Les démons de Gödel. Logique et folie.

7 juin 2008

Midi-Minuit des écrits de psychanalyse 2008

Lors de ce midi -minuit , avec cinq autres auteurs,Pierre Cassou-Noguès a été invité par l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan pour un débat public autour de son livre « Les démons de Gödel. Logique et folie ».Paris, 2007, Èd. du Seuil.voir

Présentation de l’ouvrage par Brigitte Gauthier

Gödel est logicien, il est aussi « fou », « aussi » et non « parce que », mais de cela nous en débattrons sans doute toute à l’heure. Fou et logicien donc, et même génial logicien puisque c’est lui qui formula au début des années 30, le théorème d’incomplétude qui représente, dites-vous, « un moment d’inflexion dans l’histoire intellectuelle », un moment philosophique comparable au cogito cartésien. C’est-à-dire qu’avec les théorèmes d’incomplétude, il s’agit d’une nouvelle formulation des limites de la pensée et de son rapport à une transcendance. D’où la portée philosophique des travaux logiques et du génie de Gödel qui est d’intégrer dans des énoncés logiques des thèmes philosophiques. Ainsi dans cet ouvrage vous prenez au sérieux la métaphysique « folle » de Gödel pour étudier son rapport à la logique, et la manière dont logique, philosophie et folie se nouent chez lui. En montrant comment ses angoisses et ses peurs non seulement s’expriment à travers les théorèmes d’incomplétude mais en sont aussi à l’origine. Et vous vous interrogez : Gödel est-il un fou habile qui dénature la philosophie et la logique pour y loger sa folie ? Peut-on saisir dans cet ordre théorique le point et la manière dont il déforme notre sens commun ?

Kurt Gödel est né en 1906 et a fait ses études à Vienne, où il donna l’essentiel de ses travaux de logique avant de s’exiler aux Etats-Unis en 1939. Là, il se consacra à des travaux philosophiques et pourtant ne publia presque rien de ces travaux, justifiant cette absence de publication par le fait qu’il n’avait pas pu obtenir le système rigoureux qu’il souhaitait, et que sa philosophie était contraire à « l’esprit du temps ». En fait sa philosophie témoignait de sa folie et il avait peur d’être pris pour un fou.

Au départ des travaux de Gödel il y a ceux d’Hilbert, un autre mathématicien, qui entendent donner un fondement aux mathématiques, en premier lieu en démontrant que l’arithmétique est dépourvue de contradictions. Mais ce que formalise Gödel par le théorème d’incomplétude est tout autre. L’idée majeure en étant qu’un système axiomatique pose des pbms qui n’y trouvent pas de solution et nécessite d’être complété par de nouveaux axiomes. De même ce système ne peut être à la fois cohérent et complet. S’il est cohérent, la cohérence de ses axiomes ne peut être prouvée au sein de ce système. En clair « il est impossible de formaliser la totalité de nos évidences », et aucun formalisme « ne peut saisir toute notre pensée abstraite ». Par cette assertion logique Gödel réintroduit l’incertitude, c’est-à-dire l’incomplétude dans le discours de la science et de la raison.

Le théorème de Gödel montre l’existence de propositions indécidables (c’est-à-dire ni démontrable ni réfutable) dans certains systèmes formels, et conduit à une alternative :

  • ou bien l’esprit humain est irréductible à une machine de Türing
  • ou bien il existe des propositions arithmétiques indécidables pour l’esprit humain

L’intérêt pour Gödel de cette alternative est que les deux termes s’opposent à la « philosophie matérialiste » que récuse Gödel :

  • s’il existe des pbms indécidables pour l’esprit humain, les objets mathématiques ont une vie autonome et il faut admettre un monde irréductible au monde sensible
  • le cerveau humain est une machine de Türing mais si l’esprit humain surpasse tte machine, son fonctionnement est irréductible au mécanisme du cerveau et révèle une autre réalité irréductible au monde sensible, une âme en quelque sorte.

le théorème vient pointer ce qui est essentiel pour Gödel, à savoir l’impossibilité de se passer d’un objet non-matériel. Ainsi il s’oppose au matérialisme, et affirme sa vision théologique du monde dans laquelle tout à un sens et une raison, Dieu ayant créé de tous les mondes possibles le meilleur.

Les théorèmes de 1931 n’excluent pas que l’esprit humain soit une machine avec un programme dont elle ne pourrait pas reconnaître le bien-fondé, mais en ajoutant un axiome philosophique qui concerne la réflexivité de l’esprit et sa capacité à reconnaître la vérité, Gödel entend « prouver » l’irréductibilité de l’esprit humain à une machine.

A partir de là, vous allez reconstituer la métaphysique fantastique de Gödel qui s’organise comme un système logiquement cohérent.

Cette métaphysique s’appuie sur la science dont elle doit prendre la forme et sur une religiosité fantastique dans laquelle cohabitent les anges et les démons, puisque pour lui il existe « d’autres mondes et d’autres êtres rationnels d’une espèce différente et plus élevée [que l’espèce humaine] » .Ainsi en ajoutant aux théorèmes des principes philosophiques plausibles, ou en tout cas appartenant à la tradition philosophique, Gödel en tire des preuves pour justifier l’hypothèse de l’existence du diable, en démontrant que le mal est ce qui échappe à toute axiomatique.

Par sa métaphysique Gödel exprime ses peurs et en même temps tente de les circonscrire. Il a peur des petites choses, de cet infiniment petit que nous ne connaissons pas et qui passe inaperçu, et en fait la base d’une monadologie d’inspiration leibnizienne. La peur des petites choses se retrouve aussi dans le monde de l’esprit : comment en effet être certain que nos pensées qui dépendent du développement autonome de pensées inaperçues sont bien « nos » pensées ? Comment être certain que c’est bien « moi » qui pense, et non quelqu’un d’autre, un double qui aurait pris « ma » place ? Certes Dieu règle le monde pour le mieux, néanmoins la création comporte des brèches par lesquelles la folie, ou le démon, pourrait bien envahir l’esprit, et Gödel a très peur de devenir « fou ».

