le 11 octobre 2008
Lors du 18ème salon de la revue, Pierre Bruno, directeur de la revue PSYCHANALYSE et Erik Porge, directeur de la revue ESSAIM sont intervenus sur ce thème pour en débattre :
un psychanalyste ne peut savoir ce qu’il y a dans la tête de son analysant. Ce non-su est de départ, et il ne peut ni ne doit être masqué par le recours au savoir constitué par Freud. Comment donc procéder pour ordonner ce « non-su » et faire en sorte qu’ainsi il fasse « cadre du savoir » (Lacan,1967) ?
Quatre propositions :
Partons,c’est un point de convergence que je sais avoir avec Erik Porge,de la phrase d’une psychanalyste,Sophie Duportail,nommée Analyste de l’Ecole dans l’association de psychanalyse Jacques Lacan : « le psychanalyste ne sait pas ce qui se passe dans la tête de son analysant ».Ce n’est pas une affirmation qui va de soi,puisque souvent un psychanalyste peut croire qu’il sait,dans tel ou tel moment,et peut-être spécialement dans les moments de silence,ce qui se passe dans la tête de l’analysant.Cela étant,si la phrase de Sophie Duportail n’était pas vraie,la psychanalyse n’aurait pas lieu d’exister.Si le psychanalyste ne sait pas ce qui se passe dans la tête de l’analysant,c’est parce que l’analysant ne sait pas ce qui se passe dans sa tête.Ceci nous introduit à ce que nous pouvons considérer comme la contradiction fondatrice du savoir inconscient :un savoir qui ne se sait pas.C’est parce qu’il n’existe pas de savoir se sachant que la fiction d’un sujet supposé savoir s’impose.
Quel accès y a t-il à ce savoir inconscient ,accès sans lequel la psychanalyse serait vaine ?Prenons ce sublime exemple ,ultra-connu,dont Freud nous fait part dans « L’Homme aux loups ».Il s’agit d’éclairer ce qui s’est joué,à 2 ans et demi,dans la scène avec Grouscha,entre la supposée observation du coït des parents et la séduction par la sœur. L’homme aux loups rapporte à Freud qu’il se souvient d’avoir uriné en regardant Grouscha laver le plancher. Voilà le rêve qu’il fait : « j’ai rêvé qu’un homme arrachait à une Espe ses ailes ».Espe,lui demande Freud,qu’est-ce que c’est ?L’homme aux loups :vous savez bien,cet insecte qui a des raies jaunes sur le corps et qui peut piquer. Ce doit être une allusion à Grouscha(nom russe qui désigne une poire avec des raies jaunes).Freud :Vous voulez dire Wespe (guêpe) ?Or,S.P. sont les initiales de Serguei Pankeiev, etc. On ne peut guère trouver mieux pour exemplifier ce que Lacan écrit dans sa Proposition d’Octobre 1967 pour définir le savoir textuel produit par l’entreprêt entre analyste et analysant et qui vient là où l’analyste ne sait pas ce qui se passe dans la tête de son analysant,pas plus que celui-ci ne le sait : « ça s’articule en chaîne de lettres si rigoureuses qu’à la conditon de n’en pas rater une,le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir ».Cette phrase peut être entendue de deux façons,et je ne me froisserai pas si quelqu’un choisit la lecture que je n’ai pas retenue,parce que celle-ci a été mienne dans un premier temps.Voilà cependant la lecture que je retiens :le non-su (il ne sait pas ce qui se passe dans la tête de son analysant) devient le cadre du savoir textuel. Dans ce cadre celui-ci se présente comme la séquence filmique d’un fragment d’histoire infantile,transfiguré par le rêve et interprété dans la cure. Si ce non-su est dit s’ordonner,c’est parce que c’est à partir de cet ordonnancement comme cadre que l’opération dite destitution du sujet supposé savoir devient envisageable .Le cadre, en effet, présentifie la limite de la représentabilité.
Qu’en est-il du savoir référentiel ?J’aborderai la question par un biais que j’emprunte à « L’étourdit »(1972).Un des pas décisif que franchit cet écrit est de poser le statut de la topologie.Elle n’est,écrit Lacan,pas « faite pour nous guider » dans la structure. Quand Lacan décrit une série de transformations du tore par coupures et coutures,il précise ceci : « ce développement est à prendre comme la référence /…/ de mon discours ».Il ajoute qu’en renonçant à exposer ce développement en usant de l’écriture mathématique, il en a fait-image. Référence du discours psychanalytique donc,autrement dit « Bedeutung »(signification,dénotation,désignation).La référence est une fonction par laquelle un signe renvoie à ce dont il parle,à ce qu’il désigne,mais aussi une action de se situer par rapport à quelque chose. En ces deux sens,pour Freud,la référence du discours analytique c’est la clinique analytique,soit l’expérience même de la cure. Est-ce à dire que pour Lacan la topologie se substitue comme référence à la clinique ?Elle constitue du moins une référence qui ne présente pas l’inconvénient d’être prise dans les rêts du mensonge langagier. En tout cas,en répondant oui à la question,il en résulte que la topologie n’est pas un modèle(elle ne modélise pas la clinique)mais que bien plutôt la clinique analytique est une des applications possibles de la topologie. On le vérifie en observant que Lacan s’intéresse à la topologie pour elle-même,en tant que manipulation propre qui inclut l’intervention de son acteur et que,de temps à autre,il lui vient l’idée que telle configuration bizarre pourrait avoir valeur d’élucidation pour tel phénomène clinique(1).À ce titre le séminaire « La topologie et le temps » aurait pour Lacan le même statut de référence que « L’homme aux loups » pour Freud !
