Le réel, la jouissance, le hors discours…

mars 2009

Congrès national du « carrefour AEMO » Montauban

Le réel, la jouissance, le hors discours… Comment s’orienter dans le travail à partir de cela dans une institution de protection de l’enfance… ou quelques réflexions sur l’analyse de pratique.

L’analyse de pratique est d’abord un outil. Pour l’utiliser, il est important d’avoir une idée de la matière que l’on travaille et de la finalité qu’on poursuit. Je vais tenter de cerner d’abord ce qu’on peut dire de cette « matière » dans notre champ de protection de l’enfance, en assistance éducative, pour ensuite en déduire un certain maniement de « l’analyse de pratique ».

Pour cela, je vais partir d’une expérience concrète que j’ai faite dans le service d’AEMO dans lequel j’interviens. Vous avez tous entendu parler de cette affaire terrible du réseau de pédophilie d’Angers. Ca été pour nous un choc. De plus, les pratiques de travail social ont été mises en cause par une certaine presse, par les avocats de la défense et dans l’opinion : il est vrai que pour quelques cas, (pour d’autres des signalements avaient été faits) des enfants abusés, étaient suivis en assistance éducative durant la période où ils étaient victimes de ces abus, sans que nous ayons eus la notion de ces choses là.

Donc un choc… et aussitôt, une question : y avait-il des choses que nous n’aurions pas perçues et que nous pourrions retrouver après coup et si c’est le cas, quels enseignements en tirer. Avec l’accord et le soutien de notre direction, nous avons créé un groupe de recherche clinique avec une dizaine de collègues, dans lequel nous sommes revenus sur des mesures dont l’exercice était achevé. Le critère de choix de ces études était d’avoir été intervenant de la mesure, d’avoir une question et de vouloir l’examiner. Nous avons étudié jusqu’alors cinq mesures, dont deux appartenant au réseau de pédophilie, depuis un peu plus de trois ans. Des textes ont été écrits pour chaque cas, et un article de synthèse (« l’impensable ») a été publié sur les sites internet « Oedipe » et « APJL (Association de psychanalyse Jacques Lacan) », en archive.

Le réel et la jouissance…

Ce qu’on peut en dire, c’est que, hormis le signalement, dans quatre cas, ces situations graves d’abus sexuel et de violence se caractérisaient par l’absence de signes ou de symptômes repérables « objectivement », qui auraient pu indiquer que ces enfants étaient en souffrance durant l’exercice de la mesure. Le suivi en AEMO de l’une d’elles, l’une des petites filles les plus abusées du réseau de pédophilie, avait même suscité l’étonnement de son institutrice : « pourquoi la suivez vous, elle, elle va bien, il y en a d’autres qui auraient davantage besoin de vous » avait-t-elle dit à l’éducatrice. Elle apparaissait par ailleurs gaie, spontanée, joviale.

Ce que nous avons retrouvé se situe dans un autre registre : il s’agit de quelque chose qui s’éprouve dans la rencontre avec les parents ou l’enfant, dans l’échange de parole. Et sur ce plan, nous avons repéré un axe fort, commun à toutes ces situations : il y a dans le cours de la mesure, un moment clé, où la personne qui intervient a rencontré quelque chose d’un « réel » qui l’a troublée, qui l’a mis mal à l’aise, car elle entraperçoit de manière inattendue quelque chose d’inconcevable jusqu’alors. Ce processus s’effectue de deux manières : soit très incidemment, par une parole allusive, un comportement équivoque, presque fortuitement, et on entrevoit alors très fugitivement quelque chose qui apparaît « inouï » (ex. de la mère d’Axelle et du beau père d’Océane), qui sidère. Cela suscite un sentiment paradoxal, en raison de la contradiction qui existe entre la gravité que ça fait soupçonner et le caractère banal de l’énoncé, d’allure anodine (le beau-père d’Océane), ou irréelle (la mère d’Axelle). On ne sait pas trancher entre ce qui serait avéré ou imaginaire, ce qui crée une impression d’incrédulité. On en vient à douter d’avoir entendu ces choses là, et même à penser les avoir imaginées soi-même.

Soit ça s’effectue de manière brutale et sidérante. Dans un cas, ça a pu avoir des conséquences traumatiques : la violence soudaine du rejet de l’enfant, exprimé physiquement par un parent (qui projette l’enfant brutalement vers l’éducatrice) lors d’une visite à domicile est telle, qu’elle a déclenché une réaction psychosomatique aigue chez l’intervenante (affection dermatologique à l’endroit de son corps où l’enfant s’était accrochée à elle) dont elle n’a pas pu parler sur le moment tant elle était affectée personnellement. Dans tous les cas, ça laisse sidéré, honteux, dans une sorte de confusion où l’on s’éprouve vaguement coupable d’avoir déchainé cette violence qu’on prend à son compte, dont on se sent quasiment l’auteur. Ca laisse en tous cas « sans voix », en panne de mots pour le dire, et dans l’envie de garder pour soi ce dont on ne sait trop quoi faire.

