Le pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences cliniques.

Midi-Minuit 2008

Lors de ce midi -minuit , avec cinq autres auteurs,Guy Le Gaufey a été invité par l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan pour un débat public autour de son livre  » Le pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences cliniques » EPEL 2007.voir

1- présentation de l’ouvrage par Fabienne Guillen

En préambule, je tiens à présenter mes excuses aux organisateurs de cette journée pour ne pas avoir réussi à respecter le temps qu’ils m’avaient assigné pour présenter votre livre « Le pastout de Lacan » ; je serai donc un peu plus longue. Cela tient aux qualités de précision et de rigueur de ce que vous y déployez et dont il m’a paru indispensable de dégager les principales articulations. Je dois vous dire à quel point j’ai apprécié le courage avec lequel vous vous affrontez à cette notion qui est, à mon sens trop souvent malmenée dans nos milieux analytiques. Si on fait l’effort de vous suivre pas à pas sur le chemin un peu escarpé, il faut bien le dire, que vous nous proposez, on a la satisfaction de retrouver le vif et le mordant que Lacan a mis à subvertir cette pente à l’universel dans laquelle notre pensée n’arrête pas de nous ramener.

Puisque ni l’anatomie, n’en déplaise à Freud, ni la physiologie hormonale, ni la biologie cellulaire, ni même la génétique, malgré les avancées du savoir médical, ne sont aptes à assurer à l’humain son identité sexuelle qu’il ne tente de saisir du coup que dans le champ discursif, vous nous permettez de comprendre pourquoi Lacan est conduit à rapprocher « la faille sexuelle » de « la faille logique » démontrée par Gödel qui, grâce à son théorème d’incomplétude, a mis fin au rêve des logiciens de la mathématique leur imposant le dur constat que le pur jeu du symbolique présente un impossible « tout ». En effet, la différence sexuelle nous ramène contre toute attente à un problème mathématique : comment passer de un à deux en posant que ce dernier doit être l’autre du premier ? Ainsi nous replongez-vous très loin dans l’histoire de la philosophie et de la religion qui se sont vues au pied du mur de rendre compte de cette épineuse question : « Comment un genre (l’humain en l’occasion) peut-il être composé d’une seule espèce qui elle-même se divise en deux genres ? »

Non sans ironie, vous rappelez que même Dieu aura boité dans l’affaire, lui qui hésite entre deux versions dans la Genèse de la création de la femme, soit la co-création de l’homme et de la femme avec la fameuse Lilith dont se sont emparées nos féministes, soit la création d’Eve à partir de la côte d’Adam. Ce premier couple dont est sensé être issue l’humanité nous montre bien que chez l’humain la logique qui veut que le multiple vienne de l’un (fait de langage) prime sur le fait biologique brut, que nous démontre le moindre arbre généalogique, que le un vient du multiple. La différence sexuelle nous ramène, selon vous, à rien moins que la querelle des universaux qui fit rage au Moyen Age agitant les instruments logiques que sont, l’autre, la différence, le propre, l’identique. Ceci pour nous montrer à quel point nos modes de penser actuels restent encore écartelés entre réalisme platonicien, conceptualisme aristotélicien et stoïcisme.

Nous voyons là ce qui ne cesse de parcourir votre réflexion dans ce livre, la différence de niveau entre l’être et l’existence et les rapports complexes qui les lient.

C’est donc en ligne directe que se pose pour vous le problème de la différence sexuelle qui mélange deux qualités que l’entendement tient pour hétérogènes, le discret et le continu. D’où l’irréductible tension : y-a-t-il deux entités distinctes dites homme et femme ou faut-il penser cette différence comme se situant sur un continuum entre deux extrêmes, plus ou moins homme à moins ou plus femme ? Les sexes n’existent-ils que relativement l’un à l’autre ou relèvent-t-ils d’une substance singulière ?

Vous concluez pour nous piquer au vif que la théorie freudienne d’une libido unique masculine aussi novatrice soit-elle se moulait sur une parfaite antiquité. Malgré la querelle du phallus qui fit rage autour de lui, Freud persista dans son idée qu’il n’y a pas l’être homme et l’être femme mais seulement le phallus et qu’on ne trouve ni une pure masculinité, ni une pure féminité mais une bisexualité.

Lacan, quant à lui, après avoir suivi Freud pendant de nombreuses années sur l’importance à accorder au phallus, commence à amorcer un virage quand il déplace l’accent du désir vers la jouissance. Cela décale la question de la différence sexuelle qu’il avait corrélée d’abord à l’aliénation du sujet aux idéaux de l’Autre dans la logique signifiante vers la question de la mise en relation de chaque être sexué, non pas avec un partenaire, mais avec la jouissance sexuelle, sans que cette dernière subisse une bipartition qui ferait que chaque sexe aurait la sienne. Pour résoudre cet épineux problème, Lacan se saisit du concept mathématique d’inaccessibilité pour faire valoir que le comptage des jouissances, du fait de l’inaccessibilité du nombre deux, l’amène à cette étrange conclusion concernant aussi bien les sexes que les jouissances : « Ni une, ni deux. » Entre 0 et 1 se creuse un infini actuel qui rend le deux inaccessible. On saisit là comment cette question du comptage des jouissances pousse Lacan à passer du concept phallus à la fonction phallique, soit une fonction de jouissance. S’il n’y a pas d’autre appareil de la jouissance que le langage, comme il le dit dans son séminaire Encore, l’humain fait du langage son seul organe, mais c’est cet organe qui jouit (soit son inconscient). L’unicité de la libido freudienne trouve là son écho dans l’universalité de la jouissance phallique à ceci près que Lacan la déconnecte de la bipartition masculin féminin. Voilà une conclusion difficile à notre entendement habituel : il n’y a donc pas qu’une jouissance, à vrai dire, mais il est exclu qu’il y en ait deux. C’est pour résoudre ce problème, à votre avis, que Lacan a produit ses fameuses formules de la sexuation dont vous retracez avec une grande précision le pas à pas, les hésitations, les torsions leur redonnant ainsi tout leur relief sans en faire comme vous dites « le grimoire moderne où…la vérité biblique aurait enfin trouvé sa place… »

J’ai été vivement intéressée par la façon dont vous remarquez que ces formules sont précédées par une révision radicalement nouvelle de la notion de l’objet partiel qui conduit Lacan à l’invention de l’objet petit a. Avec l’objet agalmatique qu’il avance dans son séminaire Le transfert, « moitié objet/moitié phallus/moitié signifiant », Lacan nous introduit à un partiel qui n’est pas la partie d’un tout mais le quatrième rien de Kant, son ( nihil negativum), l’objet vide sans concept. Un objet partiel donc, qui échappe à l’unité et ne passe ni par les fourches caudines de l’unité spéculaire du stade du miroir, ni par l’unité signifiante du trait unaire. Ainsi nous suggérez-vous que c’est pour soutenir le caractère proprement incommensurable de cet objet à l’unité que Lacan en vient aux formules logiques de la sexuation.