Enfin il y a la question du temps qui, d’une certaine façon, rejoint celle du double. L’univers est composé de monades qui ne sont pas dans le temps, et ce dernier n’a pas de réalité objective. Autrement dit le monde n’est pas en devenir, et le passé ne disparaît pas, il est quelque part dans une région de l’univers, au même titre qu’un pays lointain. Voyager dans le temps pourrait donc être possible. A côté de cette immobilité du temps, Gödel constate que si la forme de notre pensée nous permet de compter indéfiniment nous ne pouvons pas pour autant atteindre l’infini, par contre nous pouvons imaginer des esprits vivants dans des temps infinis et imaginer l’existence de temps différents du nôtre, un temps bidimensionnel par exemple. Dans ce cas quelle forme prendrait alors notre pensée, et que deviendrait la causalité linéaire qui nous est habituelle ? Mais si la causalité est une relation logique entre les concepts définissants les monades et leurs actions elle pourrait tout aussi bien s’exprimer dans une série simultanée et nos actions être à la fois consécutives et simultanées ………

Je terminerais la présentation beaucoup trop rapide de votre livre, un livre dense et riche, par une question demeurée sans réponse : pour qui Kurt Gödel a-t’il loué une seconde chambre au Palace Hôtel, à Paris, en décembre 1935 ? Pour ceux qui n’auraient pas lu votre livre je résume brièvement : à l’automne 1935 Gödel fait une série de conférences aux Etats-Unis, en proie à une crise il rentre précipitamment et fait escale à Paris d’où il téléphone à son frère de venir le chercher. Or il semble bien que son frère, Rudolf, ne soit pas venu le rejoindre à Paris, cependant Gödel a loué deux chambres. Pour qui était la seconde ? Entendait-il y loger un double qui le poursuivait depuis Princeton ? A cette question il n’y a pas de réponse univoque, dites-vous, ……….. un reste d’indécidable ? ………..