(1) C’est pourquoi la guerre de la « vignette clinique » n’a pas lieu d’être, dès lors que la clinique est conçue comme ce qui dérange la théorie et ne se modélise pas. Vouloir l’évincer présenterait alors le risque de tomber dans un formalisme aussi étranger à Lacan que le néo-hégélianisme à Hegel.
Prenons en compte,pour conclure,le séminaire intitulé « Le savoir du psychanalyste » qui s’est tenu en 1971-72 parallèlement au séminaire « …Ou pire ».De ce séminaire je ne prélèverai qu’une thèse :étant donné qu’au terme d’une psychanalyse dite didactique ,un analysant est censé savoir ce qu’est une analyse,c’est une « aberration » dit Lacan que cet analysant veuille devenir analyste à son tour. Or,ce qu’il en est de ce vouloir aberrant,c’est à la passe de permettre ou non de le savoir,ce qui veut dire que,ce savoir,la psychanalyse didactique elle-même ne peut y accéder. Lacan conclut ainsi(6 janvier 1972) : « si ce que j’ai appelé la passe est manqué/…/,ça se réduira à ça qu’ils auront eu une psychanalyse didactique ».Autrement dit,ils (les analystes passés à l’analyste) sauront ce qu’est une psychanalyse mais ne sauront pas pourquoi ils ont choisi d’être analyste. Pourtant c’est cela même,pourquoi on a pris ce risque fou,qui seul constitue le savoir du psychanalyste.
« Savoir », verbe et substantif, est un terme du vocabulaire courant en même temps que spécialisé de la psychanalyse et que Lacan a promu. Beaucoup de termes du vocabulaire analytique ont ce double statut et cela a commencé avec Freud : transfert, résistance, pulsion… Freud n’a pas isolé comme tel le mot « savoir » mais l’a inclus, avec wissen, dans la compositions d’autres mots et non des moindres : Bewusst, Unbewusste, où le « wusste » est le participe passé de wissen.
Au terme d’un long parcours, et sans doute ce délai a-t-il un sens, Lacan fera entendre le wissen, le savoir, dans le mot inconscient en translittérant Unbewusste par une bévue plutôt que de le traduire inconscient : « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre » étant le titre de son séminaire de 1976-1977. Insu est la traduction de Unbewusste, une bévue, sa translittération. L’inconscient est un savoir insu de l’une bévue.
Dans son usage spécialisé, savoir se distingue de connaissance. Cette dernière se rattache à ce que Lacan a appelé le principe paranoïaque de la connaissance, du fait de la parenté de manifestations paranoïaques avec les manifestations de l’identification du moi (de la connaissance) avec son image miroir. « Le tout est l’index de la connaissance » dira Lacan.
Le savoir, quant à lui est du côté du sujet de l’inconscient, en tant que représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Par exemple, l’homme aux rats ne voulait pas être gros (dick) afin de se différencier de Richard (Dick), un supposé rival. L’autre signifiant (S2), auprès duquel le premier (S1) représente le sujet a été nommé par Lacan, en 1969, savoir. Ce S2, dit savoir, désigne à la fois l’autre signifiant et la relation du premier au deuxième, l’altérité du signifiant. Le sujet n’est pas le moi et c’est pourquoi le sujet ne se subjective pas, il ne peut pas dire « je », il reste un « il », comme celui de « il pleut ». « Il n’y a pas de sujet sans aphanisis du sujet » (J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, p. 201). Le sujet est sub-jet, hypokaimenon, hypothèse. Aucun « je sais » ne peut être proféré par l’inconscient, qui reste un insu dans le savoir. Si du « je » doit intervenir, ce sera sous la forme d’un redoublement : « je sais qu’il sait que je sais qu’il sait » (J. Lacan, L’Insu que sait…, 15 février 1977).
Toutefois, les ordres du moi et du sujet, de la connaissance et du savoir, s’ils restent distincts, peuvent se croiser. C’est ce qui se passe dans l’identification au symptôme à la fin de l’analyse. S’identifier à son symptôme veut dire le connaître, savoir faire avec, savoir le manipuler, savoir pourquoi on en est empêtré, dit Lacan dans « L’insu que sait… » le 16 novembre 1976 et dans le « Moment de conclure », le 10 janvier 1978. Il rajoute que cela correspond avec ce que l’on fait avec son image. Le symbolique du savoir se croise avec l’imaginaire et aussi le réel qui fait lien.
