Le vrai faut

1er octobre 2007

Séminaire Toulouse, science et ascience

Pour des raisons de temporalité, je n’ai pu tenir compte de ce que vous a dit Michel Lapeyre la fois dernière, mais, sachant qu’il vous a parlé du concept, je ne manquerai pas d’y revenir.

J’ai abordé dans mon introduction l’écrit de Lacan daté de décembre 1975 et publié en janvier 1966 dans les Cahiers pour l’analyse. C’est un écrit qui reste fondamental pour saisir quelle est la position de Lacan vis-à-vis de la science. La science, c’est-à-dire la science moderne, telle que Galilée et Newton l’ont construite dans la physique, au moyen des mathématiques, mais aussi la chimie (Lacan cite Julius Robert von Mayer, 1814-1878, chimiste et médecin), les mathématiques, y compris la logique mathématique (Gödel), la linguistique, la psychologie, l’anthropologie, donc les sciences dites humaines ou sociales.

À un premier niveau, Lacan est strictement freudien : il choisit la science contre la philosophie. Pour Freud, la psychanalyse n’est pas une Weltanschaung, une conception du monde. Lacan fait même un pas de plus : il est anti-philosophe – bien que, ou parce que, grand lecteur des philosophes. Cependant, on peut se demander si son rejet de la philosophie n’est pas plus affirmé en ce qui concerne la philosophie contemporaine qui commente la science, voire l’exploite – au lieu de la précéder et de l’éclairer, ce qui n’est plus en son pouvoir. Peut-être même est-ce la découverte freudienne qui signe la fin de la philosophie. À voir.

En présentant ce texte, je vous ai exposé comment Lacan faisait du sujet cartésien du cogito sum le sujet de la science. Ce sujet de la science nous intéresse au premier chef parce qu’il est le sujet impliqué dans la praxis analytique. Sujet dont l’homologie avec l’analysant est saisissante : il doit douter au point de se demander si ce qu’il considère comme la réalité n’est pas une fiction onirique. C’est un avantage de la vigilance sur le sommeil puisque, dans celui-ci, je ne peux en rêvant révoquer en doute ce que je prends pour la réalité. Le rêve dans le rêve ne fait que me renvoyer dans un autre rêve.

Cependant, cette expérience de pensée, dont Descartes nous fait part, n’est pas une psychanalyse. Ça se vérifie au fait que Dieu est en dernière instance nécessaire pour garantir que cette expérience de pensée, soit cette preuve par le je pense, donc je suis, est incontestable. Des milliers de pages ont été écrites sur la valeur probante ou non de ce « donc », ergo en latin. Ce n’est d’ailleurs pas en vain que ce ergo résonne avec ego, celui dont nous avons voulu montrer l’an dernier qu’il devait être distingué de l’instance imaginaire du moi, dont il précède la mise en place. Il y aurait de ce point de vue à prolonger notre investigation de l’an dernier en posant la question de savoir si la fonction phallique n’est pas ce qui, dans tous les cas, fait surgir la figure d’un moi glorieux en conférant au moi idéal (Idealich), ou à i(a), un statut qui brouille la fonction symptomale originaire du moi. Imaginarisation du phallus dans la névrose, mégalomanie dans la paranoïa.

Il y a d’ailleurs, à ce je pense donc je suis, une objection récurrente : quand je ne pense pas, est-ce que je suis ? C’est la question que pose Antonin Artaud. Lacan, pour cette raison, réécrit le je pense donc je suis pour faire valoir qu’il prend sa portée uniquement de tenir le « donc je suis » pour une parole, en l’encadrant par des guillemets : je pense : « donc je suis ». Une question m’a donné opportunément l’occasion de souligner que le vrai n’est strictement rien s’il n’est dit. Le vrai parle. C’est en stricte relation avec l’aureille dont je vous ai entretenus. Mais, cela étant, l’aureille, c’est l’organe non de l’entendu, mais du malentendu. Si je dis « la science », à chaque fois il faut que je précise si c’est « l’ » ou « la ». Mettre « donc je suis » entre guillemets, c’est tout simplement affirmer que c’est une parole pour toute oreille qui traîne par là, et Lacan n’a pas manqué, dans ses élucubrations ultérieures, de jouer sur les mots : jesouit par exemple, dans son intervention intitulée « La troisième ». Je ne vais commenter ni tenter d’expliquer cet écrit phrase à phrase. L’année n’y suffirait pas. J’ai rappelé et cela suffit que le sujet de la science était celui qu’impliquait la psychanalyse. Freud ne pouvait naître avant Descartes. J’ai ajouté que le vrai est parlé ou n’est pas. Le vrai est exo – il naît au sortir de « l’enclos des dents ». Remarquez d’ailleurs qu’il ne va pas de soi qu’un candidat analysant se mette à parler. Après vous avoir raconté sa vie en dix minutes, il vous dira : à vous maintenant. La résistance est à ce seuil : je ne vous dirai plus rien, je vous ai tout dit.

Enfin, précisons que le sujet dont il s’agit, ce sujet de la science, figure sous son mathème $ dans le discours analytique et que, dans une psychanalyse, c’est de lui qu’il est question, et non plus de l’objet a, qui n’est pas l’objet de la psychanalyse.

Avant de quitter cet écrit, je voudrais prendre en compte un point et en élucider un autre. Nous sommes partis du binôme science/ascience. Or, dès cet écrit de la fin de 1965, ce décalage est interprété en tant que décalage entre la cause formelle, qui relève de la science, et la cause matérielle, qui relève de la psychanalyse. « Telle est à qualifier son originalité dans la science. Cette cause matérielle est proprement la forme d’incidence du signifiant que j’y définis » (Écrits, p. 875).