Réponse de Pierre Cassou-Noguès

Je vous remercie de me permettre de discuter de ces travaux dans un contexte qui est un peu inhabituel pour moi puisque je suis historien et philosophe des sciences, effectivement la question de la chambre de 1935 est une question que je me suis posé par jeu, vous en avez rappelé les circonstances, c’est la première fois que se manifeste cette folie de Gödel. Plus largement ce qui m’a intéressé dans ce travail c’est d’essayer d’interroger l’unité qu’il pouvait y avoir entre les travaux logiques de Gödel et sa folie, alors pas tant dans la recherche d’un rapport causal, est-ce que c’est la logique qui rend Gödel fou ou est-ce que c’est au contraire sa folie qui lui permet de démontrer ses résultats logiques mais en deçà de cette question d’un rapport causal essayer de mettre en évidence un rapport d’expression de la folie dans la logique, à savoir qu’on peut retrouver dans la logique de Gödel et dans la philosophie par laquelle Gödel tente de l’envelopper, on peut retrouver certains éléments de ses troubles de la vie quotidienne. C’est pour ça aussi que je mets toujours folie entre guillemets, à savoir je n’ai pas du tout cherché à essayer de trouver un diagnostic pour les troubles de Gödel, mais simplement je dis folie parce que Gödel est l’un de ces personnages que l’on dit fou. Parmi ces comportements il y en a qui relèveraient de l’excentricité, Gödel a, par exemple, peur des frigidaires, il est persuadé que des gaz s’échappent des frigidaires, qui sont nocifs, c’est au point que les Gödel sont célèbres parmi les revendeurs d’électroménager des environs de Princeton car ils changent de frigidaires très fréquemment. Des troubles excentriques, des troubles plus graves puisqu’il y a cette peur d’être empoisonné, qui commence juste après cette crise de 1936, Gödel est persuadé qu’on veut l’empoisonné et c’est sa femme, Adèle, qui commence à goûter ses plats, puis elle continuera à goûter ses plats tout au long de leur vie et finalement Gödel meurt au début de l’année 1978 après qu’Adèle ait été hospitalisée pendant tout l’automne, elle n’avait donc pas pu continuer à goûter ses plats et Gödel va en fait arrêter de s’alimenter. Donc d’un homme qui évite de s’approcher d’un réfrigérateur à cause des gaz on dira qu’il est fou, en un sens très vague, et c’est ce sens vague que je reprends, comme un on dit d’une série de comportement qui dans le sens le plus vague mérite ce qualificatif de fou. Ce qui m’a intéressé c’est d’essayer de voir quel rapport il pouvait y avoir entre ces troubles, cette folie entre guillemets, et son travail logique, son travail logique et son travail philosophique. Il y a vraiment deux pans dans l’œuvre de Gödel. Son premier résultat logique date de 1929, il a alors 24 ans si je me souviens bien, et on sait maintenant que tous ses résultas logiques sont découverts entre 1929 et 1939, y compris des résultats qu’il publiera bien après. Son résultat le plus célèbre est le théorème d’incomplétude de 1931 ; en 1939 Gödel quitte Vienne et l’Autriche pour s’installer aux Etats-Unis à cause de la guerre. Aux Etats-Unis il va continuer la logique jusqu’en 1942 mais il ne découvrira plus de nouveau résultat logique. Son seul résultat scientifique est en physique et il est motivé par des considérations philosophiques, c’est un résultat qui concerne le voyage dans le temps. Gödel montre qu’on peut construire des univers qui vérifient les lois de la théorie de la relativité générale et dans lesquels le voyage dans le temps est possible. Donc cela montre que le voyage dans le temps n’est pas absurde dans la théorie de la relativité, c’est un résultat qui est motivé par des considérations philosophiques, Gödel veut montrer que le temps n’a pas de réalité dans l’univers, qu’il n’est qu’une forme subjective d’appréhension de l’univers et c’est également un cadeau d’anniversaire pour le soixante-dixième anniversaire d’Einstein. Gödel et Einstein sont très amis et Gödel va à la petite fête qui est organisé pour l’anniversaire d’Einstein avec ce résultat qui, évidemment, est bien embarrassant pour Einstein de savoir que les lois de la théorie de la relativité générale autorisent le voyage dans le temps. C’est un résultat scientifique très ponctuel ; et pour la plus grande partie de son temps, que fait Gödel aux Etats-Unis ? Jusqu’à sa mort en 1978, pendant donc presque quarante ans, Gödel se consacre à une philosophie bizarre, avec des thèses que l’on peut dire folles. Gödel est donc persuadé de l’existence des anges, des démons, de toute une série d’esprits rationnels non humains, il a cette idée qu’il entend justifier par le théorème d’incomplétude que nous vivrons après notre mort dans des mondes parallèles, toute une série de thèses au moins bizarres. Et ce que j’ai essayé de montrer c’est que ces thèses, cette philosophie bizarre, font une médiation entre ses troubles dans la vie quotidienne et sa logique. C’est-à-dire que l’on retrouve de façon plus explicite et visible dans cette philosophie bizarre des éléments qui s’expriment ensuite aussi bien dans ses troubles que dans sa logique. Alors cette philosophie bizarre, essentiellement, se trouve dans les archives de Gödel conservées à l’université de Princeton. Gödel a en fait très peu publié de philosophie en particulier avec cette idée, en fait parce que Gödel avait bien conscience que sa philosophie était bizarre, était dit-il « contraire à l’esprit du temps » et que s’il la publiait on le prendrait pour un fou et que cela nuirait à sa réputation de logicien. C’est assez discutable parce que sans doute cette philosophie était discutable mais Gödel pouvait publier ce qu’il voulait en philosophie, ses théorèmes logiques étaient démontrés et personne n’aurait remis en cause les théorèmes logiques. Les archives de Gödel contiennent toute une série de papier, Gödel n’a vraiment rien détruit et on retrouve des papiers personnels et complètement anecdotiques comme des relevés de température, Gödel a une époque prenait sa température plusieurs fois par jour, il notait et gardait tous ses relevés de températures. Mais on trouve aussi plus intéressants des cahiers philosophiques, qui sont une sorte de journal que Gödel a tenu dans cette période clé où il passe de la logique à la philosophie entre 1940 et 1946. Ce sont ces papiers que j’ai étudié, qui ne sont pas toujours lisibles parce que toute une partie de ces papiers est écrite en Gabelsberger, qui une méthode sténographique qu’apprenait les élèves germanophones au début du XIXème siècle et que Gödel utilisait parce que peut-être il allait plus vite en écrivant en Gabelsberger qu’en écrivant allemand, mais c’était une façon d’être certain qu’un collègue qui lirait par dessus son épaule ou qui trouverait un cahier ouvert sur le bureau ne comprendrait pas un mot de ce qui s’y trouve. Alors comment cette philosophie fait-elle la médiation entre ses troubles et sa logique ? On peut prendre comme premier exemple sa monadologie. Gödel a fondé une monadologie inspirée de Leibniz, c’est-à-dire une monadologie dans laquelle les choses visibles sont faites de choses, d’éléments infinitésimaux qui ont une vie propre, les monades. Ce thème justement on le retrouve dans les troubles de Gödel qui a, dans toute une série de domaines, peur de cette réalité invisible qui se trouverait sous le visible. On retrouve cette idée aussi bien dans l’hypocondrie de Gödel que justement dans sa peur de toutes sortes de gaz qui seraient dans l’atmosphère et se développeraient lentement, il y a le gaz du frigidaire, du chauffage central ………. Cette peur des petites choses dans la vie, elle se retrouve dans la monadologie puisque dans la monadologie les choses sont effectivement constituées d’éléments infinitésimaux mais elles se retrouvent avec comme un aspect rassurant parce que dans le cas de la monadologie c’est Dieu qui a réglé la vie des choses, et l’a réglée de telle sorte que ces choses se développent harmonieusement, donc jamais ces petites choses ne constituent un chaos. Donc un retrouve là un élément des troubles mais repris dans un cadre plus rassurant. Un autre exemple ça serait la façon dont Gödel, pour le dire très vite, semble entendre, tirée du théorème d’incomplétude, la possibilité du diable. En fait le diable ici c’est un diable des philosophes, on parle d’un dieu des philosophes, qui serait au contraire du dieu cartésien qui établit la vérité de mes idées claires et distinctes, ce serait un diable qui justement me donnerait de fausses évidences. En fait, l’idée de Gödel est que, comme on sait que Descartes dans la première méditation métaphysique commence par imaginer un malin génie qui me tromperait, donnerait de fausses évidences, des illusions et puis au fur et à mesure des méditations, notamment dans la troisième, Descartes écarte ce malin génie par un raisonnement et grâce à ce dieu véridique. Et l’idée de Gödel est que le théorème d’incomplétude interdit ce recours au dieu véridique et donc interdit d’écarter entièrement la possibilité de ce mauvais génie. Donc il faut, après le théorème d’incomplétude pour Gödel conserver cette hypothèse en un malin génie qui me donnerait de fausses évidences. Ici on voit bien, on peut retrouver cette idée d’un être qui donnerait de fausses évidences dans les troubles de Gödel ; Gödel a peur d’avoir été hypnotisé et d’agir à son insu, c’est cette même peur que Gödel entend établir à partir du théorème d’incomplétude. C’est bien la peur d’un être qui l’influencerait, cette peur elle se trouve dans sa vie quotidienne et elle se trouve dans l’interprétation que Gödel donne lui-même du théorème d’incomplétude. C’est bien un exemple de l’unité entre les troubles de Gödel et sa logique, c’est cette unité que j’ai essayé de mettre en évidence, ce rapport d’expression entre la logique de Gödel et ses troubles. Gödel a toute une série d’interprétations de sont théorème d’incomplétude, en même temps, pour revenir à votre question sur la métaphysique de Gödel « est-ce que dans sa métaphysique Gödel ne tenterait pas de faire, contrairement à ce que semble montrer le théorème d’incomplétude, un système cohérent et complet ? », Gödel va tout au long de sa vie essayer en fait de surmonter l’incomplétude, qu’il a lui-même établie, c’est-à-dire de montrer que la pensée humaine peut, en effet, obtenir un système qui soit à la fois consistant et complet. Comment cela ? Il n’y a pas de contradiction entre ces deux aspects, c’est que le théorème d’incomplétude s’applique à des systèmes qui ont des caractéristiques, c’est-à-dire c’est un système susceptible d’exprimer l’arithmétique élémentaire mais exprimé dans le calcul du premier ordre, et pour le dire mieux un système tel qu’une machine de Turing puisse reconnaître chacun des axiomes. Et l’idée de Gödel que l’on va pouvoir formuler des axiomes tels qu’aucune machine de Türing ne pourra les comprendre. Pour le dire autrement le théorème d’incomplétude dit que si l’esprit est une machine de Türing alors il y a des propositions indécidables pour l’esprit humain, et ce que va essayer de montrer Gödel dans sa métaphysique, c’est que justement l’esprit n’est pas une machine de Türing et qu’il y a possibilité de produire des axiomes tels qu’une machine de Türing ne puisse pas suivre ces axiomes et alors à partir de ces axiomes d’obtenir un système complet. Il y a effectivement, sans contradiction, la tentative par Gödel de surmonter cette incomplétude qu’il a d’abord établi et de viser comme une sorte d’idéal un système qui soit à la fois consistant et complet.

