informeras de Milan. Adieu, adieu mon ange que Dieu te protège, te conduise et te ramène un jour ici, si j’y suis. Dans tous les cas, certes je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors ! Comme nous nous aimerons bien ! N’est-ce pas, n’est-ce pas mon petit frère, mon joli enfant ? Ah, qui te soignera et qui soignerai-je ? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrai-je prendre soin désormais ? Comment me passerai-je du bien et du mal que tu me faisais ? Puisses- tu oublier les souffrances que je t’ai causées et ne te rappeler que les bons jours ! Le dernier surtout qui me laissera un baume dans le cœur et en soulagera la blessure. Adieu mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George. »

Leur relation sera studieuse, houleuse, passionnée, agrémentée de trahisons et de ruptures. Pour la petite histoire, lors de leur séjour à Venise Musset courut les grisettes pendant que George Sand était malade, laquelle, une fois guérie trompa Musset, malade à son tour, avec son médecin Pietro Pagello.

Cependant, ne doutant jamais de la qualité littéraire de leurs échanges épistolaires, et ne renonçant jamais au souhait d’être célèbre, George Sand rassemblera les lettres après leur rupture et les confiera à un ami pour qu’elles soient publiées après sa mort : « à propos de cela, je t’ai écrit une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que j’ai l’intention de publier dans la Revue si cela ne te contrarie pas. Je te l’enverrai et si tu ne trouves rien à redire, tu la donneras à Buloz. Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n’ai pas besoin de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits passés, présents et futurs. »

Les amants se sont éteints mais les lettres restent, transmettant la force vive de leur amour tumultueux, aussi loin et aussi longtemps que leur correspondance se propage et ceci pour notre plus grand plaisir de lecteur. Au tout début de leur relation, prélude de leur amour, Alfred de Musset écrira :

« Te voilà revenu dans mes nuits étoilées,
Bel ange aux yeux d’azur, aux paupières voilées,
Amour, mon bien suprême, et que j’avais perdu.
J’ai cru, pendant trois ans te vaincre et te maudire
Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire,
Au chevet de mon lit te voilà revenu.
Et bien deux mots de toi m’ont fait le roi du monde.
Mets ta main sur mon cœur – sa blessure est profonde –
Elargis-la, bel ange, et qu’il en soit brisé
Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse,
N’a dans deux yeux plus noirs bu ta céleste ivresse –
Nul sur un plus beau front ne t’a jamais baisé. »

(Fait au bain, jeudi soir, 2 Aout 1833)|]

Après leur rupture, George Sand avouera sa douleur :

« Ange mort, amour funeste, ô mon destin
Sous la figure d’un enfant blond et délicat
ô mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus
Belle tête je ne te verrai plus t’incliner
Sur moi et te voiler d’une douce langueur
Adieux mes cheveux blonds, mes blanches épaules
Tout ce que j’aimais tout ce qui était à moi. »

L’amour eut lieu entre cet homme et cette femme. Elle l’a aimé cet enfant imprévisible et talentueux ; il s’est laissé aimer, il a loué cette maîtresse femme, frère de lettre et homme de génie. Éclairée par l’enseignement de Lacan où la question de l’amour est centrale, et à partir de la lecture du séminaire Encore, leçon du 16 Janvier 1973, j’avancerai ceci : la correspondance d’Alfred de Musset et de George Sand témoigne de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, même au plus vif de leur amour. Je m’explique.

Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel est une formule, on ne peut plus hétérodoxe dans le domaine de l’amour. Et c’est lors de la leçon du 16 janvier 1973 que Lacan va se questionner sur l’incidence du non rapport sexuel sur l’amour. C’est sur ce point que je vais m’arrêter. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, cela veut dire qu’il n’y a pas d’acte sexuel au sens de « juste rapport » ; c’est à dire énonce Lacan « une relation définissable comme telle entre le signe du mâle et celui de la femelle. ». Pas de relation définissable donc, et pour faire saisir son énoncé Lacan citera l’extrait d’un poème d’Antoine Tudal :

« Entre l’homme et l’amour

Il y a la femme

Entre l’homme et la femme

Il y a un monde

Entre l’homme et le monde

Il y a un mur. »

Lacan – citant Tudal – donne un ordre différent dans l’énoncé :

« Entre l’homme et la femme

Il y a l’amour

Entre l’homme et l’amour

Il y a un monde

Entre l’homme et le monde

Il y a un mur »

Pour Tudal l’homme vise l’amour ; pour Lacan, l’homme vise la femme. Cette femme est une altérité radicale, absolument autre et inconnue, que Freud nomma « continent noir » et Lacan « le féminin ». Quant au mur, il n’est autre que le mur du langage, sachant que si le langage approche sa cible, il ne peut que la rater. Nous savons que le sujet est ce que représente un signifiant auprès d’un autre signifiant. Dans ce rapport d’un signifiant auprès d’un autre signifiant, le signifiant S2 qui suit le premier signifiant S1, ne saura jamais valoir comme savoir absolu. Le savoir est troué et ce qui fait trou c’est l’objet a. D’où l’écriture de l’amour par Lacan, amur, puis (a)mur, c’est à dire que l’objet a fait trou dans le savoir.

Mais, nous pouvons dire aussi, que ce qui se dresse comme un mur c’est la castration. L’amour a pour enjeu la castration. Consentir à la castration, en déjouant, et en renonçant au fantasme qui donne l’illusion de l’amour, c’est la condition même de l’amour. Comme par exemple le fantasme de sauver une jeune fille pauvre, ou bien de soutenir le père, sont des fantasmes qui n’ont rien à voir avec l’amour, mais en donne l’illusion. Ou bien encore, faire consister un fantasme incestueux comme en témoigne la correspondance d’Alfred de Musset et George Sand. Nous sommes en 1835, et nous découvrons ici combien la pertinence de l’artiste, lecteur des Tragédies grecques, devance le psychanalyste Freud.

« Je puis embrasser une fille galeuse et ivre, mais je ne puis embrasser ma mère. … Adieu, George, je vous aime comme un enfant. » « Pauvre George ! Pauvre chère enfant ! Tu t’étais trompée ; tu t’es crue ma maîtresse, tu n’étais que ma mère ; le ciel nous a fait l’un pour l’autre ; nos intelligences dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes, elles ont volé l’une vers l’autre ; Mais l’étreinte a été trop forte ; c’est un inceste que nous commettions. ».

George Sand en conviendra, mais tournera les choses à sa façon : « tu as raison, notre embrassement était un inceste, mais nous ne le savions pas, nous nous jetions innocemment et sincèrement dans le sein l’un de l’autre. Eh bien ! Avons nous un seul souvenir de ces étreintes, qui ne soit chaste et saint ? Tu m’as reproché dans un jour de fièvre et de délire de n’avoir jamais su te donner les plaisirs de l’amour, j’en ai pleuré alors et maintenant j’en suis bien aise qu’il y ait quelque chose de vrai dans ce reproche. Je suis bien aise que ces plaisirs aient été plus austères, plus voilés que ceux que tu retrouveras ailleurs. Au moins tu ne te souviendras pas de moi dans les bras d’une autre femme. »

Faire consister l’inceste et démentir l’interdit, c’est ne pas consentir à la castration et mettre en échec l’amour. Car l’assumer, cet amour, impliquerait de supporter au delà du fantasme, une jouissance dans ce qu’elle a d’inconnu et à d’insymbolisable. Autre forme, autre déclinaison de ce non rapport sexuel.

Dans Encore, 21 novembre 1972 Lacan avance que « l’amour c’est faire un », mais précisera par la suite que l’impuissance de l’amour est liée à « l’ignorance d’être le désir d’être un ». La levée d’une telle ignorance permettrait de rendre à l’amour sa puissance.