Ce qui est très important à noter, c’est que ces surgissements du « réel » se sont révélés être « exactement » une manifestation, une expression concrète du problème que l’enfant vivait (il était de manière gravissime l’objet abusé et maltraité de l’adulte qui avait suscité ces choses chez l’intervenant), tel qu’il s’est découvert par la suite. Il est troublant de constater que ce qu’on rencontre alors suscite justement ce sentiment d’être soi même en position d’objet de quelque chose qui rend mal (la mère d’Axelle, qui en une phrase, « ruine » toute l’orientation de travail de la mesure depuis des mois sans qu’on puisse pour autant s’appuyer sur ce qu’elle vient d’avancer, le caractère équivoque des propos et du comportement du beau-père d’Océane, la brusque rage de la mère de Martine), qu’on identifie mal, qui empêche de penser, qui impose le silence. C’est un peu comme si on s’éprouvait effacé comme sujet à ce moment là, ce qui n’est peut être pas sans lien avec ce que vit l’enfant, avec sa position particulière d’objet des parents en question, de ces parents qu’on rencontre à ce moment là. Lors des séances du groupe de recherche, les intervenants se souvenaient bien du sentiment de malaise éprouvé lors de ces « moments clés », et de ce qui était alors difficile à caractériser pour eux.

Ce que nous avons constaté ensemble, c’est qu’à cause de cela, ces intervenants ont eu beaucoup de mal à donner un statut à tout cela dans la suite du travail, à en parler. Ce sont des moments qui sont restés comme « entre parenthèse », isolés, quelques fois même clivés du reste du travail, un peu comme l’intervenant avait pu se sentir l’être en tant que sujet dans l’expérience qu’il faisait alors. Sans compter qu’on peut également prêter aux collègues la même réticence à entendre parler de ces choses qui semblent si déplacées et incertaines, et qui sont ressenties de manière aussi intime et personnelle. On peut craindre s’exposer trop si on en parle, tant il est difficile de discerner dans ce qui affecte sa part propre, et ce qui appartient à l’autre, à ce qu’on a rencontré dans la situation (ex. de Flora).

Voilà, quelque chose a donc été perçu, puis écarté. Alors, comment comprendre cela ?

D’abord, il est peut être utile de se donner des repères et de préciser de quoi il est question quand on parle de « réel ». Là, outre le sens commun, c’est surtout dans le sens où Lacan en parle : le « réel », c’est ce qui dans l’expérience est hors sens, hors langage. C’est « l’expulsé du sens » (séminaire R.S.I), parce que c’est en deçà et au delà des possibilités mêmes du langage. Quand on y touche, ça laisse « sans voix », en panne de mots pour dire. Dans les cas les plus graves ça va jusqu’au traumatisme, jusqu’à faire vaciller les assises symboliques d’un sujet, voire les dévaster (lors des attentats par exemple). Le réel c’est d’abord « l’impossible », « l’impossible à dire », l’impossible à penser, c’est l’impensable et l’innommable. C’est d’ailleurs exactement pour cette raison qu’il faut en parler…

Dans notre champ, le « réel » ça s’articule à des choses précises : c’est du réel d’une « jouissance » hors- limite, en excès, qu’il s’agit. Ca demande de s’entendre un peu sur ce terme : dans le sens lacanien, la « jouissance » n’est pas à confondre avec le plaisir sexuel qui n’en est qu’une part. Il s’agit d’une composante majeure du fonctionnement psychique qui se lie au « réel » du corps, au corps qui vit. C’est ce qui fait qu’un sujet n’est pas un pur esprit, qu’il est incarné, un sujet de chair, un sujet qui « jouit » dans et de son corps mais aussi de ses relations avec d’autres, avec d’autres corps, sexuellement à l’occasion mais pas seulement. La jouissance, c’est le « réel » du vivant, c’est la vie qu’on possède tout autant que la vie qui possède… Elle se « règle » pour une part dans le nouage du corps avec la parole, par la loi humaine, la loi symbolique ou loi de l’interdit de l’inceste.

La jouissance « hors limite » et la protection de l’enfance, la « fabrication » humaine…

Cette question de la jouissance est au cœur de notre champ de protection de l’enfance, où la maltraitance, l’inceste, les abus de toutes sortes sont bien des manifestations d’un « trop » de jouissance dévastateur, « hors limite ». Notre raison d’être, c’est la « protection » de l’enfant en « risque de danger » d’être l’objet de ce trop de jouissance par l’adulte qui est responsable de lui, qui peut en jouir d’une manière pathologique, déviante ou perverse, ou bien qui est trop occupé à jouir ailleurs alors qu’il doit assurer une présence « secourable » à cet enfant… Or, sauf exception, ce « trop de jouissance » de l’inceste, des coups, du rejet ou de l’abandon éducatif ou affectif, c’est quelque chose qui ne se dit pas. Ca se fait, ça se « jouit », ça se tait et ça ne se pense pas, sauf dans la perversion… « C’est » avant tout. Or, dans ce que je vous dis, il y a l’hypothèse que c’est une part de ça qui s’impose quelque fois dans le « réel » de la rencontre avec un sujet (là un parent) : en effet, il y « est », avec son mode de jouissance, bien au-delà ce qu’il en sait et de ce que nous en savons, et il arrive que nous en éprouvions quelque chose parce qu’une parole, un geste, une manière d’être l’expriment. C’est d’ailleurs cela qui peut nous conduire à nous sentir quelquefois nous mêmes « objets » de quelque chose qui nous rend « mal » comme on dit, sans toujours pouvoir non plus le nommer et même le penser.

