Le rhinopotame

16 avril 2007

Séminaire toulouse « Ego et moi »
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Il me semble que nous avons bien repéré ce que je nommerai volontiers l’ambiguïté du moi. La fin, sans doute idéale et inaccessible, d’une psychanalyse serait de retrouver ce moi originaire dont l’existence, en tant qu’elle excède à l’être, dépend de l’aimer, verbe à l’infinitif.

Qu’est-ce qu’« aimer » ? Vous trouverez la réponse que j’adopte de Lacan dans la leçon du 15 mars 1977 : « L’amour n’est rien qu’une signification, c’est-à-dire qu’il est vide », et encore, deux lignes plus haut : « La signification, c’est un mot vide. » Précisons, puisque Lacan oppose, frégéennement, sens et signification, que l’amour relève ainsi de la parole vide, celle qui n’a pas de sens mais seulement une signification.

Je vais vous dire comment j’entends cette proposition de Lacan. Dans la philosophie du langage, expression sans doute anachronique quand on l’applique à la logique médiévale, il existe de grandes controverses autour de ce problème qu’on dit être de la référence vide. Lisez sur cette histoire très complexe le livre d’Alain de Libera, La référence vide (Paris, PUF, 2002). Le paradigme de la référence vide, c’est la phrase (je la traduis du latin) : tout homme est un animal, aucun homme n’existant. Dans cet exemple, on voit bien qu’il y a une signification (référence) mais que cette signification est vide puisque aucun objet ne peut jamais lui correspondre.

De là on peut glisser facilement à la chimère, sur laquelle vous trouverez un article dans le numéro 9 de la revue Psychanalyse (c’est à l’auteure de cet article que je dois de m’intéresser à la chimère). En voici la définition approuvée par Buridan (philosophe scolastique du XIVe siècle) : « Chimère est un animal composé d’éléments à partir desquels rien ne peut être composé. » Je n’entrerai pas moi-même dans la controverse entre nominalistes et réalistes. Mais je ferai remarquer ceci : le mot sreait le meurtre de la chose, c’est-à-dire une virtualisation de celle-ci. Sans doute. Mais, dans le cas d’une référence vide, où il n’y a pas de chose à tuer, et où pourtant il y a un mot, par exemple le mot « chimère », que peut-on dire ? Il y a de l’être, c’est-à-dire un fait de dit, qui relève de l’espace langagier, mais aucune existence n’est ainsi corrélée à l’être, puisque l’être en question est incompatible avec quelque existence que ce soit. On peut ainsi conclure que la signification vide vient contredire tout je suis qui voudrait, à partir de l’avènement de l’être, prétendre à l’existence par une sorte de raisonnement qui ferait valoir que, s’il y a de l’être, c’est bien qu’il y a eu une chose. La signification vide est bien de l’ordre d’un je ne suis pas, soit je ne suis rien de tout ce qui se dit de moi pour me faire accéder à l’être langagier.

À ce point je peux faire une pause, d’abord parce que je n’ai plus besoin de vous expliquer le pourquoi de mon titre : « Rhinopotame ». C’est une chimère, non un hybride (puisque celui-ci est réalisable). J’ajoute seulement que j’ai profité d’un lapsus mnésique de Marie-Jean Sauret. Le jeune analyste qui vient en contrôle chez Lacan est comparé par lui non pas à un hippopotame mais à un rhinocéros. Mais, après tout, Sauret et moi ne sommes-nous pas la preuve qu’une chimère existe ? C’est une autre question.

Pause aussi parce que, désormais, je suppose que vous me précédez. Cette advenue à l’être à partir de rien, qui troue l’être du ça parle de lui, n’est-ce pas l’amour, soit ce qui est le contraire intime du langage tout en étant, du langage, une conséquence qui marque originairement son handicap ? L’amour, c’est ce que le langage laisse de lui au réel.

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Nous avons donc le moi réel initial, en tant que signification vide. On peut conjecturer que ce vide est, dans un temps qui n’est second que logiquement, meublé d’identifications. Disons, pour faire court, que le moi choisit ce qui, dans le ça parle de lui venant de l’Autre, ce qui fait support au désir. Autre chose est la Bejahung, l’affirmation, ce par quoi quelque chose est « laissé être ». Y a-t-il un rapport entre l’aimer et l’affirmer (Lieben, Bejahen), entre aimer et dire oui ? Il y a, selon Freud, une part de la libido qui se porte sur le moi, une autre qui se porte sur l’objet. Est-ce que la libido qui se porte sur le moi, soit le narcissisme, ne serait pas dérivée de cet « aimer » ?

La question est moins simple qu’il n’y paraît parce que la libido participe du sexuel, c’est-à-dire d’une mobilisation du corps pulsionnel. Ce corps pulsionnel, c’est celui dont Lacan parle dans « Radiophonie », soit le corps dans lequel le symbolique est incorporé. C’est d’ailleurs ce point que je souhaite ce soir examiner avant de conclure. Ça parle de lui donc, et c’est dans un ça parle de pas-lui que je, grâce à la signification de l’amour vide, naît. Je dis je, mais c’est sans doute impropre, au sens où le je, comme shifter, est la résultante d’un processus assez complexe et n’est pas plus d’une génération spontanée que les bactéries de Pasteur. Cela étant, on pourrait se dire : attendons que le bébé parle et il pourra alors s’opposer, et se défaire du ça parle de lui qui n’est que l’application à son sujet du fantasme de l’Autre. Fort bien ! Mais entretemps le symbolique a été incorporé, et c’est cette incorporation qui installe, par le corps, ce qu’on pourrait appeler les modes d’addiction aux objets pulsionnels. Le mal, ou le bien, est fait. Et il est patent que la parole ne suffira pas à changer cette incorporation par de simples paroles. C’est à ce niveau que la psychanalyse, et elle est la seule à pouvoir le faire (la psychothérapie peut se définir comme ce qui échoue à changer la corpsification), peut répondre. Elle peut y répondre parce que son rapport à la parole passe par l’équivoque, à concevoir non comme une simple distraction langagière, mais comme ce qui, en faisant ressurgir le vide de la signification, dé-bétonne (que ce verbe existe ou non) la corpsification et a un effet de sens réel. Paradoxalement, c’est parce que, dans l’amour, nous posons un être auquel nulle chose ne correspond que nous pouvons passer de l’être à l’existence.