L’identification au symptôme doit permettre à l’analyste d’occuper la place de moitié de symptôme de l’analysant dans une analyse. La moitié est affaire de moi mais celle-ci peut frayer la voie au sujet divisé. Ce fut le cas pour Lacan, enfant, lors de son apprentissage de la lecture avec un conte de Jean Macé, « La moitié de Poulet », inclus dans Les Contes du Petit Chateau (1863) chez J. Hetzel (Littoral 10, en octobre 1983, l’a republié).
Nous revenons donc à l’enfance, dont nous ne sortons jamais complètement. L’enfant, qu’il ose ou pas poser ses questions, voudrait savoir. En fait, c’est l’existence d’un savoir qui lui préexisterait qui se pose à lui comme question. Cela passe par tous ses pourquoi, pourquoi la neige est blanche, pourquoi les bateaux avancent… ? Cela « témoigne moins, dit Lacan dans Les quatre concepts…, d’une avidité de la raison des choses, qu’ils ne constituent une mise à l’épreuve de l’adulte, un « pourquoi est-ce que tu me dis ça ? » toujours re-suscité de son fonds, qui est l’énigme du désir de l’adulte. »
Enigme qui tourne autour des choses sexuelles : d’où viennent les enfants ? D’où je viens ? Qu’est-ce qu’un rapport sexuel de mes parents, et quels liens ai-je avec celui-ci ? Où étais-je avant le rapport sexuel de mes parents ? Dans quel lieu innommable et irreprésentable, quel temps d’avant le temps ? Dans La nuit sexuelle, Pascal Quignard suit ce fil dans la peinture et un tableau de Jean Rustin intitulé « Trois personnages » (1982), représentant une vieille femme au regard fixe face au spectateur et le dos tourné à un coït, est à cet égard saisissant.
L’enfant ne veut pas tant savoir consciemment qu’il ne ressent une poussée à savoir. Freud lui a donné différents noms : Wissendrang, Forschungdrang, Wissentrieb, Forschertrieb, Wissbegierde. Cette poussée est une poussée sexuelle. Il y a nouage premier de la sexualité et du savoir. L’enfant est curieux. D’où la pertinence du terme « cure » analytique, provenant aussi de cura. Il est poussé par quoi ? Par le savoir justement, parce qu’il y a énigme, impensable, irreprésentable, manque premier d’où sort le désir comme force qui le pousse, comme elle l’a poussé dehors le néant précédant sa venue au monde. « Je suis à la place d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans la pureté du Non-Être. » (J. Lacan, Ecrits, p. 819). Pour répondre à l’énigme sexuelle l’enfant fabrique ce que Freud a appelé d’un mot fort « théories sexuelles infantiles ». Ces fictions ont en effet un statut qui soutient la comparaison avec les théories, quelles qu’elles soient, des soi-disant adultes. Si l’on veut parler d’un désir de savoir, il faut mettre entre parenthèses le « de savoir » car vouloir savoir (savoir comme verbe) n’a rien de naturel. C’est un désir issu du savoir, de l’insu du savoir, du trou dans le savoir dont il n’y a pas d’absolu, de totalisation possible. C’est un désir du savoir de l’Autre, ce lieu tiers de la parole, trésor des signifiants S1 et S2 qui représentent le sujet. C’est un désir de l’Autre, de l’inconscient comme savoir, Unbewusste, une bévue. C’est un désir venant de l’Autre et allant vers lui, son désir, sa jouissance, selon un emboîtement et un retournement topologiques.
L’enfant est poussé par les formations de l’inconscient venant de l’Autre, rêves, lapsus, bévues diverses, symptômes, ainsi que par ses premières excitations sexuelles, à rechercher une forme de garantie de vérité de la réponse de l’Autre, du savoir qui le constitue. La nature sexuelle du symptôme, fondement de la découverte freudienne, révèle une faille dans le savoir, une faille à ce que le savoir soit garanti par un sujet supposé savoir (comme Descartes croyait que Dieu l’assurait). Le sexuel vient à cette place de disjonction du savoir et de la vérité. C’est pourquoi la vérité se mi-dit et le savoir de l’analyste doit en prendre de la graine.
En ce sens, parler du savoir de l’analyste dans un salon de la revue n’est pas déplacé. Cela peut permettre de lire ce qui fait l’enjeu d’une revue. De le lire dans le rapport subtil qu’il y a entre ce qui fait l’unité d’une revue (qui un nom propre, un comité de rédaction avec une ligne éditoriale) et la diversité des articles des auteurs publiés. Il y a entre les deux, entre l’un et le multiple, un écart qui n’est pas sans rapport avec la faille entre la vérité et le savoir.