Car, dans ces moments là, on peut avoir du mal à penser, et pour cause ! Ce sont bien des choses « impensables », également parce qu’elles touchent aux fondements de la « fabrication humaine », au franchissement des interdits les plus fondamentaux de la subjectivité et de la socialité humaines (l’inceste, la violence, le refus de l’altérité). Nous sommes construits en tant que sujets sur le refus de ces choses là pour pouvoir vivre ensemble. C’est ce que Freud évoque dans « Malaise dans la civilisation ». Il y dit que « la civilisation repose sur le principe du renoncement (culturel) aux pulsions instinctives ». Le terme allemand utilisé par Freud et traduit par « renoncement culturel » est « kulturversagung », qui signifie littéralement « refus de la civilisation », refus des instincts propre à la civilisation. La civilisation se constitue en effet à partir d’un sacrifice de jouissance, dans ce refus de donner libre cours aux pulsions, ce refus qui a constitué en nous les « digues du dégoût et de la pudeur » comme le dit Freud.

Ce refus que nous avons intériorisé, symbolisé comme on dit, est une barrière certes, une digue, mais comme toute barrière, elle borde ce dont elle sépare, qui reste proche, cette part d’obscénité que nous rencontrons aussi dans notre travail, une part qui confine quelque fois à la barbarie. On y saisit alors dans l’écœurement et avec répulsion que le pire est possible, car en effet, ce n’est pas sans « malaise » que nous sommes civilisés… Ceux qui ont vu l’émission controversée d’Hondelate à propos du « réseau » peuvent avoir une idée de ce que cela provoque sur ceux qui ont été en contact direct avec ces choses là, les policiers surtout, mais aussi certains magistrats, avocats, jurés, travailleurs sociaux.

Or, dans notre travail, cette part de « barbarie » touche surtout à des choses intimes, difficiles à reconnaître en soi : elle renvoie chacun à l’infantile, à la sexualité infantile, à la « perversion polymorphe », c’est-à-dire aux choses les plus déplacées, les plus « réprouvées » par notre conscience, bref à tout ce qui suscite de la répulsion et qui est frappé « d’amnésie infantile ». Et là, pas de protection définitive face à cela, pas même celle d’une analyse. Si on revient à ce que beaucoup considèrent absolument à tort comme une chose dépassée, « Les trois essais sur la sexualité » de Freud, on y lit ce qu’il y conçoit, qui est proprement scandaleux : « la tendance à la perversion n’est pas quelque chose de rare ou d’exceptionnel, mais une partie intégrante de la constitution normale… l’enfant est prédisposé à être pervers polymorphe, ce qu’il peut devenir suite à une séduction… l’amnésie infantile (qui) est acceptée comme un fait naturel sans que l’on ne s’en étonne… est liée à l’intensité des pulsions liées à la sexualité infantile, à ces « impressions fortes », tombées dans l’oubli, qui n’en ont pas moins laissé dans notre âme des traces profondes ». Autrement dit, l’intensité de l’amnésie infantile est liée à l’intensité des « instincts », des pulsions qui doivent à tout prix être maintenus sous le boisseau, refoulés, pour rester civilisé. Mais c’est toujours présent, actif, chez tous, c’est le reste « d’infantile », de « non civilisé » en chacun, sans qu’il ne soit question là de quelque pathologie.

Pour cette raison, il n’y a rien que nous ressentons comme nous étant plus « intimement étranger » que ces choses là. Pour cette raison, tout surgissement de cette dimension de la « jouissance hors limite » ressuscite en soi un autre surgissement, celui du refus d’ y être mêlé, et le vœu de ne rien savoir de ce qu’on sait pourtant un peu, cette « horreur commune » que nous voudrions ne pas avoir en partage, (ex. de cette éducatrice qui dit à propos d’une mesure où l’inceste apparaît, « on a envie de vite refermer le couvercle »). Ce refus, on peut dire que c’est aussi pour une part le refus de notre propre « réel ».

Si je résume ce dont il est question, je dirai que ce réel d’une jouissance en excès qui est à limiter pour aider les enfants et les parents, qu’il faut pour cela reconnaître, c’est de l’ordre non seulement de l’impossible à dire, mais c’est aussi de l’ordre de quelque chose qui se tait avant tout, et quelque chose à quoi on n’a pas du tout envie de penser ! C’est donc un truc pas commode à approcher !

L’implication subjective de l’intervenant

Alors, quelles conséquences peut-on tirer de tout cela ?

Tout d’abord, notre travail nous a convaincu de faire leur place à tous ces éléments, aussi marginales soient les conditions de leur apparition : prendre la responsabilité de dire, nommer, faire entendre. Ceci est développé dans l’article de synthèse.