Discussion avec la salle :

Jacques Podjelski : je voudrais que vous nous parliez d’un passage qui m’a beaucoup intéressé, c’est celui des paradoxes, de la vision qu’à Gödel des différents paradoxes, ça nous intéresse beaucoup pour travailler les paradoxes logiques. Il en distinguerait trois, si j’ai bien suivi, le paradoxe sémantique, le paradoxe du menteur, le paradoxe extensionnel qui est le paradoxe de Russel, en gros le catalogue de tous les catalogues qui ne s’appartiennent pas, et le troisième paradoxe qui serait sui generis, ce paradoxe intentionnel qu’il décrit à partir du concept et pour démarrer les choses je cite cette phrase de Gödel que vous avez vous-même relevée « Je ne fais pas un usage autoréférentiel du concept d’esprit humain » que j’ai trouvée à la fois riche et énigmatique.

Pierre Cassou-Noguès : Oui, cette phrase est effectivement énigmatique ; Gödel distingue trois types de paradoxe, les paradoxes qu’il dit extensionnels qui concernent l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, les paradoxes intentionnels qui concernent non plus les ensembles mais les propriétés ou les concepts qui définissent un ensemble, par exemple le concept « être vert » définit un ensemble, l’ensemble des objets qui sont verts, le concept « être un nombre pair » définit un ensemble …. , il y a apparemment une sorte d’équivalence entre le concept et l’ensemble et donc on peut traduire le paradoxe de Russel sur les ensembles qui n’appartiennent pas à eux-mêmes en un paradoxe sur les concepts, i s’agit des concepts qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes. …. on peut dire que le concept « difficile » s’applique à lui-même parce qu’il est difficile de savoir ce qui est difficile, en revanche le concept « facile » ne s’appliquerait pas à lui-même parce qu’il n’est pas facile de savoir ce qui est facile. Parmi les concepts il y en a qui s’appliquent à eux-mêmes d’autres qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes ; on peut former le concept des concepts qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes et on a un paradoxe. Pour Gödel les paradoxes extensionnels ont été résolus par la théorie des ….. de Russel, les paradoxes intentionnels n’ont pas été résolus. Pourquoi ? parce que la résolution qu’on a donnée des paradoxes extensionnels passe par une sorte de hiérarchisation des objets, les objets sont répartis en une différence de niveaux, les ensembles sont réparties en une différence de niveaux de sorte qu’aucun ensemble ne puisse appartenir à lui-même, alors que pour Gödel on ne peut pas transposer cette hiérarchie du côté des concepts parce qu’il faut qu’un concept puisse s’appliquer à lui-même, par exemple « être un concept » c’est un concept ; il faut que les concepts puissent s’appliquer à eux-mêmes et donc accepter du côté des concepts des sortes de cercles que l’on ne trouve pas du côté des ensembles. Mais les paradoxes extensionnels et les paradoxes intentionnels sont néanmoins pour Gödel de véritables paradoxes. Et puis Gödel distingue les paradoxes épistémologiques qui concernent le langage, et parmi ces paradoxes épistémologiques ou sémantiques il y a le paradoxe du menteur, effectivement, que Gödel ne considère pas comme un véritable paradoxe, voilà sur ce plan il n’y a évidemment aucune concordance avec l’analyse que fait Lacan du paradoxe du menteur, cependant si je lis bien, Lacan qui veut justement que son analyse du paradoxe du menteur ne se retrouve pas en logique et que justement la logique ne réussisse pas à exprimer cette sorte de clivage qu’il fait apparaître dans le sujet du paradoxe du menteur, cette non concordance est assez normale …….