L’amour serait 1 +1= un, dans le sens où deux sujets désirent devenir un être unique, ce qui permet de dire que le un de l’amour vient de deux.

Quant au rapport sexuel, s’il existait il aboutirait à du 1, mais comme résultante de trois termes, c’est-à-dire : deux variables distinctes différentes (masculin, féminin) et d’un connecteur qui serait de l’ordre de l’union ou de l’intersection.

L’amour est une impuissante tentative à faire un, articulé à l’inexistence du rapport sexuel. Cette articulation aura pour nom « suppléance ». Suppléer signifie « venir à la place » mais aussi « compléter » une fonction inexistante. Ce qui supplée – à ce qui n’existe pas, le rapport sexuel – c’est l’amour .

Mais revenons à l’énoncé de Lacan, que l’homme tente d’accéder à la femme, un mur se dresse entre elle et lui, et ce mur c’est l’amour. Lacan lors d’une séance de son séminaire Le savoir du psychanalyste, 3 février 1972 avancera que : « …la lettre d’amour est ce qu’il y a de mieux dans ce curieux élan qu’on appelle l’amour, lettre qui peut prendre d’étranges formes ».

Si l’amour est mur, et la lettre est d’amour, la lettre serait ce mur de langage qui se dresse entre l’homme et la femme. Ce que nous dit autrement une lettre de George Sand :

« Calmons-nous, … calmons-nous ! calmons-nous ! A quoi jouons-nous ? Qu’avons-nous donc fait toutes ces années, avec ce papier blanc et bleu qui courait de Venise à Paris, de Paris à Venise, ce papier qui nous a fait nous rejoindre, qui a fait rejoindre ton corps et le mien, ta bouche et la mienne, tes cheveux et les miens, comme tu les réclamais tant, ces mots qui de nouveau les dénouent et les séparent ? Tout ce papier ! Tout ce papier ! Allons nous vivre sur du papier toute notre vie ? Toi, oui, Alfred tu es fait pour ça, moi, pas, je suis une femme. Mais quand tu seras seul, quand tu auras besoin de prier et de pleurer, tu penseras à ton Georges, à ton vrai camarade, à ton infirmière, à ton ami, à quelque chose de mieux que tout cela car le sentiment qui nous unit s’est formé de tant de choses qu’il ne peut se comparer à aucun autre. Le monde n’y comprendra jamais rien. Tant mieux, nous nous aimerons et nous nous moquerons de lui. »

Une question s’impose, la voici : la lettre d’amour serait elle un symptôme ? Essayons d’en trouver les indices.

La lettre s’écrit en l’absence de l’aimé (e), elle s’écrit lorsque l’amour et l’objet d’amour vient à manquer. Elle est objet adressé à l’absent. Elle évoque l’absent, et ranime imaginairement sa présence, tout en symbolisant son absence.

L’amant prendra soin de sa lettre d’amour, il choisira son support, sa matière, sa forme, son aspect, tant la couleur de son papier que celui de son encre. La calligraphie y sera soignée. Le billet sera parfumé, l’empreinte des doigts ou des lèvres y seront déposés, et parfois y seront joints une mèche de cheveux, une fleur, un coquillage. La lettre se fétichise, et fonctionne comme un fétiche, elle sera gardée précieusement dans un coin secret.

La lettre s’autorise ce que l’amant ne pourrait dire de vive voix, elle est impudique voire exhibitionniste. Elle est aveu, promesse, chantage, lamentation, menace. « Tout cela était donc un roman ? Oui, rien qu’un rêve, et moi seule, imbécile enfant que je suis, j’y marcherais de confiance et de bonne foi ! Et tu veux qu’après le réveil, quand je sais que l’un me désire et que l’autre m’abandonne en m’outrageant, je crois encore à l’amour sublime ? Non hélas, il n’y a rien de tel en ce monde et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu mon pauvre enfant. Ah ! Sans mes enfants à moi, comme je me jetterais dans la rivière avec plaisir ! »

Mais lorsque le souci littéraire domine, comme nous l’avons découvert chez George Sand et Alfred de Musset – l’écrivain accordant beaucoup de soin à son style, et ayant la pensée que ses lettres d’amour pourraient être lues par un plus large public – est-ce que ces lettres sont vraiment des lettres d’amour ? L’écrivain est-il amoureux ? Peut-il être amoureux avec un tel dessein ?