À ceci, Lacan ajoute quelque chose de précieux, qu’il ne suffit pas de citer pour l’entendre : « Cette théorie de l’objet a est nécessaire, nous le verrons, à une intégration correcte de la fonction, au regard du savoir et du sujet, de la vérité comme cause » (Écrits, p. 876). Est-ce à dire qu’il faut lire le a de « ascience » non pas comme un préfixe privatif, mais comme une science ayant intégré l’objet a ? Certainement. Quelqu’un m’a fait récemment remarquer le bien-fondé éprouvé de l’opposition entre « liquidation » et « résolution » du transfert. La possibilité même de réaliser cette distinction me semble le critère d’un franchissement. Lequel ? Le psychanalyste n’est plus dans la position d’incarner la vérité comme cause, c’est-à-dire d’incarner a. a, c’est l’objet prélevé dans l’Autre (voix, regard, fèces, sein). Pour les fèces, bien qu’elles appartiennent au sujet, et non à l’Autre, elles sont prélevées dans l’Autre en tant qu’objet de sa demande. a, c’est ce qui manque à l’Autre de telle sorte que je ne sois pas lui et que lui ne soit pas moi. Si on se réfère à la télépathie, on pourrait dire que la croyance en celle-ci est une façon de nier l’objet a. La télépathie, ce n’est pas ce que les savants (sauf certains) qualifient de scientifique. Pourtant, ne pourrait-on pas dire que la science nie l’objet a ? D’une certaine façon, elle ne le nie pas, mais n’en tient pas compte, peut-être parce qu’elle n’a pas a ffaire, en tout cas comme science de la nature, à l’être parlant. Il y a, dans l’enseignement de Lacan, ce qui est strictement de l’ordre d’un trou qui se referme antipodiquement. C’est déjà le cas de la bande de Möbius, qui, avec sa demi-torsion, se ferme de telle sorte qu’en prolongeant sa surface vous ne pouvez pas obtenir une sphère. Ces demi-torsions se révèlent d’être langagières, selon une formule déjà présente dans « L’instance de la lettre » (Écrits, p. 517) : « Il ne s’agit pas de savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis, mais si, quand j’en parle, je suis le même que celui dont je parle. » Cet écart irréductible implique le temps, et pose le problème de la simultanéité. Supposons que je sois absolument conforme à l’énoncé a, b, c. Dès lors que je parle, cet énoncé est modifié par le fait que je parle. L’énoncé a, b, c ne peut être simultané au moment où je parle, sous peine d’être faux. Il ne reste vrai (c’est la supposition de départ), idéalement, que s’il exclut le moment où j’en parle. C’est donc bien une monstration de cette thèse que le vrai n’est rien s’il n’est pas dit et que, pouvons-nous ajouter, quand il est dit, il n’est plus vrai.

Le vrai faut. Or, ceci, encore une fois, n’est révélé que dans la dimension du langage. L’objet prélevé sur l’Autre, c’est-à-dire sur le lieu d’où s’origine le langage, marque ceci que l’Autre, quand il parle, jouirait de moi comme si j’étais réduit à l’énoncé que j’entends de lui si je ne marquais mon irréductibilité (je ne veux pas être joui par l’Autre) par le fait du prélèvement dans cet Autre de ce qui, en lui, n’est pas signifiant, et ce parce que l’Autre seul, l’Autre sans support vivant pour parler, est désactivé. L’Autre n’existe que porté par un corps vivant, sinon il n’existe pas. À cette remarque, il faut ajouter une question qui porte sur le sexe de l’Autre. L’Autre, en tant que différent du Un, n’est-il pas, définitivement, l’Autre sexe, c’est-à-dire marqué du pas-tout phallique ?

Une science intégrant l’objet a, ce serait donc une science dans laquelle l’axiome de départ serait que toute parole, entendue (ça parle de lui, voire ça parle tout court puisque rien n’empêche de penser que lui est spontanément paranoïaque : ce qui est dit le concerne toujours) ou prononcée, produit une désinclusion de a dans l’Autre, et ce qui est de l’Autre ne peut être inclus dans le sujet parce que ce n’est pas signifiant. L’angoisse est ce qui, comme affect, manifeste la chute de cet objet a, mais chute n’est pas sortie. Chute renvoie, me semble-t-il, à ce moment dans lequel le sujet se heurte à l’impossible significantisation de a. Cette chute pourtant, qu’indexe l’angoisse, est déjà un détachement de l’Autre. Être la crotte dans l’anus de l’Autre s’accompagne d’une certaine complaisance. En chuter déclenche l’angoisse. Quelqu’un me rapportait bien à propos une formule de Luther : « L’homme est un déchet dans l’anus du diable. »

Une question se profile alors. L’écriture n’est-elle pas ce qui pourrait, par une transposition, par une transcription, significantiser a ? Pensons à l’écriture de Pierre Guyotat, qui s’efforce par une torsion phonétique de l’écriture de capter ce qu’on appelle l’accent, quelque chose qui ne se réduit pas à la phonation, mais qui n’est pas pour autant la voix. L’accent indique plutôt le hic et nunc du sujet parlant. Il est de là-bas. C’est le contraire d’un ange, qui est de nulle part. L’autre tentative, l’autre voie, pour significantiser a vient de la mathématique considérée comme langage de la nature. Dans le premier temps de la science moderne, cette mathématisation conduit à l’idée qu’il existerait une langue universelle, logique, qui pourrait permettre d’écrire le livre du monde. Avec Russell, et surtout avec Gödel (car Russell a tenté de désavouer sa découverte prodigieuse de la contradiction) cette tentative a fait long feu.