Tout l’édifice de cette construction logique repose sur une énergique remise en question par Lacan du mythe freudien du père de la horde primitive qui est sensé englober dans sa jouissance « toutes les femmes ». Lacan emploie toute son intelligence à nier cet universel de la femme. Je suis obligée de tailler à la hache dans ce long et minutieux parcours que vous nous proposez de la construction des formules de la sexuation.

Pour écrire les universelles et les particulières de la logique classique aristotélicienne, Lacan emprunte à la logique mathématique le quanteur X (pour tout x) comme épure de l’universelle et le quanteur X ( il existe un x) comme épure de la particulière.

Mais très rapidement, il tombe sur la première difficulté qui est l’universelle négative qu’il écrit, dans un premier temps, séparant en deux la négation selon qu’elle porte sur le quanteur ou sur la fonction, première entorse à l’écriture mathématique qui, elle, fait porter la négation sur l’ensemble. Cette distinction est extrêmement précieuse car elle permet une désolidarisation radicale de l’être qui n’est qu’un fait de discours, de l’existence qui exige un réel, le quanteur universel n’entraînant aucune nécessité d’existence et le quanteur existentiel aucune nécessité d’essence.

Mais dès le début de son séminaire …Ou pire, Lacan reconnaît l’ineptie de cette première écriture qui ne lui permet pas d’écrire son postulat de départ, nier le « Toutes les femmes ». Aussi, va-t-il abandonner la mathématique pour revenir à la grammaire et emprunter à Damourette et Pichon cette nuance décisive entre une négation forclusive qui porte sur la fonction (non Φx) et une négation discordantielle qui porte sur le quanteur universel (pas tout x). Propre au ne explétif proche du subjonctif dont on se souvient que Lacan l’avait choisi comme index du sujet de l’énonciation, cette négation discordantielle introduit des nuances de position, un désaccord, une discorde. Cependant, vous pensez que ses précisions grammaticales ne suffisent pas à faire toute la clarté sur l’entreprise de Lacan de subvertir la portée de l’universelle négative.

Vous indiquez alors l’inspiration qu’il a trouvée dans l’article de Jacques Brunschwig paru en 1969 intitulé « La proposition particulière et les preuves de non-concluance chez Aristote. » La thèse de Brunschwig repose sur cet aperçu que le « quelque » de la langue naturelle qui fait le lit de la particulière aristotélicienne, peut être entendue de deux façons distinctes qui dégage d’une part, une particulière minimale où ce « quelque » n’est qu’une partition de l’universelle sans entrer en contradiction avec elle, et d’autre part, une particulière maximale où ce « quelque » vient contredire l’universelle. Brunschwig démontre comment Aristote est amené à laisser tomber la particulière maximale pour rendre plus consistantes ses preuves de non-concluance alors que Lacan, bien au contraire, se saisit de cette particulière maximale pour en faire l’instrument qui lui ouvre la voie d’un universel décomplété de l’existence. Ainsi le pastout, côté femme, se présente-t-il comme une existence sans essence. Mais il va plus loin encore pour renforcer la non-universalité, côté droit de ses formules. En effet si son universelle négative correspond à une absence d’exception (il n’y en a pas un qui dise non), les quelques-uns uns qui disent oui ne peuvent se collectiviser sous l’égide d’une universelle. Vous mettez en relief l’apparent paradoxe où aboutit Lacan en écrivant son UN à l’aide de la négation du quanteur existentiel tandis que la PN s’écrit à l’aide de la négation du quanteur universel, la totalité se refusant ainsi tant au niveau de la particulière que de l’universelle. Vous êtes d’ailleurs dubitatif sur la légitimité de ces renversements tout en faisant valoir qu’il vise l’intuition de Pierce que Lacan avait déjà saluée en 1962 dans son séminaire sur l’Identification selon laquelle l’UN peut être conçue comme un ensemble vide. Vous considérez d’ailleurs que cette écriture par Lacan de l’UN ( ) est la véritable pointe de son invention car elle écrit la faille logique et conduit au fait principal que les deux côtés des formules de la sexuation ne sont pas opposables mais s’apportent mutuellement obstacle et appui.

Reste votre lecture inhabituelle et stimulante de la fonction d’exception côté gauche des formules qui mérite que nous en débattions. Selon vous, si l’on suit Lacan dans son texte de L’étourdit qui assoie cette exception qui confirme la règle, comme cette limite qui existe, dans la fonction hyperbolique 1/x pour l’argument x=o, on ne peut penser cette exception que comme exclue de la série. Dans ce cas, dites-vous, difficile de ne pas la penser comme un transcendant où le démiurge n’est pas loin, ce père de la horde primitive comme Lacan nous y invite lui-même. Si l’on veut faire prévaloir l’existence sur l’essence et s’interdire tout point de vue de Sirius, vous proposez de voir plutôt dans le sujet barré cette fonction d’exception apte à soutenir l’universel. L’universel est une dure conquête subjective où toute affirmation universalisante telle « Tous les hommes sont mortels » ou « Tous les Crétois sont menteurs » du paradoxe d’Epiménide n’ont de sens que si un qui dit « je » accepte d’appartenir à cet ensemble alors que son statut de sujet de l’énonciation l’oblige à s’excepter lui-même de la règle qu’il vient d’énoncer. Je trouve intéressant que vous réintroduisiez la question de l’énonciation côté gauche des formules de la sexuation, là où nous avons l’habitude de la réserver au côté droit avec la négation discordantielle. Vous dissipez ainsi la confusion qui ne manque pas de se produire entre le singulier qui implique un seul individu et le particulier qui peut en admettre plusieurs. Cependant, peut-on concevoir qu’il existe un tel sujet que vous corrélez à juste titre à S(A barré) si la fonction du père réel ne lui a pas ouvert la place de l’existence en lui permettant, si j’ose dire d’assumer la paternité de son énonciation, évitant son retour dans le réel sous la forme d’hallucinations verbales comme il se voit dans la psychose ? Cette objection m’amène à vous poser une autre question : vous semblez faire équivaloir fonction phallique et jouissance phallique ; ne serait-il pas nécessaire de les distinguer en faisant de la fonction phallique « la fonction castration » qui nécessite la présence de la fonction symptomatique du père ?

Vous nous proposez alors, dans la troisième partie de votre livre, de tirer « Quelques conséquences cliniques de la différence (non pas anatomique, comme l’avait fait Freud), mais logique entres les sexes. » Vous pointez de plusieurs façons la difficulté qu’il y a à rester sur la corde raide du non-rapport sexuel sans retomber dans la bipartition sexuelle d’une classe en deux sous-classes par la présence-absence d’un trait distinctif quelque il soit.