Mais en lien avec la question qui nous occupe, l’analyse de pratique, je vous propose l’évidence suivante : dans notre travail de protection de l’enfance, d’assistance éducative, le chemin d’accès au problème « extérieur » dont on a à prendre la mesure dans la situation de l’enfant, passe aussi par la résonnance que ça suscite à l’intérieur de soi dans une rencontre. C’en est même quelquefois le seul indice, car on n’accède pas au « réel » de l’autre, mais au nôtre, ou plutôt à ce que ce qui s’en approche en nous. Mais si cet « extérieur » s’attrape à « l’intérieur », c’est donc d’abord un « intérieur » qu’on veut loin de nous, qu’on veut extérieur à soi, surtout quand quelque chose nous en fait trop approcher. Nous avons un rapport toujours problématique et conflictuel à ces choses là… Mais elles nous touchent, elles nous impliquent toujours.

Ca indique que l’implication subjective de l’intervenant est non seulement une donnée incontournable, mais qu’elle est un chemin qui demande à être reconnu, qui nécessite qu’on en prenne soin, car c’est par lui que « passe » cette part de réel si déterminante à saisir pour mieux s’orienter dans l’aide à apporter aux enfants. La réalité humaine que nous rencontrons en assistance éducative s’appréhende d’abord de manière humaine, c’est-à-dire dans une rencontre, dans une relation. Or non seulement on y côtoie des choses qui ne nous laissent pas toujours indemnes, mais elles sont souvent masquées, cachées, et le seul indice de leur perception, c’est cette intuition problématique que nous en avons en tant que sujets, à partir de ce qu’on éprouve, de ce qu’on pense et qui nous trouble parce que ça résonne avec certaines choses en soi, sans autre assurance d’abord que cela. Ce n’est pas tant de la subjectivité et la personne de l’intervenant en elles mêmes dont il est question là, c’est de ce dont elles sont le support dans une rencontre et une relation de travail. C’est cela qui demande à être « travaillé » comme on dit, mais ça ne peut être travaillé qu’à partir de la matière d’où l’on peut l’extraire, et cette matière c’est le « réel » de notre implication, celui de notre manière d’être affectés et questionnés dans la relation avec l’autre.

Travailler cela, c’est d’abord pouvoir en parler, le nommer, le reconnaître. C’est une clinique qui se construit non pas sur un placage de savoir, dans l’extériorité du diagnostic psychiatrique ou psychopathologique habituels, mais sur le réel singulier à approcher. Il s’approche à travers ce qui se joue, s’affirme et se réalise dans la relation, au cœur de laquelle s’exprime la part du sujet et son mode de jouissance, ce qu’il y « transfère » de son être, bien au-delà de ce qu’il en sait et de ce que nous en savons de prime abord. C’est là que l’analyse de pratique peut être, parmi d’autres, un outil intéressant, parce qu’il offre un cadre, un support pour travailler tout cela dans l’après coup, pour en parler. Mais à condition de poser certains repères à son maniement :

Quatre repères pour l’analyse de pratique :

1) Tout d’abord, son moteur même doit rester la demande. Car si l’implication subjective de l’intervenant est une donnée dont il faut prendre soin, ça passe par accepter qu’elle lui appartient, qu’il est le seul à pouvoir en disposer. Cette part d’implication subjective, c’est la part du sujet, même si c’est dans le cadre d’une fonction. Pourquoi est-ce important ? Parce que tout ce dont j’ai parlé tout à l’heure au sujet du groupe clinique, tout ce qui est « mis de côté » l’est par une opération qui appartient intimement à l’intervenant, au sujet qu’il est, même si ça touche à ce que j’ai appelé « l’horreur commune ». Ce n’est donc que de son désir, de sa décision, que peut venir l’opération de rouvrir en en parlant son rapport à cette part de ce qui l’a impliqué et affecté C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans ce groupe de recherche. C’est pour cela que le mouvement propre, le désir de l’intervenant, sont les seuls pivots de l’affaire, sauf à en pervertir l’usage. C’est un point qui exclut tout contrôle et toute intimation extérieurs au mouvement du sujet, à son vœu de prendre ou non la parole. On peut simplement l’encourager. Bien au-delà d’une recommandation de « bonne pratique », il s’agit là de commencer à traiter ce dont j’ai parlé, à savoir l’engluement de l’intervenant comme des enfants dont il s’occupe, dans le réel d’un « trop de jouissance » : réintroduire du sujet là où il était en danger de disparaître, en misant sur son mouvement propre dans le fonctionnement même du dispositif de l’analyse de pratique, c’est cela qui contribue à instituer un écart qui peut avoir ensuite des effets dans la situation qu’on traite. Car le « sujet », c’est d’abord une place dans un discours, une place irréductiblement unique et différenciée, une pure différence. Nul autre ne peut répondre, parler ou demander à sa place. C’est ce qui distingue l’analyse de pratique des réunions de synthèse et d’évaluation, qui ont toute leur importance, dans lesquelles l’ « autre » de l’institution est à la « commande », sans qu’on ait nécessairement une question et une demande.