La lettre d’amour ne dit pas les choses de vive voix ; j’ajouterai qu’elle ne se remet pas en main propre. Celui qui écrit ne portera pas sa lettre : il convoquera un ambassadeur, un courtier, un facteur, un passeur. La lettre d’amour est contour détour mais arrivant à destination elle vient à la place de l’amant. La maîtresse la portera tout contre son cœur, tout contre son corps, la lettre vient comme métonymie du corps de l’amant.

Si la lettre est symptôme, comme lui, elle hériterait alors du caractère « pas tout » ? Et de la discordance féminine par rapport à l’universel ? Voyons cela. Nous savons que lorsque nous ponctuons une phrase, nous lui donnons une signification, une interprétation. C’est-à-dire que notre ponctuation fait passer d’une séquence littérale à une chaîne signifiante.

Par exemple : la séquence littérale « Montétatiguéritatou », devient si je ponctue une séquence signifiante « Mon thé tatie, guérit ta toux ». Cependant, si toute séquence signifiante est une séquence de lettres, en revanche « pas toute » séquence de lettres est une séquence signifiante. Par exemple : Tamtidédam est une séquence de lettres seulement.

Ce « pas tout » représente en quelque sorte le réel du symbolique : il y a un impossible propre au symbolique, sans aucune considération du caractère possible ou impossible de ce dont on parle. C’est ce reste qui permet de saisir en quoi la lettre se situe au cœur du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire, à la place que Lacan désigne comme celle de l’objet a. Comme dans cette expérience enfantine qui consiste à répéter du signifiant jusqu’à en faire une simple séquence littérale, « tamtidédam », vide de toute signifiance, et n’avoir plus pour finir que pure sonorité détaché de tout sens et pure jouissance rejoignant celle de lalangue que Lacan écrit en un seul mot pour y faire sentir quelque chose : « lalala, la lallation, à savoir que c’est un fait que très tôt l’être humain fait des lallations, il n’y a qu’à voir un bébé, l’entendre, et que peu à peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue, à part que c’est quelqu’un d’incarné , qui lui transmet lalangue. »

Ce qui s’entend et ce que fait entendre Lalangue c’est une jouissance hors sens, renvoyant à ce reste d’avant le sens, qui rappellerait ce temps premier d’illusion fusionnelle, faire un, harmonie idéale, où règnerait une jouissance toute, pleine, temps de l’illusion de l’existence d’un rapport sexuel.

Et pour en revenir à la lettre d’amour, ce que la lettre d’amour transmet et porte c’est un réel qui déborde, nous l’avons vu, le fantasme de chacun des partenaires. La lettre d’amour ne donne pas accès à cette jouissance mythique, et à ce temps tout aussi mythique d’une fusion totale avec cet Autre maternel, en un rapport sexuel qui aurait existé. Mais en ourlant et bordant ce « il n’y a pas de rapport sexuel » la lettre permet l’accès à une jouissance supplémentaire, jouissance autre, la lettre d’amour féminise. C’est-à-dire que la lettre d’amour rend sensible au lecteur la présence de ce qu’il n’y a pas.