Vous déduisez du choix par Lacan de privilégier le sens maximal de la particulière, la difficulté propre à la transmission du savoir analytique peu cumulatif, disparate, chaque savoir acquis restant obligatoirement attaché à son auteur, ce qui vient à mon sens de la question inéliminable de la nomination. Vous vous lancez alors dans une critique impitoyable de l’emploi, par les cliniciens que nous sommes, de la vignette clinique qui, si elle a pour vocation de redonner un peu de chair à un énoncé théorique, n’en reste pas moins prisonnière du sens minimal de la particulière qui vient confirmer l’universelle, c’est à dire l’idée préconçue du clinicien sur le cas. Née dans le creuset de la particulière minimale, la vignette clinique empêche, selon vous, de critiquer le concept et participe, dans nos milieux analytiques au caractère inféodé à un ordre politique centralisé de notre théorie. Bien que très sensible à cet éclairage décapant de cette clinique, je voudrais vous demander si nous ne sommes pas, en tant que cliniciens, obligatoirement pris dans ce discord entre les deux carrés logiques de la particulière minimale et maximale comme nous sommes écartelés entre le côté gauche et le côté droit des formules de la sexuation, condamnés que nous sommes à rater la singularité du sujet que nous écoutons comme nous sommes condamnés à rater le rapport sexuel. Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver là, la raison de l’invention par Lacan du dispositif de la passe où il confie non pas à l’analyste mais à l’analysant le soin de construire ce qu’aura été « son cas dans la cure » ? Nul autre ne peut le faire à sa place mais peut, par contre s’en instruire. Que Lacan ait été déçu dans son attente par les résultats du dispositif qu’il avait inventé ne prouve-t-il pas combien il est difficile de se tenir à la hauteur de cette subversion du pastout ?

Vous insistez enfin sur l’épineux problème de savoir comment donner un statut dans l’ordre du savoir à une manifestation sans médiation présente au cœur du procès représentatif insaisissable comme tel. Loin de rester dans la plainte romantique de cette difficulté, vous dégagez comment l’enseignement de Lacan, mais aussi celui de Freud prennent le parti de pousser l’universalité du concept jusqu’au point où il est mis à mal, seule façon de localiser correctement ce qui fait exception au régime de la représentation en donnant droit de cité aux limitations internes de tout appareil symbolique. Seule façon du coup de faire avancer la théorie comme Freud en faisait déjà la remarque en conseillant à ses élèves de se garder de fétichiser le concept. Mais n’est-ce pas au fond le cas de tous les inventeurs ?

La dernière partie de votre livre intitulée « scolie » met en lumière pourquoi Lacan, de part les limites de la logique à saisir l’objet qu’il poursuit, soit le non-rapport sexuel, l’abandonne pour la topologie du nœud borroméen, passant ainsi de la démonstration à la monstration. Peut-on saisir le non-rapport sexuel non plus seulement par la faille logique mais par un objet topologique ? Vous vous avancez à dire que c’est la tâche à laquelle Lacan s’acharne et échoue dans les dernières années de son enseignement. Vous posez le problème de façon limpide : dans le rapport des sexes, chacun dans sa façon de tourner en rond comme sexe, n’est pas noué à l’autre, d’où la nécessité d’un troisième qui doit les nouer en évitant tout enlacement olympique. C’est le cas du nœud bo. Mais, pour que cet objet fasse preuve, encore faut-il qu’il soit univoque. Là se situe le long dialogue que vous nous restituez entre Lacan et ses élèves, Pierre Soury et Michel Thomé. Pour arriver au but, il faut en passer par une mise à plat du nœud où Lacan voit un fait d’écriture, par le coloriage des ronds, seule façon de distinguer les trois consistances RSI qui sont devenues alors équivalentes et enfin l’orientation donnée à chaque cercle. La question se présente ainsi : y-a-t-il un seul et même nœud ou bien deux nœuds irréductibles l’un à l’autre ? Je vous passe le suspens et les rebondissements que Guy Le Gauffey nous relate de façon simple et passionnante pour en venir au dénouement.

Première étape étonnante : si on les colorie, il y a bien deux nœuds différents d’où cette étrange conclusion que la différence sexuelle serait une question de couleur. Il pourrait y avoir femme couleur d’homme ou homme couleur de femme, les sexes en l’occasion seraient opposés comme l’imaginaire et le réel, comme l’idée et l’impossible. J’aimerais que vous nous disiez l’idée que vous vous faîtes de cela.

Deuxième étape : L’introduction d’un accident de nouage possible du nœud de trèfle et sa réparation par le rond du sinthome entraîne la possibilité de deux nœuds où les consistances ne sont pas interchangeables. D’où la conclusion de Lacan : là seulement où il y a sinthome il n’y a pas d’équivalence sexuelle et donc il y a rapport, à ceci près que c’est du sinthome qu’est supporté l’autre sexe. C’est une idée qui nous est plus familière.

Troisième étape : cependant, Lacan maintient le cap d’un nœud bo unique en son genre, ce qui l’oblige, le 9 janvier 1979, à cet aveu que son nœud bo est un abus de métaphore parce qu’en réalité il n’y a pas de chose qui supporte l’I, le S et le R. Le non-rapport sexuel perd son support. Il n’y a pas de « chose » pour supporter un tel concept si ce n’est son énonciation propre.

Votre livre se clôt sur cette ultime conclusion qui porte en elle-même une multitude de questions qui va pouvoir animer notre débat.

Malgré ses efforts hors du commun, Lacan n’a pu dépasser l’insaisissable différence qui dépare les sexes et les aliène l’un à l’autre sans assurer aucune identité première de chacun, pas plus qu’elle ne la dissout dans un pur semblant. Par contre, sa véritable invention réside dans le bâti logique de cette différence en écrivant le déséquilibre conceptuel qui à la fois distingue et conjoint les deux sexes.

2 -Intervention de Guy le Gaufey

Je vous remercie pour cette présentation extrêmement précise de ce que j’ai écrit. Je rajouterai d’entrée de jeu que ce livre est réactif, pour ne pas dire réactionnel. Parce que je suis entré, historiquement parlant, dans l’enseignement de Lacan dans ces années là, les années d’ « ou pire … ». A l’époque je faisais des études de sémiotique, donc, quelqu’un qui dessine des carrés logiques au tableau, ça me paraissait la moindre des choses, je ne voyais pas le problème, je l’ai vu un peu plus après.