Question : J’aimerais bien savoir comment à partir … Gödel arrive à démontrer l’existence du diable parce que si ma mémoire est bonne le théorème d’incomplétude …

Ramon Ramondez : ce n’est pas vraiment sur le même sujet mais la thèse de votre livre pose la question des liens entre ce que vous avez appelé la folie de Gödel et son système logique, ma question c’est parce que vous parlez aussi d’autre logicien, Post et même Türing, et aussi des mathématiciens, Mach, ma question c’est ce lien entre la folie et la logique, un lien qui se pose au-delà du personnage de Gödel ?

Pierre Cassou-Noguès :Sur le diable, quel est le raisonnement de Gödel ? Il part du raisonnement de Descartes dans les Méditations métaphysiques, que fait Descartes ? Il imagine un malin génie qui lui donnerait de fausses évidences, puis il s’aperçoit qu’il pense donc qu’il est, ça fait « je pense donc je suis », ça fait une première vérité, puis il a l’idée d’un être parfait, que cette idée d’un être parfait lui qui n’est pas parfait il ne peut pas l’avoir créée, il faut donc qu’il existe un être parfait qui lui ait mis cette idée dans la tête, et c’est Dieu, et ce Dieu qui est parfait donc tout-puissant ne peut pas le laisser être trompé. Donc conclusion de Descartes il n’y a pas de malin génie, on peut écarter l’hypothèse que l’on avait fait dans un premier temps. Quel est maintenant le coin de Gödel à partir de ce raisonnement de Descartes ? c’est qu’on a un moyen absolument sûr de raisonner, ce moyen de raisonner c’est le formalisme. A savoir quand on a un langage qui est déterminé par des règles explicites, j’ai des règles qui me disent comment aligner des symboles pour déduire une formule d’une autre, donc je peux avoir devant les yeux tous les symboles, je vérifie que j’ai vérifié les règles de ma déduction logiques, je les ai sous les yeux je ne peux pas me tromper. Mais ce formalisme, ça c’est le théorème d’incomplétude rigoureusement, si ce formalisme est susceptible d’exprimer l’arithmétique élémentaire alors il est ou bien inconsistant ou bien incomplet. Donc l’homme, l’esprit humain est confronté à cette difficulté, que d’un côté il a cette sorte d’idéal, d’absolu d’avoir une connaissance complète et qu’en même temps le raisonnement qui est sûr est toujours incomplet. Et Dieu ne peut rien, selon Gödel, sur le terrain de l’incomplétude. Dieu ne peut pas rien changer ce fait qu’un formalisme qui exprime l’arithmétique élémentaire comporte des propositions indécidables. Donc l’esprit humain, et Dieu n’y peut rien, a besoin d’évidences hors de ce raisonnement sûr, et ces évidences rien ne permet de d’assurer que ce n’est pas un mail génie qui les lui donnerait, qui le tromperait. Evidemment, c’est une interprétation du théorème d’incomplétude qui est bizarre, on peut pas dire qu’elle soit fausse, il n’y a pas d’erreurs au sens où on peut reprocher à certains philosophes de s’être trompé en lisant le théorème d’incomplétude, Gödel ne s’est pas trompé il en fait une interprétation bizarre et qui nous semble non pertinente. Pourquoi est-elle non pertinente ? Parce qu’on se dit que le théorème d’incomplétude n’a rien à voir avec le diable, ou pour le dire de manière plus neutre, avec le malin génie. Alors d’où vient cette impertinence ? Elle vient de ce que Gödel associe le théorème d’incomplétude à des principes qui nous semblent non pertinents pour interpréter le théorème d’incomplétude, et c’est pour une part, en cela que consiste cette folie de Gödel dans sa philosophie, c’est d’associer justement les théorèmes logiques à des principes qui semblent décalés. Le théorème d’incomplétude pose des questions philosophiques mais on se dit que ce n’est pas celle du diable, il y a un décalage de Gödel qui applique son théorème d’incomplétude à des situations qui nous semblent non pertinentes. Mais le cas de Gödel pose aussi une question en miroir. C’est-à-dire que nous quand nous parlons du théorème d’incomplétude ou ce qui fait l’intérêt du théorème d’incomplétude c’est simplement de la logique pure ou bien c’est aussi une façon de l’interpréter, que Gödel aurait jugé décalée parce que pour Gödel, quand il regarde la philosophie du temps, de l’esprit du temps, il est frappé par son matérialisme et il critique ce matérialisme et lui au contraire veut une métaphysique un peu fantastique. Ce que j’essaie de montrer par cet effet de miroir c’est que notre logique en quelque sorte, notre philosophie de notre logique et ce qui fait l’intérêt pour nous des notions c’est également une sorte d’imaginaire, qu’il nous est plus difficile de voir, je dis imaginaire en un sens totalement neutre, comme on parle de l’imaginaire littéraire, une sorte d’imaginaire qu’il nous est plus difficile de voir justement parce que nous y participons. En revanche quand nous avons des « logiciens fous », j’ai étudié Gödel et puis dans une digression le cas d’Emile Post, justement cet imaginaire qui fait pour eux l’intérêt des théorèmes logiques et bien il nous apparaît fou justement parce que nous n’y participons pas. C’est aussi le cas d’Emile Post, qui est un autre logicien que l’on peut dire fou, mais alors fou en un sens beaucoup plus habituel, et puis Post est interné très régulièrement et il meurt d’une crise cardiaque suite à un traitement par électrochocs. Post tout au long de la deuxième partie de sa carrière a tenu un journal logique et philosophique et on peut suivre au jour le jour de travail de Post, ce que l’on ne peut pas vraiment faire pour Gödel, on voit dans le cas de Post qu’il y a des thèmes qui systématiquement pratiquement, des thèmes qui ont une motivation logique c’est-à-dire qu’il n’est pas absurde de s’intéresser à ça, mais en même temps des thèmes qui le conduisent à des crise de façon presque systématique, et donc dans le cas de Prost on a vraiment l’impression qu’il utilise la logique comme une sorte de prétexte pour parler de ce qu’il sait qu’il doit éviter. Il y a bien un contexte, en un sens très large, imaginaire qui fait pour lui l’intérêt d’un théorème logique. Pourquoi il s’intéresse à certains théorèmes logiques ? Et bien parce que ça lui permet de discuter de certains thèmes qui le fascinent par ailleurs et qui sont liés à ses troubles ; l’un de ces thèmes c’est l’idée de processus, de multiplicité de processus dans l’esprit. A la différence du modèle que propose la machine de Türing, une machine qui fait une chose après l’autre, Post trouve ce modèle, qui est le modèle dominant, Post le trouve totalement compréhensible certes mais disant abstrait et on le voit s’étonner que nous nous intéressions à la machine de Türing, il comprend pas, et il a lui un autre modèle, de l’esprit logicien, qui essaie de développer dans le sens de processus parallèles. Il y aurait dans l’esprit différentes choses qui font en même temps une multitude de processus, comme un arbre, qui se développent de façon parallèle, et on voit bien que ce thème est lié aux troubles de Post, d’ailleurs il le dit lui-même, et là on voit bien un phénomène de miroir, à savoir que Post travaille sur ces arbres logiques avec un intérêt qui n’est pas purement logique, qu’il réussit à faire coïncider avec des problèmes logiques mais dans un intérêt qui n’est pas purement logique, et lui nous pose la question de savoir finalement pourquoi nous nous intéressons aux machines de Türing, effectivement d’un point de vue de technique de logique il n’y a pas de raison de préférer le modèle de Türing au modèle de Post, les deux modèles sont équivalents. Donc l’idée, sur le cas de Gödel et de Post, est que tout logique est liée à un conteste dont elle dépend, quand on ne participe pas à ce contexte comme c’est le cas pour les contextes Gödel et Post, associé à la logique, et bien on le voit ce contexte. Mais cette situation pose la question du contexte de notre logique. Alors sur la question, est-ce qu’on peut poser de façon plus large la question du lien entre logique et folie, ou comment se fait-il si c’est vraiment le cas qu’on trouve de multiples exemples de logiciens ou de mathématiciens fous, un exemple bien connu est Cantor, je ne sais vraiment pas on pourrait déjà contester la question elle-même en disant que, statistiquement, y a-t’il vraiment plus de fous chez les logiciens et mathématiciens que …….. on pourrait penser que par exemple, que pour une raison qui tiendrait justement à une sorte d’imaginaire, à une fascination pour les mathématiques, on retient les mathématiciens et les logiciens fous mais on oublie le fait qu’il y a des biologistes, des physiciens, des géologues qui sont fous. On n’enregistre pas ces histoires de géologues fous alors qu’on retient celles de mathématiciens fous. On pourrait donc contester en quelque sorte statistiquement la question, dans le cas de Gödel et de Post, pour moi, il y a vraiment un lien entre leurs troubles et leurs résultats logiques, c’est-à-dire dans le théorème d’incomplétude, par exemple, Gödel en tire cette conséquence sur la possibilité du malin génie mais on trouve dans la démonstration elle-même on retrouve cette idée d’une fausse évidence, ou cette idée, c’est à son ami Morgenstern qu’il avoue qu’il a peur d’avoir été hypnotisé et d’agir à son insu, d’être en quelque sorte téléguidé. Et on retrouve dans la démonstration même du théorème d’incomplétude cette idée que le médecin l’avait téléguidé, donc vraiment un lien entre les troubles et la logique, le contenu logique des théorèmes de Gödel. C’est aussi le cas du côté de Post, voilà mais je ne sais pas.

