Le ratage de l’amour

11 janvier 2009

Séminaire Toulouse : Deux, l’amour
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Ceux qui suivent notre séminaire auront pu constater que ni Marie-Jean Sauret ni moi-même ne nous embarassons d’un ordre programmatique,didactique,ou pédagogique une fois que nous avons lance les dés d’un titre.Je ne dis pas que nous arrivons à respecter la règle de l’association libre ( denomination de notre petite collection éditée par l’APJL), mais nul n’y parvient.C’est une règle faite pour être transgressée, parce qu’elle exige du sujet un devoir impossible : dire l’inconscient. Autrement dit, c’est une règle qui, à s’appliquer, se contredit.

Dans sa dernière intervention, Marie-Jean Sauret a évoqué le noeud borroméen et ce en quoi il sert d’entrée,pour Lacan, à l’amour (Les non-dupes errent ,18 décembre 1973).Il m’a discrètement fait remarquer que j’avais dû zapper ce passage de son exposé quand je lui ai demandé où Lacan avait parlé de ce noeud.C’est ce qui me motive à en parler aujourd’hui,alors que j’avais prévu autre chose.

Je note d’abord ceci, qui me paraît fondamental quand on se mêle de topologie :ce n’est pas le noeud,l’être du noeud qui est important, mais son dire.Je ne peux faire dire n’importe quoi à un noeud,pas plus qu’un psychanalyste ne peut faire dire n’importe quoi à son analysant.A dire vrai, un noeud est encore moins suggestionnable qu’un analysant !Nous avons donc, devant un noeud, à le questionner :quel est ton dire ?De cette façon, la topologie ne vire pas au modélisme, ou au modelage,parce que le questionneur doit justifier ce qu’il entend comme réponse.

A propos de ce noeud donc, Lacan entend ceci :à partir de Dieu, l’amour nous aspire.Voici de nouveau la question de l’amour pur.Cet amour pur est l’amour qui, s’épurant du sexe, parviendrait au mieux à suppléer à l’inexistence du rapport sexuel.Je precise, cette inexistence, à savoir que si vous faites l’amour avec un homme ou une femme, vous ne pouvez jouir à sa place, pas plus que lui ou elle ne le peut à votre place, cette inexistence n’est pas ontologique.On ne peut simplement pas écrire son existence, pour des raisons logiques articulables dont ,entre autres, le paradoxe de Russell.Cela étant,vous pouvez très bien imaginer un lieu où ce rapport existe,le paradis de Dante par exemple, ou celui de Milton, quand il est retrouvé.

Bien.

Pour suivre le fil de cette leçon de Lacan, il suffit, quant au nœud dont il va être question, de définir les ronds extrêmes et le rond moyen dans un nœud à trois ronds.Dans un nœud olympique, avec trois ronds qui s’enchaînent successivement (un s’enchaîne à deux,deux s’enchaîne à trois), seul le rond central,intermédiaire,est moyen au sens logique.Les deux autres sont extrêmes.Ce n’est qu’en coupant le rond moyen que vous pouvez libérer les deux autres.Par contre,dans un nœud borroméen, chaque rond est capable à son tour d’être moyen.On peut donc, à chaque fois, choisir le moyen qu’on veut.Quand vous construisez un nœud borroméen,vous partez de deux ronds libres.Le moyen,c’est la corde,non fermée au départ,qui va passer deux fois sur l’un, deux fois sous l’autre, et constituer le troisième rond en se refermant.C’est ce que va faire Lacan pour nous conduire à distinguer trois formes de nouement,selon qu’il choisit comme moyen le Symbolique,l’Imaginaire ou le Réel.

Cependant, avant de le suivre dans cette voie,il est nécessaire de poser trois propositions dont Lacan nous fait part sur ce qu’est l’amour.

 L’amour est un dire qui s’adresse au savoir.

 L’amour concerne l’être qui « serait à manipuler à partir d’aucun étant ».

 L’amour est la métaphore d’un événement, celui de la rencontre entre un homme et une femme, événement qui est un dire.

Ce que nous devons retenir de ces trois propositions, c’est que le dire de l’amour est plus important que l’être de l’amour.Autrement dit, cet être sans étant ne devient un être que grâce au dire.A mon avis , il n’y a pas lieu de s’interroger de façon trop sophistiquée sur ce dire.C’est celui qui, quand un homme rencontre une femme,consiste dans ce qu’on appelle une déclaration, et qui fait être la rencontre.Sans ce dire qui marque un avant et un après, soit la définition de l’événement, vous pouvez coucher avec mille et trois femmes, ce n’est pas de l’amour.L’amour en ce sens, par ce dire, est bien la métaphore de quelque chose qui vient à l’être.Ce dire ne transforme pas l’étant en être, mais le non-étant en l’être.

Je voulais en première intention vous parler cette fois-ci d’un chef d’œuvre suranné de Balzac, Le lys dans la vallée.Ca se passe entre Henriette , le lys, et Félix.Vous pourrez vérifier que ce lys file et tisse.Cependant,alors que Félix se déclare assez vite,ce n’est qu’après plusieurs centaines de pages,à la fin du roman, qu’Henriette se décide à son tour,et elle meurt.Pas d’amour donc,seulement la lettre d’amour, puisque ces deux déclarations se font par lettre.Si je reviens à ce roman, j’en ferai, du côté Henriette, le paradime d’une tentative d’amour chrétien.

J’en viens aux trois nouements.