Mais je comprenais pourquoi il s’attardait à cela et pendant 30 ans j’ai vu des articles sur les formules de la sexuation qui m’ont pratiquement tous beaucoup énervé au point que je finissait par appeler ça la meringue interprétative parce que ça consistait à prendre vaguement ce qu’on voit dans « Encore », et à déverser la dessus des interprétations en général qui se précipitaient à suivre d’abord celle que Lacan le premier avait donné à savoir il existe x tel que non phi de x : c’est le père totémique, ou comme vous le citez dans l’Etourdit, la fonction x=0, alors là il faut rectifier le tir parce que dans Scilicet 1 c’est plein de fautes et dans Autres écrits encore plus. Mais vous rectifiez, en effet c’est la valeur x=0 pour la fonction hyperbolique, 1 sur x, pas la fonction exponentielle 1 sur aleph, c’est un problème d’édition. Je vais vous éviter une tirade sur les problèmes d’édition des textes de Lacan, mais là, c’est quand même fortiche, notamment le pastout à la page suivante des Ecrits, c’est pas le pour tout, mais le pas tant, c’est en italique. La lectrice aurait pu faire attention.

J’en suis venu là parce que mon souci était : pourquoi ne lit-on pas les formules avant de les interpréter et de se précipiter à lire la jouissance machin, la femme n’est pas toute, le père totémique et à retrouver ces pauvres coordonnées freudiennes dans ce pari que Lacan avait fait et qui était beaucoup plus gonflé que de les rebaptiser ou leur donner une apparence logicienne ? Une des erreurs les plus irritantes consiste à considérer que Lacan avait écrit ces formules comme un peintre peint sur modèle. Il aurait regardé l’homme et aurait dit : « pour tout x, phi de x », puis il aurait regardé la femme et aurait dit, « pas-tout x » ; il aurait ainsi fait un portrait d’après nature. Et après, de voir le pas-tout comme une qualité essentiellement féminine, vous savez que la femme n’est pas toute, ça introduit à des complications à n’en plus finir, alors que là, quand même, quelles que soient les difficultés de l’affaire, ce n’est pas si compliqué. Par exemple, la différence entre proposition particulière maximale et minimale, j’espère vous en donner une idée rapide, il y a moyen de voir qu’au moment où Lacan joue cette partie là ou il décide de s’inscrire dans le carré logique, c’est une vieille histoire et il déplace ses enjeux là-dedans, dans quelque chose qui ne commence pas avec Aristote mais avec Apulée, c’est-à-dire une façon de régler les rapports entre l’universelle affirmative et les particulières affirmatives et négatives. C’est réglé depuis le II° siècle, tout le monde a joué avec ça, mais à partir de ce qu’ont frayé Frege et Russel, à partir des grands changements de la fin du XIX° siècle, ça s’écrit différemment. Ce n’est pas Lacan qui a introduit ces quanteurs, depuis le début du XX°, tout le monde se sert de « pour tout x » et de « il existe x ». Mais il va essayer de soutenir une écriture, puisque vous n’oubliez pas qu’il n’y a pas de rapport sexuel … qui s’écrive. Si on pose une condition d’écriture sur le rapport sexuel, on n’y arrive pas, ça ne peut pas s’écrire. Il faut donc produire l’écriture dans laquelle on peut se risquer à dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Cette affirmation provocante et si difficile à traduire en d’autres langues ne vaut que si vous rajoutez cette condition d’écriture. Lacan le sait et il sait qu’après avoir produit cet énoncé, il reste à produire l’écriture où ça se soutient. Il s’y risque dans ces années 69, 70, 71. Mais il y a, comme souvent dans son travail, un avant goût extravagant qui est une séance du séminaire l’identification, de janvier ou février, où il est question de l’universelle affirmative, négative, particulière, de Pierce aussi et puis, silence pendant 10 ans et il faut attendre l’acte analytique pour voir la question se remettre au travail et également dans d’un Autre à l’autre, de voir que le paradoxe de Russel, n’est plus simplement un nom, c’est comme le théorème de Gödel, c’est tellement un nom que personne ne s’aventure trop à le parcourir. Le paradoxe de Russel, il s’y emploie et je vais essayer de vous convaincre que c’est un des moments décisifs de construction des formules.

Je reprends les trois points que vous avez souligné et notamment cette invention de l’objet partiel, qu’on peut dater de 61-62, mais il y a un avant-goût dans une séance de mai 1959, « le désir et son interprétation ». C’est la que Lacan frappe les trois coups de l’objet a comme coupure, ce qui n’a à cette époque aucun sens. Mais c’est là que ça commence, l’affaire du sujet représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant et de son objet qui serait l’objet a. ça commence après un long commentaire d’Hamlet, du deuil d’Hamlet où Lacan se lance dans quelque chose d’assez inouï – à un moment, il s’excuse et dit : « ne croyez pas que je suis en train de prêter à une larve toutes les propriétés de la méditation philosophique ». Ce qu’il est en train de faire ! C’est au moment du « transfert » et surtout de « l’identification » que lui vient une idée, que pour rejoindre ce qui se disait à propos de Gödel, je tiens pour une idée folle ou en tout cas extrêmement gonflée qui est l’idée d’un partiel. Donc d’un objet qui ne ressemble pas beaucoup à un objet mais qui aurait ceci de partiel qu’il n’entretiendrait aucun rapport avec l’unité. Franchement, ça n’existe pas. L’exemple qu’en donne Lacan avec le nombre d’or entretient des rapports curieux avec l’unité puisque qu’il la divise ou qu’il s’y ajoute, le résultat est le même. Mais on ne peut pas dire que ce ne sont pas des rapports. Il est exclu que Lacan donne un exemple de quelque chose qui n’a rapport avec rien. C’est pour cela que je donne une longue citation de Pierce, car quand Pierce veut décrire ce qu’est la priméité de son système … il faut lire les lignes vibrantes et poétiques de Pierce pour comprendre que quand on veut donner, suggérer l’idée qu’il faudrait faire entrer dans les calculs quelque chose qui n’a aucun rapport avec l’unité, on a beaucoup de mal. Ni la topologie, ni la logique, les mathématiques non plus n’y suffisent.

Ce qui fait que l’un des grands points d’incompréhension sur le objet a tient à ce caractère tellement complexe du partiel que Lacan se dépêche de dire que c’est Freud qui l’a inventé. Je me suis donné la peine de montrer que non et je paierai cher celui qui me montrerait qu’il y a dans l’œuvre de Freud mention de Partialobjekt. Ce n’est pas possible. La pulsion est partielle, aucun doute. Elle est partielle parce que sa source est partielle, puisqu’elle doit converger, à la phase phallique, vers le primat du génital. L’objet, il n’y a aucune chance qu’il soit partiel chez Freud, il est quelconque, il n’est pas partiel.