2) Pas d’autre enjeu immédiat que la parole. Le dispositif de l’analyse de pratique ne doit pas avoir d’autre enjeu immédiat que d’être un moment d’échange dans la parole. L’analyse de pratique, c’est la possibilité de dire, et ce qu’on y dit ne doit servir à rien d’autre qu’à être dit. C’est pour cela que l’institution qui accueille un groupe d’analyse de pratique, ne doit pas l’utiliser directement pour en extraire du savoir à partir ce qui s’y dit. Car si ceux qui y participent tentent de se repérer dans les embarras possibles liés à l’invasion d’un « trop de jouissance » dans la rencontre avec l’autre, ce n’est possible que si cet autre « autre » qu’est l’institution consent à ne pas « jouir » du dispositif dans lequel on se coltine à cela, c’est-à-dire à ne pas « l’instrumentaliser ». Quelque chose là n’est pas capitalisable pour elle. Pas de liberté d’entendre, chose qu’on vise, sans expérience de la liberté de dire, hors de tout enjeu normatif ou hiérarchique (ce qui ne veut pas dire que la hiérarchie doive être obligatoirement absente, si elle prend le risque d’une parole). Une personne qui participe à un groupe d’analyse de pratique dans lequel j’interviens depuis des années, disait lors d’un bilan « c’est le seul endroit où l’on peut poser une question sans devoir trouver obligatoirement une réponse, où l’on peut tout dire ». L’air de rien dans cette remarque, il y a quelque chose d’essentiel : pouvoir tout dire sans qu’immédiatement ou dans la suite ça entraîne des conséquences dans la réalité institutionnelle, c’est très exactement faire l’expérience du registre même de la parole comme étant un registre qui vaut en lui même, parce qu’il supporte cette fonction essentielle de la représentation, de la pensée, d’un « écart » dans le réel. Mais pour que la parole se déploie, il faut avant tout qu’elle soit adressée à quelqu’un. Alors, si c’est le cas, quand quelque chose de notre embarras peut se dire à d’autres dans une séance, on n’est plus tout à fait pareil après : on n’en jouit plus de la même manière, quelque chose s’est partagé, on s’en sépare un peu. Mais surtout, ça devient un dire par lequel on replace du sujet dans notre expérience. La nomination à d’autres de ce à quoi on a à faire, tant au dehors qu’en dedans, c’est cela qui introduit du tiers, qui fait coupure. La coupure, le tiers, c’est en fait le sujet lui-même : il s’institue dans la parole qu’il adresse, qui le dégage de la lourdeur et de l’opacité du réel dans lequel il peut être englué. Il le « troue », il respire mieux…

3) Il s’agit d’un savoir à construire. Poser la demande, donc la parole de l’intervenant comme moteurs de l’analyse de pratique, c’est également lui supposer un savoir particulier et déterminant sur la situation, parce que c’est lui qui a rencontré, c’est lui qui était « au contact », et que ce qui passe par lui, il est bien le seul à pouvoir en témoigner et en parler. Ce savoir n’est pas celui de sa formation, même si il a son importance, c’est celui qui est contenu dans ce qui a « passé » du réel particulier à l’être de ceux qu’il a rencontré, bien au-delà de ce qu’il en sait de prime abord. Ce qu’on a découvert dans notre travail clinique, est en effet lié au fait que l’intervenant a bien voulu en parler. Or en parler, c’était d’abord pour lui parler de ce qu’il ne savait pas, avant de le dire en l’adressant au groupe. Ce savoir particulier à l’intervenant est avant tout un savoir insu, un savoir qui est à construire, dans l’échange de parole, parce qu’il est en attente chez celui qui parle. Ce savoir prend tout son relief parce que ce dans qui se découvre alors, on fait en même temps l’expérience qu’on ne savait pas avant d’en parler à quel point « c’était là », sans qu’on le sache. Ce qui se mesure alors, c’est l’extraordinaire présence de l’insu, de l’impensé, et c’est par là qu’on commence à rendre concret dans notre travail un rapport concret à l’impensable. Un rapport seulement, car de l’impensable il y en aura toujours…

4) Il s’agit de « représenter ». Re- présenter le rapport à l’impensable par exemple, c’est très concret ; Fréquemment, dans les groupes d’analyse de pratique, il s’y éprouve quelque chose du « réel » de la situation presque « physiquement », dans l’opacité, dans ce sentiment d’y être englué sans recours. On y fait l’expérience lourde, pénible quelque fois, de ce qui « résiste » à la parole, à la pensée. C’est donc bien une remise en jeu de ce qui fait puissamment énigme dans la situation dont on parle qui se « re-présente » là, dans la séance, comme on dit d’une occasion qu’elle se représente. A cause de cela, puisque c’est un moment où l’on est là pour rien d’autre qu’en parler, on va pouvoir introduire de la re-présentation, de la pensée, au cœur de l’épaisseur de ce qui résiste, par ce qu’on va se risquer à en dire. Parfois, une remarque, une question, qui suivent ce silence où l’on se sent bien démunis, et tout un pan de ce qui ne se savait pas commence à émerger ; Autre manière de dire encore une fois qu’on « travaille » là la « matière » dont je parlais tout à l’heure.