Question : Je suis content que vous terminiez sur Post parce que je voulais vous remercier de ce qui a été votre audace d’insérer ce chapitre sur Post sans quoi votre livre aurait peut-être été excessivement biographique sur Gödel. Mais ma question n’est pas sur Gödel, elle est sur Princeton, vous y êtes allé, et alors comment vous expliquez le fait que Princeton, en dépit de son originalité, ait toléré que quelqu’un pendant trente-cinq ans n’ai pas de charge de cours, ne produise rien, il n’a pratiquement rien sorti pendant trente-cinq ans, on a affaire à un rentier d’un genre spécial, qui a travaillé dix ans de sa vie très dur mais qui était en roue libre si on peut dire, comment Princeton a pu supporte cela, même dans ce cadre-là car les autres avec une kyrielle d’étudiants, chargés de cours, aidant des thèses, lui à part un Wang qui se réclame comme étant son élève, K.., mais il ne leur a même pas enseigné grand-chose, alors comment Princeton a pu se débrouiller avec Gödel ? Il les a impressionnés ? Il leur a fait peur ?

Pierre Cassou-Noguès : Il faudrait demander à Princeton. Mais Gödel a quand même travaillé très dur pendant ces dix ans et il était décrit comme le plus grand logicien depuis Aristote et donc on peut comprendre que l’université de Princeton soit assez fière d’avoir dans ses murs le plus grand logicien depuis Aristote. Par ailleurs, plus sérieusement Gödel arrête de produire de nouveaux résultats logiques, cela dit il s’intéresse beaucoup aux travaux de ses contemporains, il les lit il discute beaucoup de logique avec ses contemporains, en particulier il relit pendant plus d’un an la démonstration de Cohen de la l’hypothèse de l’indépendance du continu ; ce n’est pas qu’il n’ait aucune activité logique, il y avait quand même ce rôle d’être le tuteur d’un certain nombre de travaux, de relire de donner des conseils. Cela dit Gödel à Princeton n’a aucune charge,ne fait aucun cours, il n’a aucune obligation à publier, lui-même dans ses cahiers philosophiques se plaint de cette liberté, il a trop de temps. Gödel n’est pas tout à fait inactif à Princeton.