Donc le côté partiel de Lacan, produit dès 61-62 est un pari très fou mais dont la cohérence ne surgit que bien plus tard. Quelqu’un qui s’amuse à définir un sujet comme représenté par un signifiant pour un autre signifiant est quelqu’un qui est en train de dire que n’importe quoi peut être mis en rapport avec n’importe quoi. Cela est venu sur le tard quand il a reconnu un de ses enfants tératologiques dans le verbier de l’homme aux loups. Nicolas Abraham et Maria Torok, naviguant à leur aise à eux deux entre les 4 ou 5 langues que pratiquait l’homme aux loups, ont reconstitué, en passant d’un signifiant à un autre, des parcours ; et Lacan pouvait à juste titre y reconnaître un de ses enfants, même s’il n’était pas de son Ecole. C’est qu’il avait, avec sa définition du sujet du signifiant, déchaîné l’ordre du rapport qui, beaucoup plus que l’ordre des raisons chez les philosophes qui n’implique pas que l’on mette n’importe quoi en rapport avec n’importe quoi. Et bien vous imaginez que celui qui avait déchaîné l’ordre du rapport se devait fatalement d’inventer un non rapport. Il fallait qu’il respire, lui aussi. Une des raisons pour moi de commenter le « il n’y a pas de rapport sexuel », c’est de dire il n’y a pas de rapport virgule sexuel. Le rapport sexuel est un des cas pour lequel il faut affirmer le non rapport. Le partiel de 61-62, c’est l’affirmation qu’il existe quelque chose qui n’a de rapport à rien. Pure folie. C’est un des points qui met Lacan en déséquilibre de façon telle que c’est comme quelqu’un qui lance un ballon au rugby, il faut courir après et Lacan court après ce qu’il a lancé en 61-62. C’est un des points. Il l’accroche au 4° rien de Kant, cette bizarrerie dans l’amphibologie du concept de la réflexion, ce rien là permet de voir que là, c’est le concept de l’objet qui ne tombe sous aucun concept. Ce n’est pas une contradiction. Parce que s’il tombait sous un concept, comme dirait Pierce, il aurait au moins cette unité là. Quand on tombe sous un concept, on a au moins l’unité du concept. Il faut dire non. L’objet a ne tombe sous aucun concept. Ce qui fait que dans les vignettes cliniques, pour en venir là trop vite, qui nous étalent des objets a sous la forme du sein et du reste, ça démarre bien mais ça finit mal parce que c’est trop réaliste ; c’est un début d’objet a, mais ça ne va pas loin. Donc il y a ce premier point, un partiel impossible à tenir, une patate chaude.

Deuxième point, tout à fait autre chose. Dans d’un Autre à l’autre, c’est ce point d’accrochage quand Lacan, invoquant là aussi Freud pour la circonstance invente cette idée d’un « toutes les femmes » présente dans le mythe. Mythe selon Lacan, Freud n’a jamais considéré Totem et tabou comme un mythe mais comme un acte réel. Mais les lacaniens pensent – c’est tellement martelé le mythe du père de la horde primitive – que c’est ce que pensait Freud. Et entre autres, j’ai cherché désespérément, aussi bien dans Totem et tabou que dans le Moïse où est-ce que Freud aurait parlé de toutes les femmes, et bien ça va pas loin. C’était pas une de ses thèses qu’il y avait toutes les femmes. Mais par contre il est certain que Lacan a absolument besoin que Freud l’ait dit, pour le nier. Pourquoi pas ? Il a besoin de nier qu’il y ait toutes les femmes. C’est très astucieux ça aussi. Parce que si vous suivez de près son commentaire sur le paradoxe de Russel, il est clair qu’il a eu un eurêka à ce moment là. C’est en tombant dans le détail de la présentation de son séminaire sur le fait que les ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes ne sont pas collectivisables. Il n’y a pas l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes. Là je pense qu’il a eu ce que l’on pourrait appeler une intuition clinique. Parce que la clinique ce n’est pas seulement d’écouter des gens qui parlent. La clinique ça consiste aussi à prendre acte de faites de penser 15.06

Les gens qui parlent pensent et, pensant, ils fabriquent des choses. Dans l’œuvre dans le dépliement du paradoxe de Russel, avec des ensembles qui ne s’appartiennent pas eux même, voilà des machins qui existent, il y en a beaucoup, mais qui ne sont pas collectivisables, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un ensemble dans lequel je puisse tous les ranger. Or la conséquence immédiate de ça, c’est que l’opérateur pour-tout ne joue pas à cet endroit. Si je veux faire un tirage au sort, c’est-à-dire prendre n’importe qui, je ne peux le faire que dans une population définie à l’avance. Si je n’ai pas l’ensemble sur lequel je veux faire porter l’opérateur pour-tout, alors je n’ai pas cet opérateur. Pour cela il faut que j’aie un ensemble qui collectivise des individus. Or voilà que le paradoxe de Russel amène à Lacan une pluralité d’objets que je ne peux pas encercler dans un seul ensemble. Voilà le déséquilibre : d’un côté, j’ai sinon des hommes, des ensembles qui s’appartiennent à eux-mêmes, j’ai des éléments collectivisables et du coup je peux dire j’en prends un quelconque, ou il existe des qui. Et puis de l’autre côté j’ai, légitimé par le paradoxe de Russel, des éléments qui ne sont pas collectivisables de la même façon et sur lesquels je ne peux pas opérer de ma même façon. Et bien dans cette différence logicienne, Lacan voit, hallucine, la différence sexuelle. Voilà mon hypothèse de lecture en tout cas. Quand Lacan à ça en main, les ennuis du partiel d’un côté et le paradoxe de Russel ainsi valorisé de l’autre, et bien la voie est presque ouverte pour le traitement, via le carré logique, des formules de la sexuation.

Je continue de penser que c’est l’article de Brunschwig qui lui met le pied à l’étrier. J’ai quelques raisons de le faire puisque c’est le premier article publié dans les cahiers pour l’analyse, revue quasiment dirigée par lui, enfin par Jacques Alain Miller ; il l’a lu ; on a le signe qu’il l’a lu non seulement parce qu’il le cite, mais parce que l’ensemble des expressions grecques, il y en a quelques-unes dans le séminaire sont strictement celles qu’il y a dans Brunschwig. Il a lu cet auteur, c’est clair. Et qu’a-t-il lu ? Je voudrais vous donner une idée simple de cette différence entre proposition maximale et proposition minimale. Le pas-tout n’est pas l’invention de Lacan, le pas-tout c’est chez Aristote, c’est chez Brunschwig, c’est partout. Lorsque Lacan donne la discordance et le forclusif chez Damourette et Pichon en 69-70-71, et bien j’ai noté mon étonnement dans mon livre, déjà en en 66 un logicien d’envergure, Robert Blanché – qui publie les structures intellectuelles en 1966 – avait produit sans aucun souci ni de la jouissance féminine, ni du père de la horde ni de Freud ni de Lacan, il avait publié un carré logique qui est, formellement parlant, le même que celui que Lacan propose à la fin de ses écritures. Car lui aussi, sans avoir lu Damourette et Pichon, mais en étant le digne continuateur de Russel et Frege, faisait la différence entre une négation forte, qui niait la fonction et une négation faible qui niait le quanteur. Je ne sais pas si Lacan, c’est possible qu’il ait inventé ça de son côté ; c’est possible qu’il ait lu Blanché et qu’il l’ait oublié ; ou que Guillebot lui en ait parlé un soir au restaurant … le fait est qu’il y a tout un mouvement logicien qui fait que produire pas-tout x, phi de x, ce n’est pas en scrutant les propriétés des femmes.