En vous disant c’est très concret tout cela, je pense à une d’une séance d’analyse de pratique dans laquelle j’étais l’intervenant : il s’agissait d’infirmières d’un établissement sanitaire qui avaient à faire avec des jeunes filles très difficiles, certaines en soin psychiatrique. Elles relataient un épisode durant lequel un accès d’agitation agressive aigue avait été impossible à calmer autrement que par une contention physique qui aboutit malencontreusement à une chute, avec comme conséquence un léger hématome. La jeune fille dit aussitôt « vous n’avez pas le droit de me brutaliser, je vais porter plainte ». Consternation dans le groupe devant les conséquences possibles de cette intention. Un consensus se dessine pour questionner la politique médicale d’admission dans l’unité. Tout le monde est à l’unisson et l’échange aurait pu se terminer là. Puis une question est posée, toute bête : « elle a toujours été comme cela avec vous, agitée, agressive ? » Une réponse, celle d’une infirmière qui la connaît depuis le début, relativise : « non, l’année dernière, on pouvait parler avec elle, elle était dans le soin, on sentait qu’elle avait envie de s’en sortir, ça comptait pour elle d’être ici… là ce n’est plus comme ça, … impossible de parler avec elle, elle veut tout fiche en l’air, il n’y a que ça qui l’intéresse, on ne sait plus quoi faire, il faudrait la mettre dans l’autre unité »… Puis on se prépare à passer à autre chose, à voir comment penser ce départ. Mais, une autre question, posée par une infirmière récemment arrivée : « quoi, pourquoi l’année dernière ? ». On cherche… et quelqu’un dit : « elle avait une relation très forte avec Mme X., l’aide soignante. On aurait dit qu’elle était une mère ou une grande sœur pour elle ». Ceux qui la connaissent opinent… « Ah ça c’est sûr, oui, c’est depuis qu’elle est partie qu’elle est comme ça… ». Un constat donc, d’impuissance : on n’y peut plus rien, cette aide soignante est partie travailler ailleurs. Mais on maintient la mise en question : « mais pourquoi, elle le savait, elle l’avait prévenue, on a préparé, ce départ ? » Et là, on apprend que cette personne avait demandé que rien ne soit dit de son départ à cette jeune fille plusieurs mois avant, et qu’on maintienne ensuite ce silence sur son nouveau lieu de travail. Cette jeune fille a donc vu brusquement disparaître cette femme qui de l’aveu de tous comptait beaucoup pour elle, sans qu’aucune parole ne lui soit alors tenue sur les vraies raisons de cette absence et de ce départ. Comment ne pas se sentir alors l’objet du caprice de l’autre, de sa « jouissance », un objet non respecté, au sein même du lieu où elle avait risqué sa confiance et un espoir qui étaient pour elle un risque, compte tenu de la position abandonnique et rejetante qui avait toujours été celle de ses parents ? C’est sans doute ce qu’avait perçu avec acuité cette personne, et dont elle a cru la protéger en faisant ainsi, en se protégeant elle-même d’une séparation douloureuse… Allez donc lui jeter la pierre ! Les infirmières qui intervenaient dans cette unité étaient compétentes, intéressées par leur travail, sensibles à la complexité de ce qui se joue dans une relation de soin et à l’histoire des jeunes qu’elles avaient en soin. C’est sans doute pour cette raison qu’elles avaient été sensibles aussi à l’importance de cette relation existant entre cette jeune fille et cette aide soignante, relation dans laquelle elles ont été elles mêmes prises jusqu’à ne pas pouvoir interroger le caractère problématique de son issue. C’est en croyant sincèrement la « protéger »et respecter cette relation qu’elles ont participé de cela… Mais il apparaît alors avec un relief inattendu dans la séance tout autre chose : on prend la mesure du « réel » en cause là, celui de l’abandon éprouvé par cette jeune et, de ce qui apparaît davantage être devenu la détresse et la défiance envers tout « autre » que ne cesse maintenant d’exprimer cette adolescente. Elle a vécu là une forme de répétition qui l’a replacé, à l’insu de tous, comme objet à la merci de l’Autre, comme c’était le cas avec sa mère abandonnique. On la perçoit alors tout autrement. Mais surtout, surtout, on prend la mesure qu’on a participé à cela sans le savoir, qu’on a même été sans le vouloir les « agents » de ce qu’on voulait pourtant à tout prix éviter. C’est une expérience qui « décoiffe », une expérience du « réel » de l’inconscient, de « l’inconscient réel » …

Mais vous voyez que ce qui se découvre, il a fallu aller le chercher ; Pour cela, il en faut qui supposent qu’il y a derrière la remarque anodine, la question banale, quelque chose qui reste à débusquer, alors qu’on se prépare à passer à autre chose. Il faut pour cela qu’il y en ait au moins un, au moins l’intervenant extérieur mais ce n’est pas nécessairement le seul, pour qui l’expérience de l’inconscient, l’expérience de ce rapport problématique à un « réel » toujours hétérogène à la conscience qu’on en a, n’est pas simplement théorique. Que cet intervenant en analyse de pratique ait par ailleurs une pratique de l’analyse en étant analysant ou analyste, est une condition dont il me paraît difficile de se passer. Parce que l’inconscient, c’est « concrètement » réel : c’est ce qui, en nous, sait sans qu’on le sache, c’est là où ça jouit d’une manière dont on ne veut rien savoir, et c’est là où « ça » ne cesse pas de ne pas se dire complètement…