Félix Duportail : Une question de compréhension sur la machine de Türing, si vous pouviez en dire quelques mots de manière assez simple, parce que ça me paraît important parce que je suis frappé par le côté ‘pas fou’ de ce que vous dîtes, parce quand on reprend la prémisse « si l’esprit humain est une machine de Türing alors l’incomplétude vaut » mais si et seulement si mais c’est pas fou du tout de penser que l’esprit humain soit pas une machine de Türing ; et j’aimerais bien savoir s’ il a réussi à faire son système philosophique consistant et total, est-ce qu’il a été jusqu’au bout de ça à partir d’une autre hypothèse sur l’esprit humain, et de même pour Post, peut-être que ça lui est venu par des voies bizarres son symptôme mais après tout pourquoi pas c’est pareil pour les géographes, vous l’avez dit, mais c’est intéressant d’avoir une autre hypothèse sur l’esprit humain, comme non machine de Türing, ça me parait pas du tout invraisemblable, parce qu’après tout il y a des controverses en philosophie de l’esprit et avoir des hypothèses un peu plus extravagantes que d’autres, au fond qu’est-ce que c’est que cette machine de Türing, on entend beaucoup parler de çà, est-ce que vous pourriez nous donner quelques lumières didactiques là-dessus, et moi l’effet que ça me fait, c’est après tout, justement, est-ce que l’esprit humain est bien une machine de Türing ?

Pierre Bruno : Vous avez repris un des points forts de votre livre qui est la question de l’interprétation par Gödel du théorème d’incomplétude, et donc de la considération qu’il énonce que ce théorème tout en étant incontestable si on reste à l’intérieur des exigences du formalisme pourrait avoir été suggéré par un autre trompeur. Alors du coup je trouve que c’est un des points forts et c’est sans doute un des points d’intersection avec la psychanalyse, parce qu’on peut se demander si, dans votre sous-titre, logique ne désigne pas les travaux philosophiques qui l’ont fait ratés ses travaux dits logiques et si folie justement n’est pas du côté de ses travaux logiques et notamment du théorème d’incomplétude. C’est une question qui à mon avis se pose, et pourrait prendre du relief de la remarque que faisait Marie-Claude Lambotte à propos de la mélancolie sur le caractère formaliste du discours mélancolique, parce que je pense que c’est un peu une métaphore, quelque chose qui touche juste à cette qualification et donc que d’un certain point de vue, et en laissant de côté la question du diagnostic, cet exit du formalisme qu’on trouve dans la philosophie bizarre de Gödel n’est pas quelque chose qui pose la question d’un réel qui serait au-delà du vrai, d’un rapport au réel qui se situerait au-delà, disons, des paramètres logiques de la distinction entre le vrai et le réel. Je lisais ce matin un bout de correspondance entre Binswanger et Freud, il y a un passage qui va tout à fait dans le sens de cette question, Binswanger reproche à Freud de traiter de l’inconscient comme s’il s’agissait de quelque chose pouvant être appréhendé dans la réalité, quelque chose de réel qui pourrait être appréhendé dans la réalité, et il lui fait remarquer que l’inconscient est quelque chose qui, si on s’en tient par à la philosophie kantienne, aux repères kantiens, est du côté du noumène, c’est-à-dire du côté du … puisque cet inconscient par définition c’est inconnaissable, donc ce qui nous permet de connaître l’inconscient ce n’est pas justement par le conscient. Ce qui est intéressant c’est que Freud commence sa contrition, rend ses armes, « oui je suis obligé de parler de l’inconscient comme si c’était quelque chose qu’on puisse appréhender dans la réalité mais en fait c’est uniquement quelque chose qui …

et donc toute une discussion se développe entre eux pour savoir comment la psychanalyse est possible si l’on tient que l’inconscient a même statut que le noumène, c’est-à-dire quelque chose d’inconnaissable. Et il me semble que cette discussion a certain rapport avec la question qu’avec ses voies un peu singulières se pose Gödel dans ses considérations philosophiques post-logiques. Auriez-vous un avis, pouvez-vous dire quelque chose sur la façon dont Gödel se situait entre l’intuitionnisme de Brouwer et le formalisme de Hilbert ? Est-ce qu’il était partie prenante dans ce débat ?

Pierre Cassou-Noguès : Sur Brouwer et Hilbert disons que Gödel a une position, ce serait assez long parce que ce sont deux interlocuteurs importants pour Gödel ; Gödel par son théorème d’incomplétude marque la fin du programme de Hilbert, en même temps Gödel va essayer de reprendre ce qui, d’après lui, sont les idéaux du programme de Hilbert, c’est-à-dire l’idée de donner un fondement aux mathématiques. Non, la différence c’est que Hilbert voulait faire en sorte que ce fondement donné des mathématiques soit en fait de l’ordre des mathématiques, c’est-à-dire que les mathématiques se fondent elles-mêmes et Gödel montre par son théorème d’incomplétude que ce n’est pas possible et qu’il peut y avoir une fondation en réalité philosophique, mais il s’agit encore de donner un fondement aux mathématiques et puis l’idée du rationalisme, que l’esprit doit pouvoir résoudre tout problème qu’il peut formuler, ou que l’esprit doit pouvoir démontrer ou réfuter tout proposition qu’il peut formuler, l’idée d’une complétude et le théorème d’incomplétude montre que pour obtenir cette complétude il faut utiliser des systèmes qui ne soient pas formels au sens strict, c’est-à-dire des systèmes que ne peuvent pas utiliser une machine de Turing, et des systèmes qui fassent intervenir un élément d’intuition Gödel est plus du côté de Hilbert que du côté de Brouwer, mais si on veut il partage avec Brouwer l’idée qu’il y a dans les mathématiques un élément inaliénable d’intuition. Cela dit cette Mais cette intuition il la met plutôt au service de ce qui fait les idéaux de la métamathématique hilbertienne.