C’est un moment logique que je vais écrire comme l’a fait Blanché. Tout simplement, partant de l’universelle affirmative, par exemple universellement p. j’ai deux options de négation. Donc je prends la plus faible, je nie le quanteur : non-universellement p, ce qui revient à dire à pas tout p. puis la négation forte, je nie la fonction : universellement non p. Comment faire pour la particulière affirmative ? J’ai épuisé mes deux négations, je n’en ai pas trois. Sauf que puisque c’est un carré logique, je sais que la particulière affirmative doit être en contradiction avec l’universelle négative, c’est-à-dire universellement non p, soit non universellement non p, ce qui revient à il existe non p. Voilà donc produit le fameux énoncé :il existe x non phi de x, qui n’est donc pas le produit d’une lecture attentive du mythe de Totem et tabou, mais tout simplement le fonctionnement régulier, découvert par Blanché lui-même de ce qu’est une particulière affirmative dans cet ordre logicien du XX° siècle. J’en viens donc à différencier, assez clairement j’espère, les deux quelques que l’on rencontre dans la langue française comme dans la plupart des autres langues. Si je dis quelques corps tombent, c’est parce que tous tombent. Quelques parce que tous. C’est le fonctionnement du carré logique en fonction dans la science. Si je vérifie cet énoncé, il est vrai au nom du fait que son universel est vrai. Il y a une implication directe de l’universelle à la particulière. Prenons un autre exemple : quelques uns portent des lunettes. Il est clair que quelques autres non. Donc ce quelque serait là maximal parce qu’il rencontre un maximum avant d’atteindre le tous. Mais vous voyez bien que si je choisis, je ne peux pas naviguer entre ces deux quelques en même temps. Or le quelques uns mais pas tous génère le pastout. Lacan le détache, il ne l’invente pas. Il le détache pour s’en servir à d’autres fins, mais il le prend là ou Brunschwig l’a mis. Brunschwig lui-même ne l’a pas inventé. Les problèmes logiques posés par la particulière sont connus depuis Aristote.

Au moment d’écrire ce livre, j’ai acheté le dernier manuel standard de logique et la particulière dite minimum par Brunschwig – il n’y a que lui pour appeler ça comme ça- mais le carré logique dans lequel la particulière est impliquée par son universelle, ça occupe l’ensemble du livre. Et puis il y a un petit colophon en bas de page où l’auteur dit qu’il y a une autre valeur du quelque dans les langues naturelles qui n’est pas trop prise en charge par la logique. Il ya de bonne raisons à cela, mais dans ce que Lacan a extrait pour faire ses écritures, il y a là un bien commun, qui n’est pas celui de la logique classique, mais qu’il n’a pas inventé. Ce qu’il a inventé vraiment c’est un effet d’écriture de l’universelle négative où il s’agit de pousser plus loin cette négation de tout ensemble puisque vous pouvez très bien …. C’est un peu le reproche que je faisais à Milner, reproche discret, il s’en servait dans son livre pour une opposition limité, illimité. N’importe quel objet topologique aurait suffit, mais quand il fait référence à la sexuation pour faire valoir cette différence là, il agit à mon sens en linguiste qui se donne deux classes, il a le trait pertinent limité/illimité, et il reconduit cette dualité qu’il d’agit de ruiner. Il s’agit bien sûr de cette dualité sexuelle ou logique et de la complexifier de façon telle qu’on ne puisse justement pas en rester là. Faire un cercle autour de ces deux côtés gauche et droite que je me suis employé à ne pas trop appeler homme et femme, car c’est une bonne partie de la meringue interprétative dont je parlais. Parce que quand il n’y a pas de lecture de ces formules, le plus souvent, sont refourguées assez rapidement des considérations psychologiques assez simples sur ce que c’est que l’homme et ce que c’est que la femme sur le dos de ces formules, comme si ça leur donnait une légitimité logicienne. Alors que ce sont en général des considérations en général de bon aloi, de psychologie normale sur ce qu’on pense que sont plutôt les hommes et plutôt les femmes. Ce n’est pas la peine de s’appuyer sur des choses aussi compliquées. Un peu de finesse suffit bien souvent.

Bien, je m’aperçois que je suis trop long et je vais m’arrêter là.

3 – discussion avec la salle

Sophie Duportail : Ce n’est pas une question, c’est un joke, issu d’une sorte de lapsus qui nous ramène à la question homme femme. J’ai trouvé ça drôle et j’ai voulu le partager. C’est quand vous parlez de la correction qui n’était pas faite entre le pas tant et le pas tout, vous aves dit : « la correctrice aurait pu s’en occuper ».

Guy le Gaufey : Je dois reconnaitre que, pour avoir eu affaire à beaucoup de correcteurs ces dernières années, c’est une profession plutôt féminine. Je le confesse, je n’ai jamais eu affaire à un correcteur professionnel ; ça me manque.

Fabienne Guillen : Vous dites à un moment qu’en fait, au moment où il écrivait ses formules de la sexuation, Lacan ne parle pas de la jouissance de l’Autre, comme il le fera plus tard J (A barre). J’ai été un peu surprise que vous disiez cela car effectivement, il n’évoque pas du tout ce mathème qui n’apparaitra qu’au moment de la Troisième, mais malgré tout, c’est seulement dans le séminaire Encore qu’il se risque à proposer le peu de clinique que l’on ait d’une jouissance au delà du phallus avec la jouissance des mystiques, c’est-à-dire justement avec une jouissance de A barre. J’ai donc été un peu étonnée parce qu’il me semble que déjà dans Encore il essaye d’interroger une clinique, même si effectivement on a beaucoup de mal à trouver une clinique de la jouissance supplémentaire, mais enfin, déjà, il en parle.