Trois remarques…

Alors, pour tenter de resserrer l’enjeu de l’analyse de pratique, trois remarques importantes maintenant : d’abord première remarque : l’objet, la « matière » à approcher en analyse de pratique, c’est quelque chose qui surgit dans l’échange souvent à la marge, de manière fortuite, inattendue, dans un moment où cet échange peut être orienté sur tout autre chose : ça veut dire que d’une manière concrète, il se re-présente dans ces séances le même rapport au réel, à cet « impensé » que celui dont je parlais tout à l’heure dans nos situations : c’est dans cette dimension d’abord « incertaine », marginale, que se loge souvent ce surgissement de « l’inouï » (au sens tout autant d’in-entendu et d’inentendable) que j’évoquais au début. L’air de rien, poser cela au passage, c’est poser quelque chose qui objecte à toute pratique qui s’orienterait surtout sur des critères préétablis, objectivés en extériorité… Ils peuvent devenir un moyen sûr d’empêcher l’émergence de ce qui est à découvrir, puisqu’ils viendraient recouvrir cette place vivante de l’énigme, cet aiguillon d’une question ouverte sur ce que nous ne savons pas, et qui apparaît aux marges beaucoup plus qu’en pleine lumière. Au passage, on peut noter que les protagonistes du réseau de pédophilie « pratiquaient » les travailleurs sociaux depuis leur enfance, et certains depuis deux générations… Ils en savaient quelque chose, eux, de leurs bonnes manières et de leurs bonnes pratiques. Alors, en séance d’analyse de pratique également, on est tout prêts quelque fois à laisser filer ce qui se présente à la marge, parce qu’on est tous plus ou moins inconscients et qu’on se sent bien mieux comme ça. L’intérêt du groupe, c’est qu’il y en a toujours un ou deux, ou plus, à ce moment là, qui relèvent un truc, qui posent une question. Ce n’est pas nécessairement l’intervenant, même si sa responsabilité est de maintenir ouvert le questionnement sur ce registre. C’est ça, la fonction du groupe d’analyse de pratique : non pas de faire de la « colle », du dire et penser « en rond », au chaud, mais de témoigner, à travers la présence de chacun, de l’importance de ce rapport à ce qui ne « se sait pas », à « l’inconscient réel ». C’est cela qui fait tiers entre les membres du groupe, qui « troue » la « colle » toujours possible. Pour cela, il faut un intervenant « extérieur » certes, mais surtout un engagement, une constance aux séances, un cadre qui tienne et qu’on respecte. C’est une manière de prendre soin de l’engagement de chacun et de ce rapport là, très concret mais aussi très fragile, à l’énigme, à l’insu, à l’impensable. Pour cela la confiance est essentielle, et le respect par les participants du cadre la soutient.

Ensuite deuxième remarque, il me paraît très important de souligner que ce que vise l’analyse de pratique, ce n’est pas d’arrêter un savoir certain sur la « situation » dont on parle. C’est au contraire d’un savoir « troué » dont il s’agit. Il se révèle comme quelque chose qui d’abord ne se savait pas, à partir de quoi naît une question nouvelle. C’est un savoir qui décomplète, et c’est ça qui permet d’aller plus loin. C’est ça l’enjeu : pouvoir rencontrer à nouveau ceux dont on s’occupe, avec cette ouverture d’une question qui les pose eux mêmes comme détenteurs d’un savoir qu’ils sont les seuls à pouvoir livrer, en s’ajustant sur des enjeux subjectifs qu’on identifiait mal avant d’en parler. C’est un petit rien qui peut changer beaucoup de choses. Même, à l’extrême, dans le cas du beau-père pervers, lui dire comme a pu le concevoir l’intervenante après coup « expliquez-moi cela, comment de n’être pas son père pourrait davantage vous permettre de l’approcher »… Là non plus, ça ne changera pas la face du monde, mais ça peut en éclairer un côté, ça peut pousser l’autre, le pervers, à en faire de trop, à alerter davantage, et alors ça peut forger une conviction et un signalement… C’est comme cela que la parole opère dans le réel.