S est le moyen de I et de R.C’est ce que Lacan appelle « amour divin ».En mettant S aux commandes, Lacan met l’être à même de relier I,le corps,et R, la mort.De là à dire que le devenir du corps est dans la mort, il n’y a qu’un pas à franchir et c’est, selon Lacan, ce pas franchi qui spécifie la religion.Au départ,il y a « l’histoire sadique de la faute originelle »,à l’arrivée « le vidage de ce qu’il en est de l’amour sexuel ».Lacan évoque ici arianisme et marcionisme, c’est à dire la double hérésie d’Arius,au IV° siècle, et de Marcion, au II°.Marcion,qui finit sa vie en Syrie,prêchait une abstinence sexuelle absolue et un rejet des liens du mariage et de la famille.Vous pouvez lire là-dessus le livre de référence de Gordon Brown,Le renoncement à la chair ( Gallimard,1995).Quant à Arius,deux siècles plus tard,il eut, à Alexandrie, la charge de veiller sur des femmes dévotes,vierges ou veuves,et d’assurer leur direction spirituelle.Bien sûr,cette notation n’épuise en rien le contenu et l’enjeu de leurs dites hérésies,à savoir le fait que Marcion donnait la priorité au Christ et se méfiait de l’ancien Dieu des juifs,alors qu’Arius rechignait à admettre la divinité du Christ ou,en tout cas,à la mettre sur le même plan que celle de Dieu,ce qui ne laissait pas inentamé le dogme de la trinité.

Le schème de ce premier nouement est le suivant : le corps devient mort,la mort devient corps (résurrection) et ce par le moyen de l’amour adressé à Dieu.On saisit en quoi l’Evangile fait de la vie du Christ l’exemplification de cet amour.Ce qui nous interesse cependant particulièrement est que cet amour à Dieu est au service du seul désir de Dieu.La conséquence en est « qu’en prenant cette place l’amour divin a chassé le désir ».La question nous revient alors :cette substitution de l’amour divin au désir abolit-elle le désir ?Bien sûr que non,là encore Henriette en témoigne.

Voyons en second lieu le nouement avec l’Imaginaire comme moyen.Lacan en dit ceci : « L’imaginaire pris comme moyen, c’est là le fondement de la vraie place de l’amour ». Pourquoi ? Parce que,dans le premier nouement,où le symbolique est le moyen,la substitution de l’amour divin au désir conduit à une dénégation du savoir inconscient.L’amour s’adresse bien,dans ce premier nouement, au savoir, mais l’amour divin implique que le savoir ne soit pas inconscient,si ce savoir est Dieu.Par contre,quand l’Imaginaire est le moyen,le nouement se fait, en principe , entre le Réel et le savoir inconscient.

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Jusque là, je pense avoir restitué avec fidélité ce qu’a dit Lacan dans cette leçon.La difficulté commence maintenant,comme si le dire de Lacan était devenu un nœud , le nœud d’un analysant dont il faudrait savoir lire ce qu’il dit.Dans cette conjoncture,nous avons toujours la liberté de nous en ficher, et d’attendre que ça s’éclaire, éventuellement, dans l’avenir.Ce n’est pas le choix que j’ai fait, je n’ai pas voulu lâcher l’os, et du coup j’ai demandé à Marie-Jean Sauret, ce que je ne fais pas si souvent, comment il entendait la dernière partie de la leçon.Il m’a apporté une lueur, une chispa disent les Espagnols, sans cependant dissiper complètement l’obscurité.

La chose tourne d’abord autour du troisième nouement.Dans la configuration où R, soit la mort (acceptons cette équivalence) ,devient le moyen,ce qui vient à la place du désir qui a été chassé , c’est le masochisme.Le masochisme ne conduit pas à la mort – le contrat y fait obstacle.Le masochisme est une perversion, qui se démontre être subordonné, comme conséquence, au premier nouement . En place du Réel comme moyen, il lie ce Réel d’une part au corps,d’autre part au savoir inconscient.Avec ces trois nouements, nous avons une ronde entre l’amour divin, l’amour proprement dit et le masochisme.Or,dans cette ronde, peut-on situer la psychanalyse ?

Dans un premier temps, si on veut faire de la psychanalyse un moyen, on est tenté de la situer à la place de I dans le nouement qui correspond à l’amour proprement dit. Il suffit, ce qui me paraît pertinent, de poser une équivalence entre le transfert et l’amour. Peut-on pourtant identifier amour et psychanalyse ? Non .La psychanalyse commence par le transfert,mais elle ne peut finir avec le transfert.Dans cette configuration de l’amour proprement dit, il y a bien ,au départ, un rapport entre le réel et le savoir inconscient, mais,selon le dire même de Lacan, l’amour « bouche le trou » entre les deux.Autrement dit, l’amour ,la finalité de l’amour , vise à une superposition entre S et R, qui,au terme, dissout l’inconscient.Pas de mur entre R et S.

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Lacan fait alors un saut, et revient à la construction du nœud borroméen,mais en passant par la tresse.Prenons trois cordes 1, 2, 3.

Pour fabriquer le nœud,1 passe sous 2, puis sur 3.2 passe sur 1, puis sous 3.3 passe sous 1, puis sur 2.Ainsi,avec ce premier tronçon de tresse,1,2,3 se retrouvent dans l’ordre 3,2 1.Qu’est-ce qu’on obtient si on raboute alors les deux extrémités de 1,celles de 2,celles de 3 ?Le résultat n’est pas un nœud borroméen mais un nœud olympique, c’est à dire un nœud où un seul rond est moyen.Ce ratage du nœud borroméen,c’est le ratage de l’amour, dont on peut souhaiter que la psychanalyse s’en exempte.Ainsi ,nous avons d’un côté l’amour, qui bouche le trou entre R et S, de l’autre la psychanalyse, censée réaliser l’irréductibilité de ce trou.Un « nouvel amour » peut-être.