Guy le Gaufey : Je vais essayer de répondre rapidement, parce que le deuxième chapitre de mon livre s’appelle : « pour une lecture critique des formules de la sexuation ». Il y a quelque condition terrible, quand on veut lire quelque chose, c’est que l’on doive appauvrir le texte, se refuser aux interprétations, pour lire. Donc il y a beaucoup de choses que j’ai laissées de côté de ce qu’a dit Lacan. Des fois à regret. Il est le premier à donner sens à ces formules et, si on veut lire, il faut s’interdire de le suivre dans le sens qu’il propose, entre autres sur le premier sens qu’il donne de il existe x tel que non phi de x, qui est éminemment trompeur puisqu’il en fait le père totémique. Or s’il appelle ça l’au moins un, c’est bien qu’il sait que c’est une particulière et pas une singulière. On sait qu’il n’y en a pas zéro, qu’il y en a au moins un, mais peut-être 2 ou 15. Quant vous proposez le père totémique, autant que je sache, par horde il n’y en a pas au moins un, il y en a un et un seul. Il donne ainsi l’exemple d’une singulière comme modèle d’une particulière. Logiquement, ça ne tient pas. Donc, le premier qui va faire un pas de plus dans ce sens là va se tromper, va ne pas lire les formules et là c’est la faute à Lacan, si j’ose dire. Il a donné le mauvais exemple. Il aurait eu beaucoup de mal à en donner un bon. Parce qu’un bon exemple d’exception multiple, c’est très dur. Il a fait ce qu’il a pu et, si on le suit, si on ne s’appauvrit pas à cet endroit, on ne le lira pas.

Isabelle Morin : Vous nous avez donné une lecture extrêmement rigoureuse et très intéressante pour nous des formules de la sexuation, mais je voulais savoir si ce travail avait orienté, avait modifié quelque chose dans la direction des cures.

Guy le Gaufey : Non. Je suis très sensible, de façon quasi épidermique, à ce qui sonne depuis vingt ans comme un rappel à la clinique. Je n’ai rien contre la clinique, bien entendu, la pratique freudienne est consubstantiellement fondée la dessus. Mais dans l’appel à la clinique qui est de règle dans le milieu analytique, pas seulement français, il y a quelque chose de presque malsain. Pour moi, il n’y a pas de rapport direct entre ces questions débattues et les séances quotidiennes. Je ne pense jamais à ça, ou alors par accident. Il y a une nécessité de conserver une certaine curiosité au delà de la clinique qui fait que nous ne sommes pas des chefs de clinique, des gens enfermés dans cette connaissance là, certes, mais qui tue la curiosité intellectuelle qui est au point de départ de la clinique analytique, pas seulement chez Freud ou chez Lacan mais chez tout le monde, si on n’alimente pas cette curiosité à partir des imbroglio cliniques dans lesquels on est pris, transférentiels ou autres … Mais si on cherche à comprendre la clinique sur les bases de la clinique, c’est une voie de perdition. Donc, ces constructions que Lacan propose et qu’il lâche toujours pour finir … J’ai commenté le schéma optique, qui finit par se casser la figure, les nœuds borroméens aussi, tout se casse la figure, c’est non pas le charme de l’affaire mais la consistance même qui fait que pour alimenter la curiosité du clinicien, il se lance dans des spéculations, comme Freud aussi bien, et s’il n’y a pas ces spéculations, la clinique devient une thérapeutique comme une autre. Vous savez que toute pratique thérapeutique soigne 65% des cas.

Donc voilà, on peut pas mieux pas moins pas pire que les autres. Mais pour pouvoir alimenter le questionnement, il nous faut des trucs comme ça, qui n’ont pas de rapport direct avec la clinique quotidienne. Je le vois pas. Ils ont des rapports très indirects. Je ne saurais dire lesquels mais, qui voudrait donner un sens clinique à quelque soit x phi de x, non. Non. Cela va être des idées, des intuitions comme ça de cliniciens. Ce n’est pas la peine de les habiller d’un apparat logique.

Isabelle Morin : Est-ce que vous considérez que ce que Lacan a élaboré, dans l’ensemble de son œuvre, n’a pas modifié la direction des cures ?

Guy le Gaufey : Oui, oui, ça oui.

Isabelle Morin : Mais qu’appelez-vous l’appel à la clinique ?

Guy le Gaufey : Je ne sais pas. Ce sont des choses qui n’existaient pas dans les années 70, mais à partir des années 80 il y a eu quelque chose que j’avais entendue côté anglais dans les années 60-70. J’entends des étudiants dire : « T’as pas ta clinique. Il me faut avoir une clinique, moi ! ». C’est la forme caricaturale, universitaire, de la chose, mais c’est comme si la clinique était le justificatif du psychanalyste. Ce que je comprends bien, parce qu’il y a eu une telle débauche théorique dans les années 70-80, c’est tellement casse-pieds de devoir écouter des exposés entiers dont on ne comprend même pas pourquoi ça commence ni comment ça finit. La clinique est un moment de respiration parce qu’on s’y reconnaît assez, mais c’est quand même d’une grande banalité. Il ne faut pas l’oublier. Donc, voilà c’est ça ce que je veux dire. L’appel à la clinique est une bonne chose, mais quand ça vient dans autre chose … et bien ma tirade sur les vignettes cliniques m’est venue à propos d’autre chose. Quand j’ai fini ce chapitre de mon livre où je traite de la différence entre maximale et minimale, je me suis dit que j’avais là un bazooka dans les mains pour tirer sur les vignettes cliniques et que je ne voyais pas pourquoi me gêner parce que ça faisait vingt ans que certaines d’entre elles me cassaient les pieds. Moi-même j’en ai commis. Je ne suis pas le pourfendeur des vignettes cliniques, mais quand je pense qu’on met ça sous le patronage des cinq psychanalyses de Freud, bon, ces cas sont tout sauf des vignettes cliniques. On est d’accord. Les vignettes cliniques d’une page avec Rémy, Claudine ou Michel, on se croirait dans le métro. Il y a quelque chose de scandaleux dans le rapport même au patient. Même si c’est sympa au départ, à l’arrivée c’est une psychopathologie, souvent d’assez bas étage, repeinte aux couleurs de la psychanalyse. Voilà, je tenais à tirer contre cette clinique là.

X : On salue une certaine démythification, déconstruction du maître et des vignettes cliniques. C’est sympa, mais en même temps, il faut comprendre les questions de la salle. Quel rapport entre ces formules et la clinique ? Parce que l’on est un peu orphelin d’une question qui est le rapport entre théorie et pratique. Finalement, on est conduit à un Lacan qui fait du rugby, qui fait des up and under, il lance un truc et puis il le rattrape en dessous, mais c’est toujours dans une série autonome de la logique, ça n’a aucun rapport avec la clinique. OK, j’apprécie, parce que ça change, on respire, mais il y a une question qu’on peut se poser après. Qu’en est-il de l’élaboration théorique par rapport à l’empirisme. C’est une œuvre négative, qui donne de l’air, mais est-ce que vous avez une petite idée, positive, sur la façon dont on pourrait faire autre chose, sur des allers et retours entre logique et expérience. Parce que, est-ce que la psychanalyse a une ontologie purement formelle, ça se saurait, ça serait simplement de la scolastique, ce que c’est peut-être, ou alors, est-ce que c’est purement de l’empirisme avec Pierre Jeannine et Claude, bon, et des histoires à la Zazie. Est-ce qu’il n’y a pas un lien, quand même, pour vous, entre théorie et pratique au delà du mouvement critique ?