Car, troisième remarque, une question, un dire, c’est aussi du réel, ça modifie quelque chose dans le réel de la situation, parce que d’y être engagé dans cette situation, on en fait partie, on en est soi même un « bout du réel » et que ce qu’on y introduit comme discours et comme « pensée » peut avoir des conséquences incalculables… Car lorsqu’on parle de quelqu’un, le temps qu’on prend pour cela et ce qui s’y passe, « porte » d’une certaine manière son nom, ça nous le rend présent d’une manière dont on n’a pas idée, c’est aussi ça qui aura des effets pour lui quand on le rencontrera à nouveau (ex. Lydie et sa tenue). Vous voyez par exemple que dans cette histoire de la jeune fille, dans sa manière d’être dans toutes ses relations, elle cherchait à « jouir », c’est-à-dire à être, en réalisant toujours davantage cette position subjective « d’abandonnée vengeresse » à laquelle elle était en danger de se fixer pour vivre. C’est cela qui se rejoue avec les infirmières. C’est à cause de la distance qu’on peut « instituer » au lieu même où l’on est puissamment appelé par l’autre, dans ce qui peut résonner intimement en nous à un point dont on n’a pas idée (là dans l’envie de la « jeter », de la réorienter), que peut quelque fois s’opérer les conditions d’ une coupure d’avec la répétition délétère du même, parce qu’on a pu en parler, le nommer et le penser. A cause de cela, on va mieux respirer, nous… Mais surtout on « institue » au moins un instant, au cœur de notre relation de travail, par cet « écart » qu’y installe la pensée et la nomination de ce qui s’y joue, la condition d’une nouvelle « donne » pour le sujet dont on s’occupe, en fournissant une « réponse » à sa demande qui va lui poser « question ». Elle peut le convoquer à la possibilité d’un autre destin dans ses rapports avec l’autre, le temps de notre rencontre, ce qui n’est déjà pas si mal. Le mieux qu’on puisse lui donner à cette jeune fille, c’est bien de ne pas la satisfaire, c’est de ne pas être son « complément d’objet de jouissance », c’est-à-dire ne pas la « jeter » de suite, et de pouvoir continuer à examiner tout cela avec elle si possible. Mais pour cela, il a d’abord fallu en faire un peu l’expérience, en « jouir » un peu, jusque dans ce sentiment de rejet éprouvé en soi. Car c’est en en reconnaissant en soi les traces, que nous pouvons en reconnaître aussi toute la portée dans la logique subjective de cette jeune, comme étant ce qu’elle ne cesse de fabriquer chez l’autre, c’est-à-dire aussi en nous… Il s’agit donc de se « déprendre » de ce dans quoi nous sommes pris, qu’on ne peut repérer qu’à la condition d’accepter de reconnaître y être pris… C’est un chemin fécond pour s’ajuster au sujet réel, pour entrapercevoir son drame, un chemin qui n’est pas du tout le même que de prétendre ne pas se laisser prendre… Mais pour cela, il faut en parler, le nommer, en reconnaître en soi les traces. L’analyse de pratique peut être un outil pour cela : faire de l’impasse et de l’embarras éprouvés un chemin pour entrer dans l’intelligence de l’être qui y insiste.

Pour Conclure…

Pour conclure, on peut s’en tenir à des choses simples : l’analyse de pratique dans le sens où je vous en parle, c’est simplement un lieu, un temps pour parler de ce qu’on ne sait comment dire, de ce dont on ne sait quoi penser au sujet de ce qu’on éprouve dans des rencontres liées à une situation dont on a la responsabilité. Au fond, au réel de la jouissance en excès dont l’enfant pâtit et qu’on rencontre de manière indirecte, on substitue le réel d’un dire, d’une nomination, qui va y instituer une un écart, une perte, une trouée. On peut alors reconnaître en la nommant cette part de jouissance en excès chez l’autre aussi à partir de la manière dont on est affecté, c’est-à-dire à partir de la manière dont on en « jouit » nous mêmes. C’est une option éthique : nous pouvons répondre de cette part de barbarie irréductible à laquelle nous avons quelque fois à faire et y opérer, parce que nous acceptons de l’avoir nous-mêmes en partage, jusque dans ces traces en nous qu’en sont le dégoût et la répulsion que nous en avons. C’est à partir de là que la Loi, l’interdit, peut s’énoncer de manière « juste ».

Notre travail de protection de l’enfance est une œuvre de culture et de civilisation, dans laquelle il s’agit de veiller à ce que l’état et le temps d’enfance d’un sujet soient respectés. L’analyse de pratique peut participer, parmi d’autres choses, de cette œuvre de civilisation en instituant un lien de parole, un lien social qui, au cœur du travail, s’oriente sur la nomination de cette « jouissance hors limite » qui ne cesse d’en défaire la tenue, en même temps qu’elle efface la place du sujet. La nommer, c’est en même temps en énoncer l’interdit, avec les conséquences qui doivent en découler. En nommant cette part de jouissance, on peut y restituer une part d’humain : elle est avant tout celle d’une légèreté, celle que dessine un manque qui porte un nom, la trace d’un peu d’absence au cœur du trop de présence qu’implique un trop de jouissance, la « trace » du sujet. Car une nomination, c’est bien d’abord le fait de quelqu’un qui porte un nom, ça fait également signe de quelqu’un à quelqu’un, car ça s’énonce d’abord dans un lien social, dans l’adresse à un Autre. Pour cela, il faut se laisser aller à tisser ce lien dans la parole, dans la langue, d’une manière où l’on fait concrètement l’expérience que les mots, ces mots qui sont le lien social même, « savent de nous ce que nous ignorons d’eux », comme le dit René Char. Je vous remercie.