Il n’y a pas d’harmonie naturelle et préétablie entre les sexes, comme on pourrait l’attendre par analogie avec l’instinct chez les animaux. Et si le contrat de mariage désigne le statut de l’époux et de l’épouse, il ne dit rien sur ce qu’il en est de l’être de la femme et de l’être de l’homme. Dans l’inconscient, le phallus est l’unique repère pour les deux sexes : La femme voudrait l’être sans l’avoir et l’homme pourrait l’avoir sans l’être. Cependant ce phallus qui est un repère, ne suffit pas à définir la sexuation d’un sujet. Dans son séminaire Encore, Lacan brossera les formules de la sexuation où, entre homme et femme, l’opposition essentielle est celle justement de ce qu’il n’y a pas, « pas tout phallique » ; c’est ce que la lettre d’amour recèle et transmet.

Voilà cher ami, jusqu’où cette lettre d’amour m’a conduite, non pas sur quelque chose de conclusif de plein et de fermé mais sur un ouvert.

Bien à vous, et reste dans l’attente de vous lire.

Florence Briolais

voir PDF Hirondelles Chantal Quillec

Chère amie,

Merci pour votre dernier courriel qui répond avec une grande précision à la question que je vous posais. Vous parvenez à connecter des points très délicats de l’élaboration lacanienne puisque vous articulez la question de l’amour dans son être de lettre avec les trois incidences du Réel que sont : le non-rapport sexuel, le défaut du Symbolique pointé par le Phallus et le pas-tout du féminin. C’est dire que vous touchez à l’essentiel. À cette aune mes contributions ne sont guère que variations autour de quelques mélismes quand vous donnez à notre tentative sa ligne mélodique.

Étrange musique qui s’ordonne sur la formule d’une triple absence, celle qui disjoint tous les être parlant et que la sexualité condense parce qu’elle ne convient pas au langage. Je me souviens que dans un autre travail, des plus imposant puisqu’il s’agit de votre Thèse de Doctorat, vous citez Mallarmé qualifiant les mystiques de « musiciennes du silence ». Sans doute vont-elles plus crûment que quiconque à cette inexistence qui motive leur union divine. Vous laissez apparaître dans votre missive que cette formule, parmi les plus inacceptables de Lacan : qu’il n’y a pas de rapport sexuel entre parlêtres, à se généraliser rejoint le drame de tous et la solitude de chacun. Mais vous montrez aussi qu’en ces lieux de l’inexistence où les illusions se dissolvent, chance est offerte au sujet de créer une existence.

Ainsi sur l’inexistence de La femme toute phallique, de la femme absolue, se peut rencontrer une femme pas-toute, qui existe dans l’altérité radicale. Ainsi sur l’impossible du rapport sexuel peut s’inventer le possible d’un nouvel amour. Votre lettre par sa probité de pensée trace ce passage rigoureux qui va d’une croyance clôturée à l’infini de l’Ouvert. Vous concluez par ce mot qui résonne bien au delà de sa connotation topologique. L’Ouvert laisse flotter sur votre envoi l’adorable bleu d’Hölderlin :

« En ce bleu adorable fleurit
avec son toit métallique, le clocher. Plane autour de lui
le cri des hirondelles, l’embrasse le bleu le plus émouvant »

Que l’amour puisse devenir un Ouvert, Lacan en traça la perspective le 24 juin 1964 lors de la conclusion du séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse où évoquant le désir de l’analyste il énonce :

« La seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre » Il y aurait tant à écrire sur cette phrase qu’il faut accepter ici le suspend de la lettre. Si le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire, la lettre d’amour ne cesse pas de s’écrire, tant que dure amour.

Ô ! lettre, suspend ton vol… suis-je tenté d’emprunter à une éternelle plume pour seulement évoquer la Vita Nova où Dante fait naitre Béatrice telle une agate-enfant, et pour ne citer qu’un fragment des poignantes Lettres à Poisson d’Or où Joë Bousquet, poète paralysé en son aura crépusculaire, écrivait à une éblouissante jeune fille : « Il faut une rencontre imprévue et que le monde soudain se présente sous une certaine incidence pour qu’un homme découvre toute l’étendue de la révélation »

Cette rencontre, nous le savons l’un est l’autre, est le miracle de l’amour. Votre ami. Michel Mesclier