Sur l’inconscient pour Gödel, donc il y a une hypothèse que Gödel développe qui est assez curieuse, Gödel se demande d’où nous vient l’évidence que prennent les axiomes mathématiques, en particulier d’où nous vient l’évidence que prennent les axiomes de la théorie des ensembles, les axiomes des ensembles qui ne se rapportent à rien de concret, et Gödel dit qu’il y a deux possibilités, en fait ou bien c’est qu’il y a un monde idéal, un monde d’idées dont nous avons l’intuition, et les axiomes viennent décrire ce monde d’idées, ou bien ces axiomes sont un produit inconscient. C’est-à-dire que nous avons une sorte de raison inconsciente, les mathématiques seraient exactement comme le décor d’un rêve, je peux m’interroger sur la façon dont ce décor a été construit, c’est un décor qui m’a surpris, manifestement c’est moi qui l’ai construit, inconsciemment, et je m’interroge sur ce décor. Et bien les mathématiques seraient exactement un tel décor, c’est-à-dire un contexte que nous avons produit de façon tout à fait inconsciente. Et Gödel prend tout à fait au sérieux cette deuxième hypothèse que les évidences mathématiques sont des productions inconscientes et il y a des phrases où il dit que le fondement des mathématiques est dans la psychanalyse, ou que la méthode pour le fondement pour la mathématique est de l’ordre de celle de la psychanalyse, parce qu’il s’agit d’une façon ou d’une autre d’interroger cet inconscient. Donc en même temps ça implique et ça recèle toutes sortes de difficultés sur l’inconscient parce qu’il faut que nous ayons tous le même inconscient puisque nous avons les mêmes évidences mathématiques, finalement Gödel semble conduit à dire que cet inconscient c’est une partie de l’esprit de Dieu qui serait en dessous de ….. Toujours est-il c’est un statut assez étonnant donné à l’inconscient, et je me suis demandé d’où Gödel avait pu le tirer, donc il avait lu Freud évidemment, il faisait aussi une psychanalyse avec un psychanalyste allemand émigré aux Etats-Unis, Richard Huelsenbeck, qui est un psychanalyste jungien. Toujours est-il un statut assez étonnant donné à l’inconscient.

Sur les machines de Türing, qu’est-ce que c’est qu’une machine de Türing ? C’est un certain dispositif susceptible d’un nombre fini d’états internes et dont les transitions vérifient des lois déterministes, donc par exemple une horloge, vous avez les roues crantées qui s’imbriquent les unes dans les autres, donc il n’y a qu’un nombre fini de positions possibles du mécanisme de l’horloge. Si il n’y avait pas de roues crantées il y aura un continu, mais avec des roues crantées il n’y a qu’un nombre fini de positions possible. Un ordinateur, c’est une série d’interrupteurs branchés les uns avec les autres, les interrupteurs sont ouverts ou fermés et il y a un nombre fini de combinaisons possibles, donc une machine de Türing est comme un ordinateur, la transition qui fait passer d’une certaine position des interrupteurs à une autre position dépend de lois déterministes, ça dépend de lois de la physique et de ce qu’on tape à l’écran. Donc une machine de Türing est un ordinateur qui ne tomberait jamais en panne et qui disposerait d’une quantité de papier indéfini, elle a autant de papier, ou une mémoire aussi grande que ce dont elle a besoin. Sur cette question « l’esprit est-il un non une machine de Türing ? », bien sûr c’est une question pas folle du tout et pas très actuelle maintenant mais au moins elle a fait le centre de la philosophie dans les pays anglophones surtout dans les années soixante, je ne dis pas que Gödel et Post sont fous en entendant simplement refuser que l’esprit soit une machine de Türing, ce que je dis c’est que quand Gödel entend tirer du théorème d’incomplétude la possibilité du diable, là par contre, mais au contraire ce qui me semble c’est que justement la façon dont ils interprètent le théorème d’incomplétude et la mise en évidence, et si vous voulez le fait que leur logique soit liée à un certain contexte, pose au contraire la question de notre propre intérêt pour la machine de Türing. Qu’est-ce qui fait, pourquoi nous avons choisi comme le principal modèle de l’esprit la machine de Turing ? Post par exemple donc, produit plusieurs modèles qui sont exactement équivalents à la machine de Türing, en particulier il y a ce qu’il appelle le travailleur, l’ouvrier, le worker an anglais, c’est un article qui parvient à Church, l’éditeur, la même semaine que l’article de Türing, c’est un article qui est exactement équivalent et pourtant le travailleur de Post a été réduit à une curiosité historique. Plus personne en parle, que les historiens de la logique. C’est la machine de Turing qui a pris le dessus, et Post explique très bien pourquoi son travailleur lui semble plus crédible que la machine de Turing, il s’étonne que les logiciens autour de lui ne parle que de machine de Türing, alors il y a un côté de gloire sans doute mais il y aussi des raisons de fond … et justement si vous voulez, si on peut voir, si on peut relier aux troubles de Post son intérêt pour le travailleur et son désintérêt pour la machine, la question que cela pose c’est au contraire d’où vient notre propre intérêt pour la machine, qu’est-ce qui fait que nous avons retenu comme, pour ainsi dire seul modèle de l’esprit, de l’esprit logique celui de la machine de Turing ? Je ne voulais pas du tout dire qu’il était fou de refuser d’identifier l’esprit à une machine de Türing.

Une dernière question : au point de départ de tous ses travaux, dans sa démarche initiale, il a cherché à démontrer l’incomplétude, ou au contraire à prouver la complétude et il est tombé sur l’incomplétude ?

Pierre Cassou-Noguès : Il y a une conversation que rapporte Karl Rapp avec Gödel qui date d’un an avant la découverte du théorème d’incomplétude, où Gödel dit philosophiquement ce qui sera le centre du théorème d’incomplétude, donc il semble qu’il ait plutôt voulu démontrer l’incomplétude.

transcription par Bigitte Gauthier