Guy le Gaufey : Permettez que je mette un peu de dialectique dans mes propos, parce que je suis un peu réactif, je ne pense que passé un moment de terreur –c’est Beckett qui disait ça. Mon souci quand j’écris des choses comme ça, c’est de dégager des contraintes formelles internes à l’enseignement de Lacan. Ça veut pas dire qu’il n’est pris que par ça. Il y a des contraintes internes. Je les accentue parce que j’imagine que le plus souvent on en tient pas compte. Le plus souvent, on l’imagine, à juste titre, branché sur son divan et l’ensemble de sa clientèle et ayant des insights et que son enseignement serait le compte rendu, à travers les moyens intellectuels et livresques qu’il avait, de transmettre son expérience de praticien. C’est un aspect que je ne nie pas du tout. Mais je pense par exemple qu’en négligeant le poids des contraintes formelles dans lesquelles il était pris, comme n’importe quel grand inventeur … En plus ça ne s’arrête pas dans son travail d’élaboration, il doit ou confirmer ou infirmer ou laisser tomber des trucs qu’il a produit. J’ai souvent commenté, je continuerai de le faire, le fait que pendant des années, il s’est fait le chantre de l’intersubjectivité et puis, tout d’un coup, au début de son séminaire sur le transfert, l’intersubjectivité est totalement contraire à la relation analytique. 17.00

Ça marche maintenant comme boire ou conduire, intersubjectivité ou transfert, il n’y aura pas les deux. Donc on se dit : pourquoi ? Comment a-t-il changé ? Ce n’est pas la pratique qui a fait que tout d’un coup il se serait frotté les yeux et se serait dit : je croyais qu’il y avait de l’intersubjectivité alors qu’il n’y en a pas. Ce n’est pas ça le mouvement. Le mouvement, c’est au niveau des contraintes formelles, internes à son propre démarche, que tout d’un coup il lui apparait assez clairement, à la fois en réaction contre les excès du contre transfert à l’anglaise dans la fin des années 50 et parce qu’il est en train d’inventer un sujet non réflexif. S’il y a un sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant, c’est-à-dire qui n’est pas du tout un soi à la Foucault, qui n’est pas du tout un sujet réflexif, qui n’est plus le sujet menteur qui était le sien depuis 53. Quelle est la preuve du sujet pendant 8 ans ? C’est que le sujet est menteur. C’est la preuve du sujet. Et il s’ensuit que l’Autre est forcément un sujet puisqu’un sujet de peut mentir qu’à un autre sujet. Donc l’intersubjectivité est impliquée par le sujet menteur. Lorsqu’il est en train de construire un sujet qui n’est ni menteur, ni pas menteur, le sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant, l’intersubjectivité tombe d’elle-même. Ça, vous voyez, ce n’est pas une démarche strictement de clinicien qui se rend compte qu’il n’y a pas d’intersubjectivité dans le transfert. On pourrait tout aussi bien soutenir qu’il y en a. Donc, c’est le développement d’une contrainte interne à son enseignement. Voilà pourquoi j’accentue ça, ça ne veut pas dire que je considère comme négligeable ce qui lui viendrait d’ailleurs. Ce serait une bêtise.

Elisabeth Rigal : Je voudrais vous remercier de mettre le bazar, je trouve que c’est pas mal. Ça pose une question de fond. D’un côté on a un Freud qui, pour nous expliquer la psychanalyse construit des mythes, Oedipe, le père de la horde, etc., et puis on a un Lacan qui progressivement s’appuie sur la logique, des formes logiques sur lesquelles il opère toujours des torsions. C’est vrai qu’il y a toujours des exercices périlleux pour tenter de comprendre et de conceptualiser ce qu’il raconte. On fonctionne avec des gens qui en gros nous racontent des histoires. Alors la question qui se pose et qui rejoint ce qui s’est dit sur Gödel, c’est-à-dire sur le versant de l’invention, est un moment où il y a quelque chose de fou. Ça ne veut pas dire que la personne qui le raconte est folle mais où il y a quelque chose qui est fou et où pourtant il est nécessaire d’avancer avec ça pour pouvoir construire quelque chose de théorique qui vienne soutenir la clinique. J’aimerai savoir ce que vous en pensez.

Guy le Gaufey : Je ne sais trop comment vous répondre, parce que ce point là de folie, si vous voulez, l’important dans ce qu’a amené Pierre Cassou-Noguès, c’est qu’il y a une confusion classique sur le théorème d’incomplétude. On pense que Gödel a démontré l’inconsistance de l’arithmétique. Il n’a jamais démontré ça. Il a simplement démontré que l’arithmétique ne pouvait pas démontrer sa propre consistance. Ça ne veut pas dire que c’est inconsistant. Au contraire Genzel ( ?) a démontré en 36 la consistance de l’arithmétique, mais sans contredire Gödel.

Ce point de folie, il faudrait mettre des guillemets dans son livre, c’est à la fois un peu social, un peu prise de distance, un peu phobique. Que fait-il là ? Je ne comprend pas tout de suite ce qu’il est en train de faire. Dans l’ensemble de ce que j’ai commenté, le plus surprenant, c’est l’objet partiel. Ça , je pense que ça lui vient des mathématiques. Mais comment a-t-il eu l’idée de … il y a une chose que je ne peux pas développer, mais je pense qu’il a relu Brentano à ce moment là. Brentano, qui était prêtre, parle à la place de l’objet mental de l’inexistence de l’objet. Ça ne veut pas dire que l’objet n’existe pas. C’est pour traduire un mot qui a à voir avec le Saint Esprit. Donc, je pense qu’il y a une part d’intuition de Lacan de ce côté-là, que l’objet (a), ce n’est pas un objet mental, mais c’est un objet, enfin ça nous entrainerait, disons qu’avec ça, il mise sur un partiel tel qu’il ne veut le faire rentrer dans rien. Et pour autant que je sache, ce n’est pas appuyé sur des intuitions à la Pierce, car si vous relisez ce que j’ai cité de la priméité, le point important, c’est que Pierce et Lacan sont deux systèmes ternaires. Je n’en connais pas d’autres au XX° siècle. Deux systèmes qui partent d’un trois premier, pas trois paires de deux. La priméité est essentielle parce que dans les deux systèmes on a le même aspect d’ensemble. Au début c’est génial et puis après c’est un peu compliqué, et le pas d’après c’est le bazar. Je vous signale qu’il y a 72 définitions du signe chez Pierce. Donc il n’y a aucun moyen de s’y retrouver, lui-même s’y perdait. Chez Lacan, c’est pareil.

transcription : Jacques Podlejski